40 années de controverses dans le milieu du jeu vidéo

La sortie du jeu Tom Clancy’s Elite Squad de l’éditeur Ubisoft en août 2020 a fait éclater un nouveau débat suite aux accusations déjà présentes de management toxique depuis les articles révélateurs, entre autres, d’Erwan Cario, Marius Chapuis et Marie Turcan. Ces dernières controverses s’inscrivent dans une longue traîne d’événements et de débats houleux qui ont marqué l’industrie du jeu vidéo ces quarante dernières années.

Des travaux sont régulièrement menés afin de faire état des controverses académiques au sujet des jeux vidéo. Je peux entre autres mentionner les régulières méta-analyses publiées en psychologie sociale qui rythment une certaine actualité anglosaxonne de la recherche (Drummond, Sauer, Ferguson, 2020). Cela étant, peu de recherches académiques, privées ou indépendantes font une histoire des controverses politiques mêlant directement les entreprises du secteur. L’emploi du terme «controverse» est ici important dans le sens où, contrairement aux débats ou polémiques, il est ici question de suivre et de tracer des confrontation suivies, réitérées et réitérables à l’avenir (Rennes, 2016). C’est fondamentalement ce qui m’a intéressé dans ce travail donc. L’adjectif «politique» ne fait pas ici référence au milieu politique mais à l’objet des controverses et des divergences idéologiques à propos de l’objet, leurs tenant·e·s, etc.
Autrement dit, ce travail interroge les controverses qui ont pavé l’histoire de l’industrie vidéoludique : quelles en sont les tendances ? Quel cadre d’analyse peut-on proposer ?

Après avoir présenté le corpus, je prendrai le temps de présenter et définir les changements de paradigmes que j’ai observé en établissant ce corpus de recherche.

Pour citer l’article : Grine, E. (2020). 40 années de controverses dans le milieu du jeu vidéo. [Carnet de recherches] Les Chroniques Vidéoludiques.

Merci à Eugénie Bidet pour sa relecture attentive.

Méthodologie

Il est tout d’abord primordial de préciser que je définis ce travail comme une recherche indépendante, à but exploratoire et en cours. Les résultats et axes de discussions proposés ne sont pas par définition des conclusions abouties mais des observations qui demandent à être critiquées et interrogées. A ce jour, le corpus comprend une liste de 62 événements, traces qui, assemblées, forment un ensemble de controverses. Ces événements ont été réunis grâce à l’investissement de personnes variées via Twitter. Après un appel lancé, m’ont été partagés ces événements et ce, dans le cadre d’un travail collaboratif rendu possible par le réseau. De fait, les résultats et axes de discussions possèdent un certain nombre de biais dont le premier est qu’à ce jour, ils ne reposent pas sur un corpus exhaustif. Le deuxième biais est la perspective ethnocentrée des événements réunis. Le dernier biais est que tous les événements sont traités de manière équivalente sans pondération en fonction des répercussions médiatiques de chacun. C’est un biais qui peut éventuellement être résolu mais pas dans le cadre de ce premier « livrable » de ce travail en cours. L’encodage s’est fait de la façon suivante. Pour chaque événement, ont été associés un nom, une date, une région du monde (ou un pays), un article récapitulatif, les groupes alliés et opposants, un thème et entre un et trois mots-clefs. L’encodage nécessite encore du travail en termes d’uniformisation donc c’est également un biais à prendre en compte. L’ensemble des données sont accessibles en ligne à l’adresse suivante :

https://docs.google.com/spreadsheets/d/1ZPTMWf98vBQ2oJsk2sGi7VAhptMVBRooQ7a_pGxJn-Q/edit?usp=sharing

Identifier les controverses de l’industrie vidéoludique

A l’issue de ce premier travail, plusieurs controverses ont été identifiées. Cette partie de l’article est l’occasion de les présenter succinctement.

  • « L’expression de la violence des jeux vidéo »
  • « Les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo »
  • « La masculinité hégémonique du milieu »
  • « Le racisme des hommes blancs »
  • « La monétisation des jeux vidéo » (update du 6 septembre 2020)
  • « Quelques autres controverses en cours »

A chaque fois qu’un éditeur est mentionné, c’est pour indiquer l’entreprise et l’année concernée.

