L’écriture de l’enquête : L.A. Noire comme jeu vidéo historique.

Le caractère « historique » d’une production peut sembler évident de prime abord, en tant que genre très présent dans des domaines tels que la littérature ou le cinéma. On qualifiera aisément telle œuvre de « roman historique », de « film historique », en raison de la thématique choisie. Est historique un roman sur les derniers jours de Napoléon, sur la Seconde Guerre mondiale ou sur les Croisades.

On pourra se baser, toujours selon le sens commun, sur un spectre d’historicité pour exprimer pourquoi Pirates des Caraïbes (Gore Verbinski, 2003) est « plus historique » ou « moins historique » qu’une autre production. Mais au-delà des comparaisons, il n’apparaît pas toujours clairement ce que l’on entend par « historique ». A l’aune de quoi, de quel discours, de quel support, peut être lue l’historicité d’une œuvre ? Plus encore, lorsqu’il s’agit d’un jeu vidéo, comment comprendre le caractère « historique » d’un tel objet ?

Je propose de partir des travaux les plus récents de ceux qui se revendiquent des historical game studies (comprendre : la branche des game studies qui se propose d’étudier les jeux vidéo qui se revendiquent d’historiques, à l’aide d’outils de ludologie et d’historiographie) pour proposer une lecture du jeu L.A. Noire (Rockstar Games/Team Bondi, 2011) comme jeu historique, selon des éléments de définition particuliers.

L’histoire comme discours, l’historique comme genre

Comme on a commencé à l’esquisser, le sens commun tend à comprendre l’historique comme un contenu, un type de représentation au sein d’un medium. Parfois, on considère « l’histoire » dans les jeux vidéo comme un simple placage de textes et d’images : un simple habillage accessoire (Rabino 2013). Au final, et selon cette compréhension, un jeu tel que Empire : Total War (The Creative Assembly, 2009) peut revendiquer l’étiquette « jeu historique » dans la mesure où il est donné à voir des représentations de lieux, d’évènements et de personnages qui s’inscrivent dans l’Histoire, avec un grand H, celle qui se propose de rendre intelligible des éléments de « notre » passé, notre ligne temporelle sur notre planète. L’Histoire est une démarche essentiellement humaine, c’est une évidence que de le rappeler, mais c’est en vertu de cette définition que ce même jeu, adjoint d’un mod qui change l’aspect des unités, des cartes, des armes, fera d’Empire un jeu « moins historique », « plus historique », voire non- historique. Utiliser le même jeu en effectuant un placage d’éléments issus d’un univers de fiction comme Le Seigneur des Anneaux ou Game of Thrones l’expulsera, selon cette première définition, de la sphère des jeux historiques. Il devient un jeu qui met en récit un univers « d’inspiration historique ».

Mais l’historique est-il seulement compréhensible comme un ensemble de représentations ?

L’histoire est une opération humaine, qui retrace le cours d’évènement de notre univers spatial et temporel. Mais intégrer des représentations de ce passé dans un medium ne fait pas de lui nécessairement un jeu « historique ». On pourrait citer en exemple le jeu Wolfenstein 3D (Id Software, 1992) qui, bien que mettant en scène un univers présentant des éléments issus de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (des croix gammées au mur, des personnages de soldats nazis, jusqu’à Adolf Hitler lui-même, un univers de fiction situé en Bavière), n’est pour ainsi dire jamais classé ni compris comme un jeu historique, mais plutôt comme un jeu de tir, un shooter, un doom-like. Ce qui prévaut ici, c’est bien davantage les mécaniques de jeu que le placage de textures ou de textes.

La mise en jeu d’une méthode

Si l’on considère avec Ian Bogost que ce qui fait la spécificité de « l’écriture » dans un jeu vidéo c’est sa propension à exprimer un sens en donnant à accomplir un certain nombre d’action, par la mise en place d’une « rhétorique procédurale » (Bogost 2010), alors il faut s’attarder sur ces espaces qui se donnent à jouer, plus qu’ils ne donnent à consommer des informations.

