Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Lorsque je finis de lire le livre de Katherine Isbister intitulé How games move us : Emotion by design (2016), je ne savais pas trop quoi en penser. Et c’est là que je compris le problème que j’avais avec ce livre. Il y a deux types de contenus : ceux qui vous touchent et ceux qui vous indiffèrent. Les premiers sont intéressants même lorsque l’on est en désaccord. C’est par exemple la relation que j’entretiens avec la théorie du flow de Csikszentmihalyi. Bien que cela soit une théorie que je critique beaucoup, le fait même que j’ai envie de la critiquer la rend intéressante. Il est plus difficile de comprendre l’intérêt du second type de contenus. L’indifférence est peut-être la façon ultime de ne pas attribuer d’intérêt à un objet. Derrière cette tautologie se cache pourtant de véritables questionnements pour le lecteur dont : pourquoi cela nous indiffère ? C’est donc à cette question que je vais tenter de proposer une courte réponse, car, avouons-le, l’indifférence nous rend fainéants.

Il convient de dire malgré tout que je ne rejette absolument pas le travail mené par Isbister. Il semble être sérieux et sincère. De plus, je pense être d’accord avec pas mal de propos tenus dans son très court livre (130 pages à tout casser). Dans ce dernier, l’autrice propose un rapide panorama des méthodes et astuces que les game designers peuvent mobiliser pour susciter des émotions chez les joueurs et les joueuses. Jusque là, aucun soucis. De plus, Isbister prend en compte la dimension sociale des jeux et de facto intègre dans son raisonnement les façons qu’ont les joueurs de mettre en place certaines attitudes afin de ressentir des émotions. Bon, il s’agit bien entendu d’un travail théorique qui n’interroge pas forcément l’agentivité des joueurs : sont-ils conscients ou inconscients dans la mise en place de ces mécanismes ? Au final, nous n’avons pas la réponse dans ce livre, mais ce n’est finalement pas grave puisque, comme son titre l’indique How games move us, il ne s’agit pas vraiment des joueurs comme étant des sujets (à la limite des réceptacles semi-actifs et conscients) dont il est question.

Du coup, nous nous retrouvons avec une approche relativement procéduraliste (au sens de Juul et Bogost) qui place le jeu comme seule structure véritablement intéressante à analyser. Mais pourquoi pas !? Cette prémisse est tout à fait intéressante et pertinente bien qu’un peu dépassée, surtout depuis les travaux des français mais aussi ceux de Miguel Sicart, Doris Rusch et j’en passe. Ainsi, le livre fait preuve d’un certain retard.

Le coeur de la proposition théorique d’Isbister se réfère au flow, pas celui de Csikszentmihalyi, mais celui de Jenova Chen. Pour Isbister, le modèle théorique proposé par Chen permet de comprendre, ou plutôt a minima, de proposer un outil de représentation de la causalité game design => émotions. Cette courte partie théorique, l’entièreté du premier chapitre, résume globalement la pensée de Chen avec quelques ajouts et quelques exemples. S’en suit alors 3 chapitres déclinant cette proposition mais la construction et le cheminement logique est critiquable sur plusieurs points. Premièrement, l’argumentation d’Isbister ne repose que sur un petit corpus exemplatoire composés d’anecdotes prises ici et là dans ses observations mais aussi chez d’autres auteurs-ices. De facto, la proposition théorique ne repose alors que sur des hypothèses et en aucun cas, elle ne peut être considérée pour autre chose. Alors, certes, je ne remets absolument pas en cause ses conclusions puisqu’elles sont finalement le produit d’autres réflexions mais du coup, il me semble que cela n’apporte pas grand chose autre qu’un discours sympathique (et un peu évangélique) sur les jeux et les jeux vidéo.

Le deuxième problème que je vois à cet essai concerne le choix extrêmement restreint de l’angle de réflexion d’Isbister. Cela provient à mon sens d’un double standard implicite qui apparait très tôt. Le fait de choisir le flow comme point de départ biaise les émotions suscitées et donc présentées et si Isbiter nous parle bien d’émotions considérées positivement, elle omet de traiter des émotions et des sentiments négatifs, ou du moins que l’on va juger négatif. En ne se concentrant principalement que sur les émotions présentes dans la zone de flow, elle n’évoque donc qu’en surface des émotions comme la frustration, le sentiment d’injustice, de rage, de colère, etc. Le fait même qu’elle choisisse certains mots ancrés idéologiquement comme « la coopétition » indique son approche positive et évangélique. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’elle se trompe. Au contraire, je pense que globalement, les hypothèses qu’elle dégage de ses quelques observations sont pertinentes. Cependant, elle n’approfondit ni le travail déjà réalisé, ni ne prend en compte des propositions théoriques qui ont apporté des éléments non négligeables en 2017.