« L’expression de la violence des jeux vidéo »

La plus ancienne porte sur « l’expression de la violence des jeux vidéo » et fut lancée par le jeu Death Race (Exidy, 1976). Le jeu donnait la possibilité à son audience d’écraser des passants lors de courses automobiles. Cette violence suspectée se retrouve au cours d’événements tragiques comme notamment la fusillade de Columbine (1999). Au-delà des effets des jeux vidéo qui ne sont pas étudiés ici, la controverse sur la violence a largement évolué entre Death Race et les jeux les plus récents. Par exemple, Night Trap est critiqué à sa sortie en 1992 pour les féminicides qu’il représente. Thrill Kill (annulé) mélange gore, BDSM et fétichisme. Rules Of Rose (Punchline, 2006) déclenche une panique morale qui l’empêche de sortir dans certains pays comme l’Angleterre. L’Allemagne et ses Killerspielen sont un cas à part que je n’aborde pas ici mais qui est à prendre bien entendu en compte.

Si cette controverse reste une constante dans le corpus, on trouve des exemples durant la décennie 2010 (Hatred, Destructive Creations, 2015), celle-ci évolue. Je caractérise cette évolution en nuançant et en parlant de « violence responsable ». Par cela, il faut comprendre que la controverse ne porte pas uniquement sur les représentations d’une quelconque forme de violence mais sur la responsabilité des créateurs et créatrices de proposer des situations de jeux incluant des formes de violences. Cette responsabilité passe entre autres par l’interrogation de cette violence par le média. Sous-jacent à cela, la controverse touche fondamentalement la question de la liberté d’expression, typique en arts. Il semble donc que la controverse porte actuellement sur la définition d’une liberté responsable.

« Les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo »

La seconde plus ancienne controverse que j’ai pu identifier remonte quant à elle aux années 1990 et porte directement sur « les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo ». Des témoignages célèbres portent sur ces conditions de travail comme le cas des EA Spouses (2002) et des Rockstar Spouses (2010) mais les plus anciens événements que j’ai pu tracer, avec l’aide des nombreux participants à ce corpus, partent de France en 1999 avec deux luttes : Ubifree en premier qui fut un site agrégeant des critiques rédigées par les salarié·e·s de l’entreprise et Cryosecours, un équivalent de la méthode pour l’entreprise Cryo Interactive, cette fois. Ces quatre phénomènes constatent notamment les conditions de travail peu enviables dans ces entreprises, des proto-formes de crunch (c’est-à-dire des périodes de travail extensives). Au fur et à mesure de son évolution, la controverse s’est mise à intégrer de nombreuses autres problématiques comme les questions des rapports de forces entre directions et salariés (Activision-Blizzard, 2019), la précarité des salarié·e·s peu importe la taille de l’entreprise ou encore le harcèlement d’ambiance et la toxicité de l’environnement de travail (Quantic Dream, 2018 ; Ubisoft, 2020). Que celle-ci soit dans le milieu du AAA (Activision Blizzard, 2019 ; TellTale Games, 2018 ; Eugen, 2019) ou de « l’indé » (Midboss, 2018, Chucklefish, 2019 ; Nicalis, 2019), il semble que la controverse se trouve effectivement liée à tous les lieux de travail.

Autrement dit, quand certains se targuent de dire qu’à tout moment, les salarié·e·s de l’industrie peuvent quitter le milieu s’il ne supportent pas ces conditions, la bonne réponse à un problème systémique ne semble définitivement pas être une action individuelle. Surtout lorsque le problème semble à première vue présent à tous les niveaux.

Définitivement, plusieurs raisons peuvent expliquer l’étoffement de cette controverse. La première est la structuration récente des salarié·e·s en unions ou syndicat. En 2017, le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV) naît et en 2018, le collectif Game Workers Unite! voit le jour. Il est d’ailleurs important de préciser que les événements liés aux conditions typiques de travail explosent à partir de 2018 puisqu’en 3 années, au moins 12 événements relatifs aux conditions de travail des salarié·e·s ont été relayés par la presse. Je n’aborde pas non plus ici les différentes enquêtes et lanceur·euse·s d’alerte qui ont pu contribuer de loin à cette controverse. Dans ces événements, on trouve notamment les licenciements de 2018 de TellTale Games et de 2019 de Activision-Blizzard, les manifestations des salariés d’Eugen (2019), le crunch des studios Rockstar, les dévoiements d’argent de Bobby Kotick (Activision-Blizzard, 2019) et tant d’autres.