Un jeu historique peut donc se lire, d’après cette définition, non seulement comme la présentation d’un discours à parcourir (l’histoire comme discours), mais que c’est proprement aussi la méthode historique qui est mise en jeu, le fait que l’on cherche à élaborer un discours sur des éléments du passé. Adam Chapman le formule ainsi : « l’historique devient simplement ce qui cherche à donner une signification au passé, par le moyen de thèmes, de théories, de preuves et/ou d’arguments historiques, lesquels font référence ou représentent le passé ou cherchent à développer un discours sur la façon dont nous percevons ce passé (même si il ne s’agit pas d’une description de passé en question) » (Chapman 2016, 11) (cf. note 1).

Certes, L.A. Noire contient un certain nombre d’éléments narratifs qui situent son univers de fiction dans une période de l’histoire : les Etats-Unis d’Amérique de l’après-guerre. On peut y voir apparaître certains personnages célèbres (tel Mickey Cohen), un Los Angeles recréé pour l’occasion, avec sa population, des véhicules, musiques et costumes d’époque, ainsi que la technologie de motion scanning qui permet de capturer les mouvements faciaux des acteurs. Il faut ajouter à cette recherche d’ultra-réalisme le fait que ce jeu joue sur un certain nombre de clichés –assumés- des films et romans noirs, à travers l’intrigue de l’agent self-made man et incorruptible, qui possède sa part d’ombre, son fidèle partenaire et entretient une histoire d’amour impossible avec une chanteuse de revue. L’histoire est ici à la fois l’histoire des USA des années 1940, mais fait aussi référence à l’histoire littéraire. Le jeu donne également à expérimenter des problématiques d’époque : la réinsertion des vétérans, les traumatismes de la guerre, la question de la corruption des services de police et du crime organisé…

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Fig. 1 : Dépouiller les sources.

Mener l’enquête

Mais ce sur quoi je souhaiterais me focaliser, dans l’optique de l’historicité vidéoludique conçue comme procédurale, c’est bien davantage ce qui est considéré comme le ressort principal du jeu : le système d’enquête et d’interrogatoire. Le propos de L.A. Noire est ainsi proprement de donner à jouer un processus –l’enquête policière- au cours duquel doit émerger une narration. C’est par les séquences d’enquête au cours des différentes affaires à résoudre sur le joueur (de même que le personnage), devra reconstituer le fil d’évènements passés.

Il part d’une scène de crime, qu’il devra explorer pour recueillir des informations de toutes sortes : ces informations sont les traces laissées par l’évènement que l’on doit rendre intelligible pour les besoins de l’enquête. Cette première phase prend la forme d’un jeu de recherche d’objets cachés, par l’appréhension des lieux et par ce qui est déjà une série de raisonnements. Plutôt que de chercher au hasard, le joueur est déjà amené à développer une stratégie concernant les endroits où il est plus judicieux de chercher (une poubelle environnante, le sac de la victime).

Qu’il s’agisse de se déplacer sur la scène de crime ou dans la ville, le jeu donne à voir une narration qui s’écrit au fur et à mesure du parcours physique du joueur (Jenkins 2002).

Mais d’ores et déjà, cette appréhension ludique de l’environnement est réglée et limitée par le système de règles : c’est par une série de son extra-diégétiques que le joueur est informé sur l’état de sa recherche d’indice. Lorsque la musique d’ambiance est présente, cela lui fournit une indication : il se trouve sur une zone à explorer. Un tintement : un indice se trouve à portée de main. Un second tintement : l’objet peut être examiné plus en profondeur. La musique d’ambiance s’arrête : le joueur sort de la zone de recherche, ou alors l’on a trouvé tous les indices.

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Fig. 16 : Archéologie urbaine.

Outre leur caractère assez dirigiste, ces règles donnent à voir une nuance sur ce que peut être l’appréhension d’indices.