Cette dernière critique que je fais vient du fait même qu’elle considère pour acquis la définition « d’émotion ». Le livre développe donc une pensée sur la façon dont des objets médiatiques suscitent des émotions sans véritablement prendre le temps de définir les enjeux et les problématiques liés aux termes. C’est ainsi qu’Isbister arrive à des conclusions discutables lorsqu’elle définit la spécificité du jeu vidéo par rapport à d’autres média en fonction de certaines émotions puis choisit des exemples rentrant en contradiction avec son argument.

L’oubli fondamental du livre se résumerait donc, selon moi, à l’absence totale de précision avec le concept « d’émotion » qui pourtant appelle à la rigueur la plus ferme et la plus scientifique. C’est pourquoi des articles comme celui de Frome (2006) apporte bien plus en une quinzaine de pages que le livre d’Isbister. Frome postule lui aussi que la spécificité du jeu vidéo peut se résumer aux émotions suscitées qui ne seraient pas les mêmes en fonction du média et du rôle de l’audience. C’est clairement ce qu’aurait dû faire Isbister. De même, Frome différencie les émotions suscitées par rapport à l’objet, la fiction et la narration. De facto, le degré de précision permet une réflexion bien plus aboutie. Isbister quant à elle choisit par exemple les émotions du regret et de la fierté pour étayer sa conclusion concernant la spécificité du médium sans définir plus précisément ce qu’elle entend. Or, ne pouvons-nous pas ressentir de la fierté pour avoir vu un film ou lu un livre ? Sans répondre à cette question, je souligne ici que ses imprécisions l’empêchent d’avoir une argumentation cohérente et incisive, caractéristiques nécessaires, il me semble, d’une pensée prolifique.

La critique la plus cinglante que j’adresserai au livre d’Isbister est finalement que les arguments qu’elle défend peuvent totalement s’appliquer à d’autres médias ou comportements. Le problème ici est le suivant : nous pourrions avoir un livre de qualité équivalente en remplaçant toutes les occurrences liées à « game, video game » et leur champ lexical par un concept supposé contradictoire – et le livre fonctionnerait tout aussi bien. Je fais l’hypothèse que nous pourrions avoir ici un livre intitulé How employement move us et cela serait tout aussi efficace. Le problème il me semble provient justement de cette approche qui ne prend pas forcément en compte le jeu comme un comportement mais uniquement comme une forme de fiction. Pourtant des auteurs comme Henriot ont constaté les limites de penser l’objet vidéoludique de cette façon. Ce dernier, se trouvant à la croisée des chemins entre fiction et comportement ne peut être restreint à un choix de corpus limité au risque de soit faire erreur soit de rester dans les banalités les plus creuses comme c’est finalement le cas ici. Les situations de jeu, sociales et comportementales choisies par Isbister sont toutes des situations de flow : elle biaise de facto ses conclusions, applicables probablement à ce qu’elle définirait comme l’opposé des jeux – Henriot adressait d’ailleurs cette même critique à Huizinga et Caillois.

Ainsi donc le livre d’Isbister est tout à fait sympathique. L’autrice passe beaucoup trop de temps à raconter des anecdotes pour supporter les quelques arguments proposés. Les propos, lacunaires, ne sont pas pour me déplaire pourtant. J’apprécie cette idée de définir la spécificité du jeu vidéo par rapport aux émotions qu’il suscite. J’ai déjà entamé ce travail, notamment sur le regret et la culpabilité. Cependant, j’en attendais plus et je n’y ai pas trouvé mon compte. Je regrette donc qu’Isbister ne propose pas de véritable enjeux. Cette absence passe notamment par la construction même du livre qui peut se résumer à la présentation d’une bullet list. En somme, je classerai ce livre dans mes feel good sympathiques qui ne donnent ni n’interrogent. Il s’adresse à des personnes déjà convaincues par le message et ceux qui ont déjà un intérêt pour les idées de Jenova Chen et celles de Jane Mc Gonigal, ni plus, ni moins. ■

Esteban Grine, 2017.

 


Frome, J., 2006. Representation, Reality, and Emotions Across Media. ResearchGate 8, 12–25. doi:10.7227/FS.8.4
Sicart, M., 2011. Against Procedurality. Game Studies 11.
Rusch, 2009. Mechanisms of the Soul : Tackling the Human Condition in Videogames.
Isbister, K., 2016. How Games Move Us: Emotion by Design. MIT Press, Cambridge, MA.