« La masculinité hégémonique du milieu »

La masculinité hégémonique n’est pas une controverse récente. En témoigne par exemple l’éviction progressive des femmes du milieu informatique dans les années 1970 et 1980. Dans le milieu du jeu vidéo, certains contenus médiatiques sont problématiques dès les premières générations de consoles. C’est le cas de tout un pan de la ludographie pornographique de l’Atari 2600 dont l’un des pires exemples est Custer’s Revenge dans lequel il est question du viol de femmes natives américaines (Mystique, 1982). Dans les années 1990, le cas de Lara Croft, à la fois considérée comme icône féministe et comme cyberbabe est représentative de cette controverse.

Le fait est que l’industrie du jeu vidéo semble clairement orientée vers le soutien de la masculinité hégémonique qui pour rappel est un système social et médiatique qui promeut l’homme comme groupe social au dessus des autres, marginalisant ainsi les autres groupes sociaux (Connell, 2005). Cette masculinité hégémonique explique en partie l’objectification des femmes dont les représentations hypersexualisées ont largement été étudiées dans la littérature académique. Pour rappel, l’hypersexualisation des femmes dans les jeux vidéo est différente de l’hypersexualisation des hommes dans le sens où la première forme se rapproche d’une forme d’objectification tandis que la seconde tient d’avantage de l’idéalisation d’une ou de formes de virilismes. Il est aussi important de rappeler qu’en plus de cette hypersexualisation, les représentations des femmes sont aussi les objets de controverses en raison des violences et des féminicides représentés ou commis par les audiences. C’est notamment étudié académiquement sous la notion de « féminité monstrueuse » (par exemple certains monstres de BloodBorne qui sont des métaphores de vagins). On peut aussi évoquer le cas de Tomb Raider sorti en 2013 dont les cinématiques mettent l’emphase sur la maltraitance de Lara Croft, ou encore le récent cas médiatique de la suffragette de Saint Denis, dans Red Dead Redemption 2, qui servait à certains vidéastes d’exutoire contre les « féministes ».

Par ailleurs, au-delà, des contenus, de nombreux événements ont permis de constater les écarts de conduite des hommes à l’égard des femmes dans le milieu. Bobby Kotick, PDG d’Activision-Blizzard a harcelé sexuellement une hôtesse de l’air (2007). Plusieurs travaux de recherches indépendantes (Mar_Lard, 2013) et académiques (Vossen, 2018) ont directement analysé le sexisme présent au sein des diverses communautés de joueurs de jeu vidéo, les formes de gatekeeping et d’inaccessibilités culturelles mettant à l’écart les femmes autant concernant le jeu vidéo en tant que loisir et en tant que milieu professionnel. Le GamerGate de 2014 est alors un éclat dans le cadre de cette controverse car encore aujourd’hui, ce phénomène structure les relations sociales dans le milieu du jeu vidéo. Par ailleurs, des controverses dépassant le jeu vidéo ont bien entendu eu des répercussions. De fait, beaucoup d’événements sont à encastrer dans la controverse MeToo et ce, depuis les témoignages de harcèlements récurrents aux conventions professionnelles comme la Game Dev Convention, dont une communication portait déjà sur le sujet en 2015, parmi les joueurs et joueuses professionnels comme le cas de certains streamers (2020) et bien entendu les affaires les plus récentes : le harcèlement d’ambiance (et pire) à Ubisoft (2020).

Ainsi donc, les débats qui ont ainsi structuré cette controverse ont donc à la fois porté sur les contenus et sur le milieu, fédéré par des « bro club » dont le sexisme et l’entrisme se retrouve dans l’occupation des postes à responsabilité dans les entreprises et plus généralement à l’hégémonie de la masculinité à un niveau médiatique.

« Le racisme des hommes blancs »

