Comprendre LES ludifications

[Bonjour Internet et merci encore une fois de lire cet article. Les jeux sont incroyables. Le concept de “jeu” en lui-même relève du pur génie. Comment sommes-nous arrivés à considérer que certaines de nos activités relèvent du Jeu ? Il y a bien des choses sur lesquels nous arrivons très simplement à nous mettre d’accord pourtant, pour certaines, il devient totalement impossible de s’entendre. Alors, comment avons-nous pu nous accorder sur l’idée du jeu ?

Que se passe-t-il dans nos têtes qui nous rend capables de définir ce qui est jeu de ce qui ne l’est pas ? Pourquoi un certain Jeu Vidéo serait plus jeu vidéo qu’un autre Jeu Vidéo ?

Pareil, dans la vie, il y a de plus en plus de situations dans lesquelles on peut penser que les individus sont en train de jouer, même inconsciemment. Prenons un cas concret : la vidéo “Her Story is Our story” que je vous invite à voir si vous avez déjà joué au jeu de Sam Barlow. Il y a quelque chose d’assez étrange avec cette vidéo : très peu de gens l’ont regardé comme une simple vidéo avec une narration linéaire et la quasi majorité de l’audience a respecté les règles que j’ai proposées et les mécaniques ludiques. Pourtant, ce n’est pas un jeu… Alors pourquoi les gens ont joué le jeu ?

Nous avons donc deux questions à traiter dans cette nouvelle capsule technique : pourquoi des gens jouent pendant des situation qui ne sont pas “jeu vidéo” et pourquoi certains jeux sont plus considérés comme des jeux que d’autres ? Et bien pour répondre à cela, je vais mobiliser le concept de gamification ou ludification et cela devrait permettre d’y voir un peu plus clair.

La ludification dans le sens commun

Dans le sens commun, lorsque l’on parle de ludification, nous faisons référence à un seul mécanisme. On intègre des éléments de jeu dans des situations qui ne sont pas “jeux”, où du moins qui ne sont pas considérées comme “Jeux”. Donc en gros, en ludifiant une situation, on lui inclut un caractère “jouable”. La jouabilité ici, c’est tout simplement le degré accordé aux gens afin qu’ils rendent ludique une situation. Plus une situation possède un degré élevé de jouabilité et plus facilement nous pourrons observer l’émergence de situations de jeux. Prenons , un exemple simple : il y a 50 ans  à l’école, il y avait des situations jouables et des situations non-jouables. La cours de récréation était une situation avec un grand degré de jouabilité tandis que la période de classe empêchait l’émergence de jeux. Or, depuis cette époque, nous avons ludifié la classe aussi en créant des situations ludiques comme des activités de groupes, des activités manuelles, l’inclusion de systèmes de bons points etc. etc.

De plus en plus on ludifie le travail où ce qui peut s’assimiler comme étant du travail. Par exemple, il existe de nombreuses applications proposant des systèmes de jeux ludifiant la vie de tous les jours. C’est le cas par exemple de Quest : level up your life ou Habitica qui sont tout simplement un gestionnaire de tâches avec des mécaniques de jeux de rôle incluses. Et là, nous ne venons que d’évoquer les pistes empruntées par des applications informatiques, mais de nombreuses entreprises ou encore des sites internet incrémentent des éléments de gameplay à leur design.

maxresdefaultC’est très récemment le cas de Youtube Heroes qui proposent aux internautes de participer à la vie et à la gestion du site en échange d’un système de badges et de niveaux. Pour ce dernier cas, il faut bien comprendre qu’il y a énormément d’enjeux économiques liés à cette  forme de ludification puisqu’à terme, il s’agit bien de réaliser du crowdsourcing. C’est-à-dire que le site Youtube souhaite externaliser une partie de ses équipes afin de diminuer les coûts internes de la gestion de cette plateforme.

Donc là, nous avons une première définition de la ludification. Mais pour être précis, nous avons La définition de Raessens de la Ludification. Il énonce aussi qu’en plus de cela, la numérisation de nos cultures a grandement facilité la mise en place des formes de ludifications. Il existe pourtant un second type de ludification. Cette nouvelle forme que nous allons voir énonce que l’on peut ludifier les jeux eux-mêmes.

Quoi ? Vous ne comprenez pas bien ce que cela veut dire ? Alors faisons un bref parallèle avec la notion d’infini. Si je vous demande de définir l’infini, vous me diriez probablement en première réponse que c’est l’existence d’un nombre toujours supérieur au précédent. Mais, il y a en réalité plusieurs forme d’infinis. Il y a aussi “moins l’infini” mais surtout il y a aussi des infinis entre chaque nombres.