A l’inverse de ce que l’historien Robin G. Collingwood décrivait comme étant des data, les éléments de l’univers de jeu ne se prêtent pas tous à l’examen, et ne sont pas tous appelés à être insérés dans une narration. C’est pour cela que, par un son spécifique ou une ligne de dialogue intra-diégétique, il est signifié au joueur que certains objets ne sont pas des indices. Ici, ce n’est pas le regard porté sur l’élément qui le fait « matériau d’histoire », matériau susceptible d’examen critique. La justification peut être d’ordre ludique : c’est pour éviter de perdre le joueur dans l’arborescence des possibles narratifs, pour lui indiquer plus précisément quels sont les matériaux de jeu et quels sont les éléments de décors qu’un tel système de distinction est mis en place.

Après la collecte des éléments de preuve, le joueur va devoir les mettre en lien, les inscrire dans une théorie déjà existante ou au contraire élaborer de nouvelles théories. De nouvelles mécaniques apparaissent, ici davantage orientées vers le jeu de réflexion, voire le jeu de rôle.

Il s’agit d’élaborer, compte tenu des éléments dont le joueur dispose, des théories rationnelles, d’échafauder des scénarii qui seront appelés à être confirmés lors des interrogatoires.

Cette véritable recherche des « possibles narratifs » (Bremond 1966), cette invitation à la création de théories sur la succession des évènements est proprement du ressort du play, appelle un engagement créatif de la part du joueur, lequel est encadré par certaines règles contenues dans le game, la structure qui les contient En effet, la nécessité absolue de documenter les hypothèses est rappelée de deux manières distinctes dans le jeu : par les dialogues du protagoniste principal (il fait une référence explicite au « rasoir d’Ockham », aussi appelé principe de parcimonie), mais aussi au sein des séances d’interrogatoires, lors desquelles le joueur ne peut accuser le suspect de mentir que si il est capable de fournir une preuve matérielle à l’appui de ses théories.

Le joueur comme témoin / le joueur et les témoins

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Connecté aux services en ligne de Rockstar, le joueur peut demander à bénéficier de l’avis de la communauté lors des interrogatoires (ici, en pourcentage sur la base des réponses données).

 

La progression du joueur dans l’intrigue est également conditionnée par un recours au témoignage. Plus qu’un jeu d’enquête, L.A. Noire a tenté d’innover en se présentant comme un jeu d’interrogatoire, invitant le joueur à littéralement « lire » sur le visage des suspects pour discerner le mensonge de la vérité, afin de poursuivre sa progression dans l’arbre des possibles narratifs.

Nous touchons ici à ce qui est appelé à être à mon sens une problématique très importante dans ces jeux vidéo qui cherchent à retranscrire/à donner à jouer ce qui apparaît comme un avatar de la complexité du réel. Dans le cas des émotions (la peur, la joie, la tristesse, la solitude), de certaines situations (le malaise, la tension), il va s’agir de transcrire des données qualitatives, des appréciations, des perceptions en données quantifiables, dans le cadre d’un logiciel. Quitte parfois à opérer des simplifications, à utiliser un système de jauge, des quantifications qui peuvent sembler arbitraire.

Dans L.A. Noire, ce type de ludoformisation qui consiste à « rendre quantifiable », visuel, mesurable, des émotions, rencontre une limite en terme de réalisme. Les suspects ne peuvent afficher que trois émotions primaires, lisibles assez distinctement : un visage parfaitement figé traduit la vérité d’un propos ; une expression altérée par une légère moue ou un regard fuyant invite l’enquêteur à douter ; un visage défiguré par le malaise le fera passer pour en menteur.

La mécanique est ainsi formée, indépendamment d’une sorte d’ultra-réalisme difficilement retranscriptible : pour rendre les expressions des suspects véritablement lisibles par le personnage –dont le talent de perception aiguisé est intra-diégétique-, il est nécessaire de grossir le trait et de rendre ces expressions lisibles par le joueur lui-même, de manière extra- diégétique.