Tout comme pour son sexisme, le jeu vidéo a aussi été pointé du doigt pour les oppressions systémique qu’il perpétue et ce, quelque soit le contexte social. Custer’s Revenge n’est en soi pas uniquement un jeu sexiste, il est également et fondamentalement raciste. Cela étant, l’histoire du jeu vidéo a également été traversé par un nombre de contenus aux propos légitimement offensants. Par exemple, en 1992 sort le jeu français Jean-Marie, jeu national multimédia mais dont le débat n’est véritablement lancé qu’à la fin de la décennie selon Julien Lalu (2014). Au début des années 2000, une pléthore de jeux dont l’objet est de commettre des meurtres racistes sortent. C’est le cas par exemple d’Ethnic Cleansing (2002) dont l’objectif est de tuer des personnes racisées. En 2009, Activision-Blizzard est critiqué pour la xénophobie terroriste de la mission « No Russian » dans laquelle l’audience doit abattre des civils. En 2015, Destructive Games sort son jeu Hatred dans lequel l’audience doit seulement tuer tous les civils qu’elle voit à l’écran, ludifiant ainsi des attentats terroristes sans même prendre la peine de faire usage de métaphores. En 2016, il est révélé que le fondateur d’Oculus finance la campagne de Donald Trump. En 2018, Far Cry 5 d’Ubisoft fait débat car l’entreprise cède à l’alt-right pour ce qui était des antagonistes du jeu, à l’origine des suprémacistes blancs. La même année, le studio Warhorse est accusé, à raison, de révisionnisme historique puisqu’il refuse de représenter des BIPOC (black indigenous people of color) dans son jeu Kingdom Come: Deliverance. L’année suivante, Triternion, le studio derrière Mordhau, fut également accusé de whitewashing. Le dernier exemple en date est le jeu Tom Clancy’s Elite Squad d’Ubisoft qui dans une vidéo introductive de son jeu, utilise le poing levé, iconique des mouvements anti-racistes des années 1970 et de Black Lives Matter, pour symboliser la faction antagoniste du jeu.

« La monétisation des jeux vidéo » (update du 6 septembre 2020)

Ces dernières années, une nouvelle controverse a émergé et qui mérite d’être mentionnée. Ce que je regroupe sous « la monétisation des jeux vidéo » comprend un vaste panel de discussions tels que le prix des jeux vidéo, l’obsolescence programmée des objets, la propriété partagée des jeux (partagée car sans le support maintenu, l’accès est difficile), la vente en jeu d’objets cosmétiques, des pratiques comme les lootboxes empruntées aux de hasard ou encore l’ajout de publicités en jeu.

La monétisation fait donc référence par exemple au débat actuel qui voit les éditeurs se positionner par rapport aux prix des jeux des futures générations de consoles (à savoir la PS5 et la Xbox Series X). Par exemple, Ubisoft et CD Projekt affirment pour le moment maintenir des prix équivalant alors que 2K Games va augmenter de 10$ le prix de ses jeux (notamment NB2K21).

Concernant les lootboxes, il semble qu’après l’éclat de 2017 avec la sortie de Battlefront 2, le débat se soit tassé, laissant place à d’autres comme la présence de microtransactions via le store ingame proposant d’augmenter ou de faciliter l’expérience de jeu via l’achat de modificateurs (gain d’expérience démultiplié, etc.). Cela étant, la monétisation des jeux dépasse dorénavant les microtransactions puisque certains éditeurs font dorénavant de leurs jeux des outils publicitaires. C’est par exemple le cas d’EA avec la récente sortie d’UFC4 (2020).

A l’issue, de cette succincte présentation, il me semble que la controverse qui berce le fond des saillances que j’ai pu présenter est la question du statut du jeu vidéo soit en tant qu’objet ou loisir, soit en tant que plateforme. Et je pèse mes mots ici en usant du terme « plateformes » qui fait référence à la fois aux travaux d’Antonio Casilli (2019) voire même de « marché biface », terme employé par Jean Tirole pour définir un marché possédant deux clientèles différentes. C’était le cas pour le jeux UFC4 et dans une moindre mesure Death Stranding qui proposait des publicités pour la chaîne AMC. De fait, la controverse à propos de la monétisation touche également la définition même des jeux vidéo à savoir si ce sont des jeux comme services (des GAAS) ou des jeux vidéo comme plateforme (des GAAP) dans le sens où par les formes de leurs monétisations, ce ne sont plus que des outils de rencontres entre des acteurs économiques.

« Quelques autres controverses en cours »

Encore une fois, ce travail s’inscrit dans la durée et cet article n’en est finalement qu’une première pierre. C’est pourquoi il y a certaines controverses que je n’ai jusque-là pas mentionnées, non pas pour les invisibiliser, mais parce que je n’ai tout simplement pas encore suffisamment de données et de connaissances. Tout d’abord, il est intéressant de mentionner les diverses LGBTphobies du milieu qui se retrouve à la fois au sein des audiences et des milieux professionnels. La mort tragique de Remilia, streameuse et pro gamer transgenre, y est liée.