Par exemple il y a entre 0 et 1 un une infinité de nombres. Et bien c’est pareil pour les Jeux vidéo ! essayons un peu de représenter tout cela sur un graphique. Essayons d’imaginer un jeu simple qui va nous servir de référence, disons par exemple, Pierre-feuille-ciseau, ou Chifoumi ou Jankenpon ! Dans ce jeu, il y a deux joueurs et le but est globalement de faire un pari. Ce pari se résume de la manière suivante : la forme que vous allez choisir va battre la forme choisie par votre adversaire. Bon, nous avons déjà parlé du processus de ludification de Raessens. Cela veut dire que le gameplay du Pierre-Papier-Ciseau va être implanté dans certaines situations de la vie courante. Plein d’exemples peuvent venir en tête puisque ce jeu peut servir de méthode rapide de décision ! Donc à vous d’imaginer les enjeux qui peuvent y avoir derrière une partie de JanKenPon. Maintenant, si on regarde dans l’autre sens, on peut se dire que le JanKenPon, ce n’est pas un jeu très “rationnel”. Par exemple, qui fait le décompte ? Est-ce que les deux joueurs donnent leur réponse en même temps ? Est-ce qu’on est sûr que les deux joueurs connaissent les mêmes règles et pas seulement des variantes ? Est-ce qu’un joueur ayant plus d’expérience à ce jeu peut abuser un joueur novice ? Bref, on s’aperçoit vite que le Jeu Pierre-Papier-Ciseau n’est pas très rigoureux, précis. C’est pourquoi par exemple, il y a des développeurs qui ont proposé des solutions. Le site roshambo permet de rationaliser à l’extrême un jeu de JanKenPOn : il ne peut y avoir de triche puisque les adversaires révèlent leurs choix exactement au même moment, etc.

Ludifier un jeu ?

Cette forme de ludification a été mise en avant par deux chercheurs : Grimes et Feenberg. Et pour ces derniers, ludifier un jeu signifie rationaliser un jeu. Donc plus un jeu est ludifié, plus ses règles seront clairement établies et plus l’activité sera encadrée par une structure solide. Et cette ludification est le résultat de trois formes de rationalisations de l’acte de jouer.

  • Tout d’abord, il faut que les échanges soient équivalents : par exemple, les mouvements des joueurs doivent être standardisés afin de réduire les imprécisions et les abus.
  • Deuxièmement, il est nécessaire de tenir une certaine classification des règles et de toujours vérifier leur application quasi bête et méchante pour laisser le minimum de place au jugements de valeurs ou tout simplement pour limiter les défaillances humaines.
  • Dernièrement, il s’agit d’optimiser le calcul de l’effort et des résultats. Par exemple, les systèmes d’attribution de points en fonction des exploits des joueurs doivent être les plus impartiaux possibles afin que la décision finale soit incontestable.

Maintenant si l’on souhaite reprendre mon graphique expliquant les formes de ludifications, nous avons donc quelque chose qui ressemble au schéma ci-dessous. A gauche, nous avons donc l’emploi de certaines mécaniques de jeu dans la vie de tous les jours, parfois des stratégies ludiques se mettent en placent mais cela ne se différencie pas vraiment des autres activités que nous avons. Au milieu, nous avons une mise en place d’une sphère ludique, d’un cercle magique pour reprendre Huizinga, qui va définir un espace dans lequel les individus jouent sans pour autant forcément avoir un support de jeu. C’est là que l’acte de jeu n’est pas forcément rationnel : les règles changent souvent, les objectifs sont variables et ne sont pas forcément perçus comme une finalité à atteindre. Enfin, à droite, il s’agit vraiment de jouer de manière structurée avec des supports de jeu et plus nous continuons vers la droite, plus les supports proposeront des expériences rationalisées où par exemple, les règles ne peuvent être modifiées.

Mais pour revenir à mon exposé : les jeux vidéo sont majoritairement des expériences ludiques extrêmement rationnelles d’un point de vue du game design : ils ne laissent en réalité que très peu d’espaces de liberté à l’expression des joueurs. Attention, n’allez pas me faire dire qu’un joueur ne peut pas ressentir une forme de liberté d’expression lorsqu’il joue, mon propos est surtout de dire qu’une structure de jeu vidéo ne lui laissera qu’un espace plus ou moins grand mais jamais avec une infinité de variations possibles.