Au-delà du réalisme, de la pertinence, de la jouabilité ou du degré de difficulté qui correspond à la prise en main de cette mécanique de jeu, cette dernière propose d’expérimenter quelques problématiques liées à l’interrogation de témoins, même si ici il s’agit d’un duel plus que d’un entretien qualitatif, et que le joueur est amené à se battre –parfois physiquement- pour extorquer une information de valeur pour l’enquête, voire des aveux. Plus que d’écouter, d’amener à répondre, d’interroger sans trop diriger, il s’agit ici de remporter un combat. Cette interrogatoire s’inscrit bien plus dans un registre polémologique et judiciaire (avoir raison, l’emporter sur l’interrogé) que scientifique. Toutefois, dans ses formes et ses mécaniques, il apparaît des éléments de doute et de logique formelle (relever des contradictions, remarquer les informations importantes, inviter à développer des pistes) qui peuvent être commun à d’autres processus d’investigation, dont fait partie l’entretien qualitatif.

Un dernier point est à questionner : quand s’arrête l’investigation ? Dans L.A. Noire, une enquête est close quand le joueur a suivi une ligne narrative qui l’a amené à identifier et incarcérer un coupable. Cette conclusion de la démarche, le « discours » sur les faits qui a été produit par le joueur nous autorise un parallèle avec le discours historique. A un niveau intra- diégétique, les personnages du jeu se contenteront de ce discours. Il s’en contenteront en invoquant certaines raisons, les mêmes que celles invoquées pour instruire un procès en relativisme au discours historique ; l’histoire, tout comme le récit du crime, serait un discours simplement cohérent avec lui-même (car le joueur joue selon les règles de non-contradiction imposée par le jeu), est un produit contingent, qui rend service à l’institution qui l’a produit et lui permet de perdurer (le chef de la police congratule le joueur à chaque succès), et cherche à léser le moins de monde possible. Ce discours est-il « vrai », et comment le jeu nous propose- t-il un regard historique sur ce qui vient d’être produit ?

L’adéquation du discours produit avec « la vérité des évènements », l’avis sur la validité du discours reconstitué par l’enquête ne sera révélé qu’hors diégèse, par un système de récompense qui s’échelonne entre une et cinq étoiles. Par cette récompense, on juge de la façon dont le joueur a su reconstruire, « ce qu’il y avait à reconstruire ». Il y a une « vérité des faits », une « bonne ligne » à suivre dans l’arbre des possibles narratifs, et la réussite au jeu revient à trouver le moyen d’accéder à cette configuration de preuves, d’aveux et de connexions qui amène à découvrir la vérité, seule et unique.

 

Le rapport d'enquête : une présence de "l'auteur", qui évalue le degré de réussite en fonction de la capacité du joueur à dérouler le bon fil narratif.
Le rapport d’enquête : une présence de « l’auteur », qui évalue le degré de réussite en fonction de la capacité du joueur à dérouler le bon fil narratif.

Bien que cette conclusion d’enquête amène des conseils pour rejouer l’affaire, découvrir d’autres preuves, mener d’autres interrogatoires, l’enquête est fondamentalement un processus qui cherche à découvrir quelque chose qui existe déjà en dehors de l’enquête. La découverte « historique », ou ici la découverte policière, renvoie ici au régime de découverte des sciences dures, en biologie ou en physique. Il s’agit de mettre des mots sur un phénomène qui existe en dehors du discours lui-même, un phénomène qui est quantifiable, et dont la véracité nous est donnée à apprécier. Le jeu vidéo se donne ici à voir dans son identité de logiciel : il existe de bonnes et de mauvaises solutions, des suites logiques qui se donnent comme des raisonnements « vrais », ou « faux », ce qui questionne cette limite essentielle de la retranscription de l’histoire (comme discours ou comme méthode) dans des systèmes informatisés : comment un programme peut-il générer du doute, de l’incertitude, exprimer un résultat contingent, incomplet (Hobohm 1989) ?

Ainsi, quelle est la part de création narrative dans ce jeu, si ce n’est dans la liberté donnée de rechercher des bonnes mécaniques pour dérouler une histoire ? La liberté de configuration- production n’est-elle pas présente seulement le temps de l’enquête, du puzzle, alors même qu’on mesure la réussite, le succès à l’aune du « corrigé » post-enquête ?

