La richesse des nations – Catane

Catane est un jeu dans lequel les joueuses et les joueurs doivent étendre leur territoire sur une île. Pour ce faire, ils et elles doivent utiliser des ressources qu’ils et elles peuvent récupérer des différents terrains et environnements présents sur le plateau du jeu. L’une des particularités du jeu est qu’au début de chaque partie, chaque joueur et joueuse place progressivement leurs colonies sur les terrains qu’il ou elle souhaite occuper. Le placement initial des premières colonies est donc crucial puisque c’est cet événement qui détermine alors les divers avantages de chacun des joueurs. Une colonie se place à l’intersection de plusieurs terrains sur lesquels sont indiqués des nombres entre 1 et 12. Un lancer de dés détermine alors à chaque tour quels terrains rapportent des ressources aux joueurs ayant une colonie limitrophe. Par exemple, une joueuse lance et obtient un 8 aux dés. L’ensemble des terrains étant associés à des 8 génère alors des ressources. Dès lors, il apparait que le placement initial des joueurs et des joueuses est décisif selon deux paramètres. Premièrement, les joueurs sont invités à occuper les meilleures places. Celles-ci doivent soit apporter des ressources nécessaires pour les constructions élémentaires, soit s’inscrire dans une stratégie de spécialisation : volonté de monopoliser une ressource par exemple, devenir particulièrement productif, etc. Secondement, les joueurs et les joueuses sont invité.e.s à se positionner en fonction des plus fortes probabilités de production. Pour cela, ils et elles doivent sélectionner des terrains associés à des nombre comme 6, 8, etc.

Smith et ses avantages

Dès lors généralement, la partie démarre avec un ensemble de déséquilibres entre les joueuses et les joueurs. Certains ont des avantages tandis que d’autres sont clairement désavantagés. Il est alors particulièrement intéressant de voir cela d’un point de vue économique pour expliquer les mécanismes ludiques. En effet, les situations qui apparaissent en chaque début de partie reflètent la répartition des ressources et plus généralement illustrent de nombreux principes théoriques énoncés dans « La Richesse des Nations » d’Adam Smith repris par la suite par David Ricardo. Il convient donc alors de les aborder ici. En effet, c’est amusant de remarquer que les règles constitutives de ce jeu sont une forme d’application ludique de théories économiques vielles de plus de deux cents ans.  Dans leurs ouvrages, Smith et Ricardo se sont attachés à expliquer, selon eux, les écarts de développement entre les pays. Ils abordent pour l’un les avantages absolus et pour l’autre les avantages comparatifs. Ces deux concepts font tout de même référence à une même idée que certain pays sont avantagés par rapport à d’autres. En fonction de leurs avantages, les pays se spécialisent dans certains domaines et non dans d’autres. Il y a donc une idée que ces avantages expliquent (1) la spécialisation des pays dans une économie mondialisée et (2) l’existence d’une division du travail à l’échelle internationale : deux pays ont intérêt à s’échanger les productions pour lesquelles ils sont respectivement les meilleurs. Ricardo va plus loin que Smith en postulant qu’un pays ne doit pas seulement se comparer à d’autres pays mais aussi par rapport à lui-même en observant les filières pour lesquelles il est meilleur. Dans ses écrits, c’est de cette de cette façon qu’il explique que même si le Portugal peut produire des machines-outils, il a plutôt intérêt à se spécialiser dans la production de vin. L’observateur.ice averti.e remarquera alors que la théorie des avantages de Ricardo qui sont alors « comparatifs » est un outil de justification d’une forme coloniale de l’économie puisque les pays développés ont tout intérêt à maintenir des pays émergents à un certain niveau technologique par exemple. Si Ricardo ne voyait pas de problème à maintenir un pays dans la production d’un bien technologiquement peu abouti, il est évident que les enjeux ne sont pas les mêmes entre la production de vin et la production de machines-outils.

Catane et Ricardo sont sur un bateau

Catane met en exergue cela. En début de partie, chaque joueuse et joueur a pour objectif d’obtenir un « avantage comparatif » car cela va permettre de générer des rapports de forces inégaux avec ses adversaires (nous respectons dans ce jeu logique de concurrence capitaliste bien entendu). L’exemple du bois et de l’argile est criant de vérité. Ces deux ressources sont nécessaires pour les premières constructions (des routes et des colonies). Il est donc crucial pour les joueuses et les joueurs d’acquérir ces ressources en début de partie. On pourrait même alors rapprocher le processus de développement d’une nation d’un ou une joueuse dans Catane de la théorie du décollage économique de Rostow mais c’est une autre histoire. Dès le début d’une partie, on peut alors immédiatement faire des prédictions sur les joueurs et les joueuses qui ont opté pour ce type de ressources (pourvues que les jets de dés soient bons). Les nations qui se développent le plus rapidement en début de partie sont celles (1) qui ont le plus de chances de gagner et (2) qui installent des rapports de force immédiatement avec les nations qui ne peuvent pas se développer. On retrouve donc des rapports Nord-Sud.

Le développement rapide permet deux choses aux joueuses et joueurs qui le vivent. Premièrement, dans un esprit colonialiste, leur objectif devient d’abord de privatiser les terres avant de les travailler. C’est ce qu’il s’est passé avec la colonisation européenne de l’Afrique et des Amériques. Secondement, il s’agit de réduire le potentiel de négociation des autres joueurs soit (1) en s’accaparant les zones d’échanges : les ports permettent d’échanger des ressources contre d’autres à moindre coût ou (2) en mettant en place des stratégies rendant les terres exclusives, c’est-à-dire inaccessible aux autres même si apparemment, le partage des ressources communes ne nuirait ni à l’un.e ni à l’autre. A propos des rapports entre joueur.euse.s , l’un des phénomènes passionnants à observer concerne uniquement le temps de jeu. Catane illustre à mon sens parfaitement ce qu’il se passe au niveau politique internationale : les joueur.euse.s les plus riches sont celles et ceux qui ont le temps de jeu le plus long allant jusqu’à plusieurs minutes tandis que les tours des joueurs et les joueuses les plus pauvres sont les plus expéditifs, voire ne se réduisent qu’au lancé de dés. Il y a pour moi un parallèle flagrant entre ce qu’il se produit dans Catane et les échanges internationaux. On peut même pousser cette lecture un peu plus loin, ou alors en resserrant notre focus en disant que Catane reflète les écarts de temps de parole entre différents groupes sociaux. Si Catane représentait la France, il deviendrait alors possible de faire des parallèles pour déterminer quels sont les joueurs qui remportent la partie.

L’oppression des riches

Observer le jeu Catane depuis l’économie est révélateur de ce qui fait sens ludique aujourd’hui en occident il me semble. Il s’agit dans ce jeu de reproduire des schémas colonialistes d’accaparement des ressources et de leur privatisation. Par ailleurs, les échanges et les relations entre les joueur.euse.s sont révélateurs des formes actuelles de rapports de force entre les pays. Pourtant, Catane est un jeu salué par la critique, les joueurs et les joueuses. La seule conclusion que je peux alors proposer est qu’il illustre particulièrement ce que nous sommes réellement.

Esteban Grine, 2018.