Et donc du coup, plus un jeu vidéo va être rationnel et plus nous aurons tendance à le considérer comme un jeu vidéo. Pourquoi me demanderiez-vous ? Et bien l’une des explications qui peut être avancée est qu’un jeu vidéo “rationnel” correspond plus ou moins à la représentation que nous nous faisons généralement des jeux vidéo.  Par exemple, vous pouvez faire l’exercice suivant par vous même en répondant à la question suivante : quels sont les caractéristiques des jeux vidéo en général ? C’est bon ? Vous avez quelques idées ?

Si vous avez répondu qu’un jeu vidéo doit avoir : un système de points, proposer un mode de compétition, avoir une histoire transmise par une forme de narration, posséder des boucles de gameplay, être progressif dans sa difficulté et j’en passe : bravo ! Vous avez bien repéré les caractéristiques les plus présentes dans les jeux vidéo de la décennie 2006-2016.

Et inversement, plus un jeu proposera une expérience proche du “Play”, moins il sera ludifié et moins il aura l’air d’un jeu vidéo puisqu’il ne correspondra alors pas à l’idée que l’on se fait des jeux vidéo en général. Nous avons donc une réponse à la question que nous nous posions en début de vidéo à savoir : Pourquoi un certain Jeu Vidéo serait plus jeu vidéo qu’un autre Jeu Vidéo ?

Et pour que ces idées de ludification soient définitivement claires, je vous propose de parcourir rapidement trois jeux vidéo qui sont plus ou moins rationnels et d’observer pourquoi ils sont de moins en moins ludifiés, tout en restant des jeux vidéo !

3 exemples pour illustrer la ludification de l’idée du jeu

ludification_firewatch_witness_proteus

Pour faciliter la chose, j’ai choisi trois jeux qui possèdent des caractéristiques du Walking Simulator et nous allons voir comment ces jeux rationalisent ou pas l’expérience du joueur. Commençons avec celui que je considère comme le plus ludifié de tous : FireWatch ! Quoi ? Vous n’êtes déjà pas d’accord avec mon choix ? bon attendez je m’explique.

Dans FireWatch, vous incarnez un homme un peu perdu et qui décide de mettre sa vie en pause en devenant garde forestier. Ce jeu fait partie de ce genre que les gens aiment appeler “jeux narratifs”, ce terme ne veut pas dire grand chose car tout jeu est narratif mais disons que les jeux narratifs sont des jeux mettant l’accent sur la mise en récit d’une histoire. Alors, c’est déjà un jeu qui interroge pas mal de personnes sur son statut de jeu mais si l’on regarde de plus près et que l’on décompose un peu les éléments de FireWatch, on s’aperçoit qu’il possède de nombreuses caractéristiques du jeu vidéo.

Par exemple, on comprend très vite que la progression est linéaire et que le jeu ne nous ouvre des portes que si nous avons rempli un certain nombre de critères. Nous avons bien entendu des objectifs avec des indicateurs visuels. Ensuite, on remarque que nous possédons un inventaire qui se remplit de “clefs”, c’est-à-dire d’objets qui nous permettent de débloquer la suite de l’aventure. Et bien entendu, nous avons quelques collectibles pour les plus observateurs d’entre nous. Donc finalement, FireWatch contient pas mal de marqueur “rationnels” du jeu.  Un dernier élément très simple à observer concerne la présence de l’interface et de tous les signaux extra-diégétiques. “Extra-diégétique” signifie que les signaux ne font pas partie de l’univers du jeu. ils font partie d’une surcouche en dehors de la diégèse et seulement visible par le joueur. Certaines personnes ont finalement beau dire que les jeux comme FireWatch ne sont pas des jeux vidéo, on s’aperçoit qu’en les dénouant éléments par éléments, et bien, ils possèdent de nombreuses caractéristiques du jeu vidéo.

Maintenant, passons à The Witness. Dans ce jeu, vous vous promenez sur une île abandonnée qui a été aménagée par on ne sait quelle entité pour vous en plaçant des énigmes de la forme de panneaux sur lesquels vous devez tracer une ligne allant d’un point A à un point B en respectant les règles établies. Et c’est tout, rien de plus. Il n’y a pas de mystère, pas de grande histoire qui se résout à la fin avec un twist. Bref, le jeu ne vous propose qu’une expérience d’exploration d’une île avec des énigmes qui ne sont finalement pas obligatoires sauf si l’on décide que le but du jeu est de le terminer. Et là, le jeu propose une expérience bien moins ludifiée que FireWatch. Il n’y a pas vraiment d’objectif explicite, quasiment aucun didacticiel formel et c’est aux joueurs de comprendre les règles régissant les énigmes. Même si l’on s’attache à l’interface, celle-ci est réduite au stricte minimum : aucune information sur l’état du joueur, seul un viseur au centre et un rebord blanc lorsque nous résolvons les énigmes. De même, le jeu ne transmet aucune information extra-diégétique : pas de distribution de point, pas d’aide, de conseil, etc. Enfin, l’expérience est sans compromis, il n’y a aucune coupure dans le gameplay : pas de cinématiques, pas de temps mort, le joueur reste seul maître à bord dans sa progression et dans le rythme qu’il souhaite imposer au jeu.