Par ailleurs, je n’ai pas mentionné les liens entretenus entre l’industrie du jeu vidéo et l’industrie militaire, aussi sujet à controverse. C’est pourtant aussi une controverse importante à mentionner tant elle a un impact sur les contenus, Stephen Kline parle de « masculinité militarisée », et sur les industries elles-mêmes. Par exemple, durant la décennie 2010-2020, Reuters et Eurogamer ont documenté les liens entre les jeux vidéo, les producteurs d’armes et certaines associations militant pour le port d’armes. Ces enquêtes s’inscrivent notamment dans la continuité des allégations portées aux jeux vidéo qui permettraient à leurs audience de se former à la manipulation d’armes à feu. Si la corrélation n’est pas observée scientifiquement, des témoignages comme celui d’Anders Breivik font un lien direct entre First Person Shooter et entraînement à l’arme à feu. Dans son manifeste, pierre angulaire également de certaines manosphères comme les incels, Breivik déclarait jouer à Call Of Duty: Modern Warfare pour s’entrainer, faisant de l’objet, non pas un jeu vidéo mais une simulation.

Globalement, il n’est pas risqué, dans une période faite de pinkwashing, carewashing et de greenwashing de voir que les controverses liées au milieu du jeu vidéo suivent des tendances de fonds bien plus large à ce qui est relatif aux tendances politiques. Ultimement, chacun peut toujours remettre en question la teneur de ces controverses : est-ce que l’audience lambda en tient réellement compte par rapport au bruit médiatique de certains groupes vocaux sur les réseaux. Ce premier travail, encore une fois, ne pondère pas l’importance de chacune des controverses que j’ai pu mentionner. Cela étant, à partir de ce premier état de l’art, succinct et non exhaustif, il semble possible de dresser quelques observations et hypothèses.

Quelles observations à l’issue de ce premier travail ?

Dans cette partie, il s’agit pour moi d’avancer quelques conclusions non définitives issues de ce premier travail sur les controverses du jeu vidéo. Pour la majeure partie des conclusions, il s’agit donc de conclusions qui ne doivent pas être considérées comme des vérités absolues mais plutôt finalement comme des hypothèses de travail qui pourront servir, je l’espère, à des études plus poussées que celle que je propose.

Les crises sont exponentielles et plus fréquentes que jamais.

Tout d’abord, en termes seulement numéraires, deux controverses sortent particulièrement du lot. La première reste fondamentalement sur les contenus violents, oppressifs, déshumanisants de certains jeux vidéo. La seconde porte sur les conditions de travail (crunch, sexismes et plus généralement des rapports de forces). La controverse sur les relations entre le milieu du jeu vidéo et celui de l’armement est relativement moins présente dans le corpus que j’ai pu établir. Dans le temps, il apparaît aussi que la fréquence des événements relatifs à ces controverses est exponentielles. La majeure partie du corpus est comprise entre 2016 et aujourd’hui (ce qui correspond à 41 fait sur les 66 identifiés à ce jour). Pour la simple année 2019, l’industrie du jeu vidéo s’est illustrée à 17 reprises entre les différentes mises-à-pied, contenus oppressifs, monétisation, etc.
Si l’on considère chacun de ces événements comme des crises liées à l’industrie, il est difficile de ne pas oser une lecture marxiste de ces crises qui sont plus fréquentes et plus violentes à chaque fois. Sans se présenter comme un Nostradamus du jeu vidéo, il est intéressant tout de même de s’interroger si, à bien des égards, nous n’avons pas atteint les limites d’un système qui peine à maintenir ses employé·e·s au-delà de cinq années. Une explication de cette exponentialité n’est peut-être pas tant dans le fait qu’aujourd’hui, la situation est pire qu’avant. Même si le fait que le secteur est bien plus important, augmentant mécaniquement le nombre de problèmes et de crises, j’avancerai plutôt qu’aujourd’hui, le public comme les salarié·e·s sont bien plus compétent·e·s dans l’identification des problèmes. Cette compétence provient, il me semble, en grande partie des avancées qui ont pu être faites à travers les différentes luttes sociales qui parsèment notre époque.

Il y a un changement de paradigmes dans la structure des controverses.

A partir des controverses que j’ai pu identifiées, je fais l’hypothèse qu’il y a un changement de structures dans les controverses qui survient durant la décennie 2000-2010. La première raison de ce changement de structure est selon moi tout simplement un changement générationnel dans le sens où durant les années 1990, les principaux opposants aux studios de développement ne sont pas les populations joueuses mais leurs parents. C’est par exemple ce que révèle la crise en France en 1999 liés à l’action de « Famille de France » qui attaque les contenus violents des jeux vidéo. A partir des années 2000, les opposants ne sont plus seulement les parents mais aussi les joueurs et les joueuses. Autrement dit, et si je m’appuie sur la typologie des générations proposée notamment par le Pew Institute, durant les années 1990, les studios sont composés de boomers et de X qui proposent des expériences à des millennials et qui s’opposent donc à d’autres X et boomers. Tandis qu’à partir des années 2000, ce sont toujours des adultes nés entre 1975 et 1980 qui gèrent et managent les studios tandis que leurs opposants sont cette fois également des millennials et des Z (en plus d’autres X et boomers). Le problème que je relève ici est que cette fois, les controverses ont lieu directement entre les studios et leurs audiences directes. La non prise en compte des changements de mentalités pose alors problème dans le sens les plus jeunes générations sont bien plus concernées par des problématiques intersectionnelles, de genres, racisées, etc.

