Epoch-Man et moi

Epoch-Man et moi

Raphaël Lucas

Je suis de la génération Starfighter/Dragon’s Lair, de cette génération d’enfants qui s’imaginaient tour à tour sauveurs de la planète/princesse ou hacker ingénieux. Nous n’étions que des proto-geeks, souvent moqués, s’échangeant et feuilletant avidement des listings en Assembleur, rêvant d’écrans monochromes qui de nuit repeindraient nos visages de lignes de code. Devenir code. Oui, avec ce curseur en attente, toujours clignotant dans le coin de l’œil : une invitation. Et il y avait les jeux, électroniques puis vidéo, les bornes d’arcade dans lesquels mon frère et moi déversions des dizaines de francs tous les mois : Ô, Ghost’n Goblins comme je t’ai haï pour tous ces comics, Titans et Special Strange, ratés par manque d’argent… Se souvenir de cela, c’est ouvrir des boîtes. Car les souvenirs sont des boites, des tiroirs, des pièces et greniers aux parois fines, poreuses, s’interpénétrant. Ce sont des lieux-moments. Et certains de mes lieux-moments sont pleins de jeu vidéo. On glisse, saute de l’un à l’autre en suivant des généalogies propres, subjectives. On en remonte chaque cours au gré d’images d’abord en vrac, désordonnées, puis de plus en plus construites, structurées, chaque détail (réel ? imaginé ?) reprenant sa place, celle dont on croit se rappeler. Et, comme la balle de Tennis  for Two, tout est en rebond constant, en aller-retour : d’un jeu à l’autre, d’une pièce à l’autre, d’un moi à l’autre. Saisissez cette balle, et BOUM !, la mémoire s’emballe, déballe l’éventail chaotiques des expériences passées.

Là, aujourd’hui, il y a ce moi adulte, 43 ans, yeux collés à l’écran de télé HD, Polybius, le dernier Jeff Minter, qui y déroule à une vitesse insensée ses couleurs psychédéliques et ses références à un passé vidéoludique lointain : des (Space) Invaders, le scritttchhh, sccriiiiiiitcchhhhh d’un ZX Spectrum lisant une cassette. Et le tout fonce dans des couloirs clos, fermés. Nous sommes Un -Moi/je/jeu- propulsé de plus en plus vite, oui, de plus en plus immergé, happé, noyé. Le monde extérieur s’efface, n’est plus qu’une ombre. Je n’existe plus. Je ne suis même plus ce vaisseau-avatar. Je ne suis plus que pulsation, qu’accélération, que cette adrénaline qui se déverse en moi. Et puis l’épiphanie, l’illumination, le clac sec (clac !) dans le cerveau. Comme une porte, comme un passage oublié qui se déverrouille, ramène à un lieu-moment, à un lieu-passé. Brique après brique tout se reconstruit à l’intérieur, dans ce manoir des moi (s), ce grenier dit (David) Lynch, où l’on case, enfourne, bourre toutes les expériences du passé, les nous de ces moments-là. Moi, expérimentant Polybius, aujourd’hui. Puis, moi, terminant/jouant à/souriant devant Call of Duty, Gradius V, Planescape : Torment (ô, toi !), Baldur’s Gate, Final FantasyVII, R-Type, Thunder Blade, Strider, Ishar, Miracle Warriors, à différentes époques, dans différents appartements, différentes chambres ou maisons, toujours rebondissant d’un lieu, d’un souvenir, d’un moi à l’autre. Et puis l’arrêt, net. Un moment précis, plus clair, plus défini. Ce n’est pas le souvenir du premier contact, plus lointain, arcade sans doute. Non, cette réminiscence est plus importante, un moment gravé jusque dans mon corps, jusque dans cette image que je présente au monde.