screenshot06Dans The Witness, il y donc moins de marqueurs pragmatiques qui nous indiquent que c’est un jeu ; et cela se remarque d’autant plus lorsqu’on le compare à FireWatch. Cependant, le fait de voir toutes ces énigmes fournit un indice sur ce que doit faire le joueur pour “progresser”, si l’on peut vraiment utiliser ce terme pour définir l’expérience que nous avons dans ce jeu. Donc si l’on reprend notre graphique ci-dessus, TheWitness est toujours un jeu, mais son expérience est moins ludifiée que celle de FireWatch.

Vient maintenant notre dernier exemple, dans Proteus, vous vous réveillez au large d’une île qui a peut être accueilli, fut un temps, une civilisation et vous explorez. C’est tout, aucune information extra diégétique ne vient indiquer aux joueurs ce qu’il se passe. Ce dernier ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qu’il fait là, ni comment, ni pourquoi. Bref ce jeu n’est quasiment pas ludifié. Nous ne faisons que nous promener sur une île déserte tout en observant cette dernière et faisant des rencontres. Est-ce que c’est un jeu ? Je crois bien que poser cette question n’a pas de sens. Pourtant, si l’on regarde maintenant le comportement que j’ai eu, et bien il s’avère que j’ai joué à quelque chose. Pendant ma promenade, j’ai joué à poursuivre les grenouilles, embêter gentiment les poules, chercher à m’échapper des abeilles et j’ai poursuivi des lucioles. galerie-proteus_5Rien ne vient nous dire si ce que nous faisons est bien ou pas, il n’y a aucun feedback qui nous félicite ou nous punit, il n’y as pas de règles du jeu donnant des objectifs au joueur, c’est à ce dernier, en observant le monde autours de lui, de l’accepter comme un terrain de jeu. Proteus est un jeu qui ne transmet pas, ou très peu, le message “je suis un jeu”. Il interroge le joueur qui lui joue sans pour autant être capable de définir ce qu’est l’objet du jeu. C’est d’ailleurs pour cela que mon expérience est sûrement très différente d’une autre personne. Cette dernière ne considérera peut-être pas Proteus comme un jeu. Au delà de savoir qui a raison ou qui a tort, il devient intéressant d’émettre l’hypothèse que Proteus n’est pas assez ludifié pour mettre tout le monde d’accord sur son statut de jeu (ou de non-jeu).

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Conclusion

Au travers de ces 3 exemples, je pense avoir expliqué ce que pouvait représenter la ludification des jeux eux-mêmes. Bien sûr les comparaisons que je vous ai proposées sont très personnelles et peut-être que certains d’entre vous ne seront pas d’accord avec mon agencement, et bien à mon sens, ce n’est pas grave. Sans tomber dans un relativisme extrême, il est possible que ma classification de ces trois jeux ne conviennent pas à tous. N’hésitez pas à me dire en commentaire si vous n’êtes pas d’accords. Je serai très content de pouvoir en discuter.

En attendant, Internet, n’oublie pas que la ludification est un terme qui possède au moins deux définitions. D’un côté, cela nous permet de comprendre comment des éléments de la sphère ludique sont appliquée dans les autres sphères de la vie. De l’autre côté, la ludification nous permet de comprendre comment les game designers et les joueurs rationnalisent les expériences de jeux. Donc pour répondre à notre question du début, il n’y a pas de vrais jeux vidéo, seulement des objet plus ou moins ludifiés avec lesquels des individus peuvent jouer et s’amuser.

Esteban Grine, 2016.

147-sky4v1bSources

Genvo, Sébastien, « Penser la formation et les évolutions du jeu sur support numérique », mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches, 2013.
Grimes, Sara M., et Andrew Feenberg. « Rationalizing Play: A Critical Theory of Digital Gaming ». The Information Society 25, no 2 (11 mars 2009): 105‑18. doi:10.1080/01972240802701643.
Lange, Michiel de, Sybille Lammes, Joost Raessens, Jos de Mul, et Valerie Frissen. Playful Identities: The Ludification of Digital Media Cultures. 1re éd. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2015.