Comprendre les Selfies Vidéoludiques

La sortie de Gravity Rush 2 en février dernier m’a permis de découvrir un univers visuellement novateur tout en s’inscrivant dans des références japonaises et européennes. Après avoir parcouru le premier opus j’ai lancé le second qui possède de nouvelles mécaniques ludiques dont celle de prendre des photos de soi (des selfies et des selfies avec trépied). En parallèle, certains chanceux ont enfin pu jouer à Zelda : Breath Of The Wild qui propose lui-aussi cette possibilité. Comme cela semble aujourd’hui une mécanique importante des jeux vidéo, nous allons nous concentrer dans cet article sur celle-ci et tenter de comprendre ce que cela signifie pour le joueur aujourd’hui.

Vers une théorie du Selfie vidéoludique

Je n’ai pas de souvenir précis pour remonter l’histoire du jeu vidéo assez lointains afin de tracer l’apparition de la possibilité de prendre des photos du jeu. De même, je n’ai pas spécialement aujourd’hui la compétence pour véritablement observer les différences entre screenshots et photos prises à partir d’un élément de gameplay du jeu. Par contre, ce qui va véritablement nous intéresser ici concerne l’apparition des selfies comme éléments de gameplay. A bien y réfléchir maintenant, je serais tout aussi incapable de me rappeler la première fois que j’ai effectué un selfie dans un jeu vidéo. J’ai bien fait des photos dans Zelda : Link’s Awakening mais cela ne concerne pas vraiment notre sujet. Dans une vidéo de 2015, j’évoquai le concept de selfie (d’egoportrait) et des implications qu’elles avaient pour les individus. Sommairement, je définis les selfies non pas comme des « photos de nous » mais plutôt comme des « photos des représentations que nous avons de nous ». La différence peut sembler minime mais pourtant elle est clivante. Le selfie ne transmet aux individus que la façon dont nous voulons être perçue[1].

Ainsi, l’acte de réaliser un selfie fonctionne de la façon suivante : un individu prend en photo la représentation qu’il a de soi. L’objectif d’un selfie est non pas de transmettre une image de soi mais de diffuser la représentation que nous avons de nous-même. Dans les jeux, nous prenons donc en photo la représentation que nous avons de notre avatar. Ce phénomène est le « selfie vidéoludique. Que signifie alors cette action de prendre des selfies ?

Le « sens » d’un Selfie Vidéoludique

Tout d’abord, il est intéressant de noter, à partir de l’expérience que j’ai des jeux proposant de réaliser des selfies, que dans ces moments, nous nous sentons totalement fusionnels avec nos avatars. Peu importe d’ailleurs le genre, je parle à la première personne à ce moment précis. Ainsi, j’étais Link dans Wind Waker, j’étais les personnages de GTAV,je suis Kat dans Gravity Rush 2 et je serai probablement Link, à nouveau, dans Breath Of The Wild. Et dans ces jeux, c’est « moi » qui prend la pose parce que je peux la choisir. C’est explicite dans Gravity Rush 2 où nous pouvons sélectionner une action à faire pendant la photo : crier, miauler, chanter, saluer, etc. (Bon il est vrai ici que ce jeu doit interroger aussi sur les liens qu’il entretient avec la culture moe japonaise). Dans Zelda WW, nous pouvons changer les expressions de Link afin de choisir quelle émotion nous souhaitons susciter chez la future audience.

Maintenant, que signifie « capturer des selfies » dans un jeu vidéo ? Une première hypothèse serait d’énoncer qu’il s’agit, comme les selfies IRL, de marquer un moment dans le parcours d’un individu. Celui-ci, en capturant son avatar sur la scène qu’il veut prendre en photo peut alors énoncer : « j’y étais ». Ainsi, les selfies in-game permettraient de donner sémiotiquement le même sens que l’on donne aux photos que nous faisons IRL. Deuxième hypothèse, les selfies permettent d’ancrer le moment vidéoludique dans un souvenir particulier. Cela réduirait le caractère impersonnel des screenshots puisque l’on ferait automatiquement un lien émotionnel avec le cliché. Enfin, dernière hypothèse, le selfie devient un outil de mise en récit de l’acte de jouer. Je le vois particulièrement dans les clichés que je partage sur mon compte twitter. Chaque partage devient une forme de métacommunication puisque les commentaires donnés et reçus ne portent ni sur le jeu, ni sur ma personne mais bien sûr « moi en train de jouer ».

Les Selfies sont des modificateurs de game design

Les selfies sont aussi des modificateurs de game design plutôt remarquables. De l’expérience que j’en ai sur Gravity Rush 2, les selfies sont des outils qui transforment totalement le rythme et les enjeux du game design. Je me souviens, il y a peut-être une semaine, avoir pris une selfie lors d’une mission de filature dans le jeu. Je devais suivre un membre d’un gang. Le game design avait donc installé une séquence avec un certain enjeu sérieux[2] or en plein milieu de cette séquence, je décidai de prendre un selfie pour me montrer en train de « jouer » dans le jeu pendant une activité à l’intérieur du jeu qui devait être plutôt sérieuse. Et depuis, cela n’a plus arrêté. Ce jeu nous invite d’ailleurs véritablement à nous prendre en photos et globalement faire des photos à n’importe quel moment.

A l’issue de cette exemple, plusieurs hypothèses peuvent être formulées concernant l’impact des selfies sur le game design. Premièrement, les selfies dédramatisent les enjeux sérieux des séquences de jeu. Deuxièmement, leur dimension de métacommunication est explicite, le joueur se distance alors complétement des enjeux et du discours à un moment donné (comme s’il flânait à d’autres occupations qui lui sont plus importantes). Dernièrement, le rythme du jeu n’est alors plus totalement maitrisé par le game design puisqu’à n’importe quel moment, les joueurs peuvent changer d’objectif. Lors d’un boss, plutôt que de le battre, le joueur peut décider de totalement arrêter cette activité pour se consacrer à quelque chose qui deviendra beaucoup plus important à court terme : se prendre en photo en miaulant devant un ennemi surpuissant[3].

Conclusion

Les selfies semblent être particulièrement intéressantes à étudier dans les jeux vidéo. Comme nous l’avons formulé, ce sont une mécanique de gameplay qui modifie instantanément le game design : elles changent le rythme et la teneur dramatique des séquences. C’est d’autant plus intéressant que finalement, les selfies ludifient des situations déjà vidéoludiques. Une infiltration dans un jeu vidéo, en plus de son aspect indéniablement ludique, prend une dimension presque « méta-ludique » : on s’amuse à se montrer en train de jouer à être en train de s’infiltrer ». Par ailleurs, nous avons aussi émis l’hypothèse que les selfies permettent d’aligner le sens qu’on donne à ce qui reste des screenshots avec le sens que l’on donne aux selfies pris dans d’autres situations de non-jeu.

Maintenant que tout cela a été formulé, il convient bien entendu de rappeler qu’il ne s’agit là que d’hypothèses et qu’un travail plus sérieux et nécessaire pour soit les approfondir, soit les valider ou soit les réfuter. Par contre, cela ne sera pas pour tout de suite car je dois aller me prendre en photo à Hekseville. ■

Esteban Grine, 2017.


[1] Vous pouvez toujours reprendre ma vidéo pour avoir plus de détails sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=E8jQjQacc44

[2] Il faut quand même prendre cet adjectif de manière très relative.

[3] Je ne l’ai pas encore fait, mais cela risque de ne pas tarder.