Là, dans cette pièce, dans cette boîte, il y a moi, enfant, dans une cour d’école pendant une récréation, mains moites, les pouces s’agitant sur les boutons argentés d’Epoch-Man. Un vague clone de Pac-Man sous forme de Game & Watch. C’est le printemps. Peut-être. Je suis en CM1 ou CM2. A force de jouer les quatre boutons présentent des traces de rayures, et de leur peinture commence à s’effriter. Je suis assis contre un des pylônes de béton froid qui soutient le préau de l’école Jean-François Regnard à Dourdan. Il y a quelques mois, je me suis cassé une incisive définitive sur un de ces pylônes. J’en porte encore la trace, la brisure, cachée sous une couronne. Cette course, ce jeu de chat qui se termine à terre pour moi – fondu au noir-, je le revois à chaque fois que je souris dans un miroir… La passé, le présent… Epoch-Man, Epoch-Man. Revenir à Epoch-Man. Le concept est simple : à chaque écran nettoyé de ses fruits, la vitesse du jeu accélère. De plus en plus vite, toujours de plus en plus vite. Cette partie, je ne l’ai pas commencée sous ce préau où rebondissent les sons des pas, les cris et les rires. Elle a débuté le soir précédent, au calme, dans le canapé de notre salon. Je revois encore ses accoudoirs généreusement bourrés, ce coin dans lequel je me lovais. Pas de son, si ce n’est ceux d’Epoch-Man, et le téléviseur gros cul qui ronronne. Sans doute pressé d’aller me coucher, j’avais mis le jeu en pause. Ce n’était qu’une partie comme une autre, comme des dizaines d’autres. Elles finissaient toutes invariablement par un game over.

Mais sous ce préau, assis, au milieu du bruit, au milieu de la vie, adossé à ce pylône froid, tout a changé. Ici, il y a un impératif de temps : la durée limitée de la récréation. Une quinzaine de minutes avant que le sifflet ne résonne. Vite, faire vite.

Au bout d’un moment, à force d’accélération, les sprites finissent par disparaître, par se confondre, se mélanger devant mes yeux. Les vies engrangées lors des premiers passages tombent alors l’une après l’autre. Le monde, les rires d’enfants, les paires de jambes qui rebondissent sur le bitume à chaque saut de corde et les silhouettes qui courent en hurlant s’effacent, n’existent plus. Il n’y a plus que nous, Epoch-Man et moi. Plus que ces personnages en cristaux liquides, plus que ces deux ponts rouges sous lesquels je me cache, alors que les fantômes clignotent, parcourent le labyrinthe à toute vitesse. Il n’y a plus rien que cette liaison, ce flux, ce flow, et moi connecté sur la même longueur d’onde qu’Epoch-Man, comme partie d’un même système action-réaction. Mes yeux sont grand-ouverts. Il n’y plus de place pour un cillement.

Et puis, l’arrêt brutal de la partie. XXXX s’affiche en haut de l’écran. Le score maximal. Affaissement total du corps. Le vide, puis un grand sourire quand je comprends. J’ai dix (onze ?) ans, je viens d’expérimenter ma première transe hypnotique. Il n’y aura jamais de score plus haut, jamais d’expérience aussi intense sur Epoch-Man que dans cette cour de recréation, là, alors que lui et moi nous nous sommes échappés du réel. D’ailleurs, j’abandonnerai plus ou moins le jeu peu après.

Depuis, j’ai couru après cette expérience, une recréation de cette expérience, cette perte de soi dans un système. Oui, devenir flux, devenir flow, fluide. Pulsation. Ca a été TxK plus tard, lors un vol longue durée vers les Etats-Unis, avec cette sensation d’être en double apesanteur- le cerveau qui semble flotter à l’intérieur du crâne, une perte de repères-, et aujourd’hui Polybius, ce jeu « inspiré » d’une rumeur urbaine, cette borne d’arcade crée par la CIA pour contrôler l’esprit des joueurs. Alors que j’écris, Nex Machina : Death Machine a pris sa place, obsessionnel, compulsif, addictif, impossible à ranger tant qu’on n’a pas atteint le score maximum, tant qu’on n’atteint pas cet état de transe, cette concentration intense qui implique tout le corps. Séparés par plus de trente-trois ans, ce moi-enfant et le moi-actuel, nous nous retrouvons toujours là, dans cette vitesse, dans cette pression, dans cette perte de soi, dans cette transe. Oui, deux Starfighters propulsés vers les étoiles.