On peut éventuellement sortir de cette difficulté en mobilisant le soutien des théories issues du champ des études sur le jeu de rôle. En effet, il est possible de diviser les attentes des joueurs de jeu de rôle selon une grille d’analyse connue sous le nom de « théorie LNS », selon laquelle on peut distinguer plusieurs profils de joueurs et donc plusieurs types de jeu (d’attitudes) selon l’objectif recherché. L’engagement d’un joueur peut ainsi être « ludique » (dans ce contexte, il va chercher les meilleurs stratégies pour l’emporter sur les autres/avec les autres, pour gagner), mais aussi « narrativiste » (il va chercher à explorer des possibles narratifs, afin de voir se créer une histoire, mais aussi pour co-écrire une histoire avec les autres joueurs(David 2016)) ou encore « simulationniste » (le joueur cherchera à vivre une expérience de simulation immersive).

Il apparaît possible de distinguer conceptuellement, au moins dans ce cas présent, « jouer » et « gagner », comme renvoyant à des types d’engagement différents. L’objectif du premier n’est pas nécessairement d’accéder au second, mais de se donner comme expérience autotélique, comme espace de liberté au sein d’un système réglé.

L.A. Noire, entendu ainsi, n’est donc pas nécessairement un jeu dont le propos est de donner à jouer la création arbitraire d’un discours écrit par les vainqueurs. Il peut être lu différemment, comme un jeu qui invite, par un certain nombre de mécaniques de jeu, à réfléchir sur la façon dont on construit, ou reconstruit un discours de sens.

Jouer à laborer un scénario, mais selon une règle : documenter ses affirmations...
Documenter ses hypothèses, une règle du jeu.

Car, qu’il s’agisse des mécaniques ludiques ou de l’intrigue narrative liée à l’histoire du protagoniste principal, ce jeu nous donne à voir des erreurs : erreurs de décision, erreur d’appréciation, erreur de jugement, erreur de raisonnement. Dans l’univers de L.A. Noire, les apparences sont trompeuses, le passé n’est pas figé, le joueur comme le protagoniste sont amenés à juger à partir de preuves dont ils disposent, et tirent des conclusions à partir de ces seuls éléments. La recherche, l’erreur, et la recherche de l’erreur sont autant de personnages avec lequel il faut composer dans le jeu, qui parfois, si l’on y regarde bien, s’amuse à les mettre en scène : dans l’enquête « Sous une lune meurtrière », le joueur se rend ainsi successivement aux archives, en bibliothèque, et finit son parcours dans un labyrinthe.

Le projet de l’historien et ses méthodes ne sont pas celles de l’enquêteur judiciaire : trouver le coupable, résoudre le puzzle, faire respecter un code de loi et chercher à faire appliquer des sanctions. Le jeu sur l’historicité se produit ici à travers un certain nombre de similitudes dans les mécaniques. Il s’agit de formuler des hypothèses, explorer un monde dont on cherche à comprendre le fonctionnement, recréer la chronologie d’évènements passés, recueillir preuves et témoignages, mettre en place des protocoles pour trier le « vrai » du « faux » (2) …

Conclusion

Les enjeux liés aux jeux vidéo historiques sont ludologiques, mais demeurent aussi fondamentalement historiographiques. Compte tenu de ce qui vient d’être dit, « l’historique » cesse d’être dès qu’il y a contamination de la fiction ? Quelle peut être la place à la création dans la « recréation » ? Peut-on vraiment accéder à ce matériau pur de l’histoire, sans le contaminer d’éléments créés de toute pièces (des catégories de pensée par exemple) qui l’expulserait de notre ligne spacio-temporelle, et donc de l’Histoire ?

Parler de l’époque médiévale à l’aide de la catégorie contemporaine de « Moyen Age », n’est- ce pas déjà employer un terme créé de toutes pièces, pour désigner un ensemble restreint d’éléments, selon un biais de jugement inclus dans le terme-même de « moyen » ? Toute démarche historique peut-elle, ou doit-elle se revendiquer comme une « littérature contemporaine » (Jablonka 2014) ?