La complexité politique actuelle n’a pas été suivie dans les studios

Comme évoqué plus tôt dans l’article, l’un des fers de lance des controverses des années 1990 porte sur la liberté d’expression, ce qui pourrait être associé alors à une forme de progressisme de l’époque étant donné que les opposants à cette liberté d’expression s’inscrivaient dans une forme de conservatisme. Or, militer pour la liberté d’expression totale et irresponsable n’est absolument plus un des fers de lance des personnes se considérant progressistes, liberals ou encore leftists aujourd’hui. Au contraire, la liberté d’expression irresponsable est d’avantage défendue par des groupes conservateurs et néo-conservateurs. Cela pose encore une fois problème en termes générationnels puisque les joueurs et joueuses d’aujourd’hui ne souscrivent pas totalement à cette idée, si l’on tient compte des études publiées par le Pew Institute sur les millennials et les Z notamment. On pourrait toujours rétorquer ici que les plus jeunes générations possèdent elles aussi leur lot de conservateurs, ce qui est vrai bien sûr, mais encore une fois, on a à disposition des travaux montrant qu’il existe des écarts générationnels par exemple entre les X républicains et les millennials républicains pour ce qui est des questions relatives à l’égalité des chances, etc. De fait, l’une des invitations qui semble être pertinente à adresser aux studios serait une plus grande diversité dans leurs postes à responsabilité et cette diversité est fonction du genre, de l’orientation sexuelle, de la génération, de la couleur de peau, etc. Dans un monde plus toujours plus intersectionnel, il est difficile de maintenir des structures ethnocentrées. De fait, il est donc difficile de répondre adéquatement à la complexité des idéologies politiques actuelles avec des logiques dépassées.

Que retenir de tout cela ?

Ultimement, je réitère à nouveau que cet article n’a pas pour vocation de présenter des conclusions définitives. Au contraire, il s’agit fondamentalement d’un travail exploratoire visant à défricher le chantier des controverses du milieu du jeu vidéo. C’est aussi un travail que j’ai mené sur mon temps libre, en dehors de mon emploi et de ma thèse et ce, même si maintenant je m’interroge sur l’ajout d’une section dédiée à ce sujet dans mon manuscrit. J’ai clairement fait également le choix de ne pas aborder les débats lancés par des groupes oppressifs comme par exemple lorsqu’il est question de critiquer des agendas politiques progressistes. Ce sera peut-être un travail pour plus tard si l’envie me prend de me focaliser sur les controverses alimentées par des groupes néo-conservateurs. En tout cas, il reste beaucoup de choses à faire.

esteban grine, 2020.


Bibliographie

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Lalu-Henry, J. (2014). Jean-Marie, jeu national multimédia : L’affaire du ”jeu raciste” comme indice d’une nouvelle vision sociale et politique du jeu vidéo durant les années 1990. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02045746

Rennes, J. (2016). Les controverses politiques et leurs frontières. Études de communication. langages, information, médiations, 47, 21‑48. https://doi.org/10.4000/edc.6614

Vossen, E. (2018). On the Cultural Inaccessibility of Gaming : Invading, Creating, and Reclaiming the Cultural Clubhouse [University of Waterloo]. https://uwspace.uwaterloo.ca/handle/10012/13649

Articles références pour les diverses controverses

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https://en.wikipedia.org/wiki/Controversies_surrounding_Mortal_Kombat

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02045746/document

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https://en.wikipedia.org/wiki/Thrill_Kill#Development_and_cancellation

https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/03/19/www-multimania-com-cryosecours_3562898_1819218.html

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https://kotaku.com/current-and-former-employees-sue-riot-games-for-gender-1830262786

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https://kotaku.com/18-months-after-red-dead-redemption-2-rockstar-has-mad-1842880524

https://fr.euronews.com/2018/11/20/les-gilets-jaunes-passent-a-l-action-meme-dans-les-jeux-video

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