Pour répondre à cela et refuser ainsi tout relativisme des types de discours, il peut être utile de rappeler la multiplicité des formes de l’écriture historique. Comme le formulent Donelly et Norton dans Doing History (Donnelly 2011, 155) : « il nous faut arrêter de juger d’autres pratiques historiques en fonction des standards de l’histoire académique, et plutôt reconnaître que chaque forme de représentation historique a sa propre méthodologie, ses propres formes, codes et conventions, ainsi que sa propre valeur culturelle » (3)  . Un jeu vidéo historique, de par sa forme de jeu vidéo, sa condition hybride de jeu et de logiciel, d’œuvre de fiction, de programmation, de travail esthétique et artistique, ne déploie pas les mêmes éléments de langage et ne suit pas le même processus de création et de réception que l’histoire universitaire. Ce que peuvent nous apprendre les jeux vidéo historique, ce peut être par exemple que l’historicité n’est pas l’exactitude, et que l’exactitude n’est pas la vérité. Que l’histoire est moins un ensemble de discours définitifs qu’un processus vivant, qui met en jeu des rapports sociaux, institutionnels, personnels, académiques, méthodologiques comme le présente Michel de Certeau, qui insiste sur le fait que l’opération historiographique est à comprendre « comme le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature) » (Certeau 2002, 78 (ed. originale 1975)).

 

Fig. 239 : Historiens au travail.
« Historiens au travail ».

Ainsi, afin comprendre l’historicité des jeux vidéo historiques, il apparaît indispensable de les comprendre en tant que jeux vidéo, pleinement, et sans chercher à les comparer en terme « d’exactitude », de « réalisme » ou de « véracité » aux productions universitaires avec lesquelles les jeux ne peuvent pas –ne cherchent pas- à rivaliser, tant formellement qu’en terme d’objectifs. Comme cela est déjà proposé, il faut dans le cas des jeux historiques une définition de l’historicité, qui ne prenne pas seulement en compte la vérité ou l’exactitude perçue (Chapman 2016, 11), mais qui s’attache à comprendre la forme prise par l’historique dans un jeu : une narration simultanément jouée, créée, écrite et reçu, où le joueur est à la fois historien et public, où il lui est donné à faire de l’histoire tout en étant le public qui la reçoit (Chapman 2016, 33‐34). L’histoire n’est pas qu’un sujet de jeu, elle peut être une mécanique qui fait l’objet d’une mise en jeu. L’histoire peut apporter au jeu vidéo un nouveau cadre de compréhension de ses mécaniques ; et le jeu vidéo peut quant à lui, par l’engagement ludique, participer à une redéfinition de l’engagement historique, comme processus et comme méthode. ■

Julien Bazile, 2016.

 

Bibliographie

Articles et ouvrages

  • Bogost, Ian. 2010. Persuasive Games – The Expressive Power of Video Games. Cambridge, MA: MIT Press.
  • Bremond, Claude. 1966. « La logique des possibles narratifs ». Communications 8 (1): 60‐76. doi:10.3406/comm.1966.1115.
  • Certeau, Michel de. 2002. L’Ecriture de l’histoire. 2nd éd. Paris: Gallimard.
  • Chapman, Adam. 2016. Digital Games as History: How Videogames Represent the Past and Offer Access to Historical Practice. New York, NY: Routledge. David, Coralie. 2016. « Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ? » Sciences du jeu, n o 6 (octobre). https://sdj.revues.org/682.
  • Donnelly, Mark. 2011. Doing History. London ; New York: Routledge.
  • Haddad, Élie, et Vincent Meyzie. 2016. « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, n o 62-4 (janvier): 132‐54.
  • Hobohm, Hans-Christoph. 1989. « L’histoire informatisée: intelligente, artificielle ou simulée ». Bulletin de l’EPI (Enseignement Public et Informatique), n o 56: 192‐209.
  • Jablonka, Ivan. 2014. L’Histoire est une littérature contemporaine : Manifeste pour les sciences sociales. Paris: Seuil.
  • Jenkins, H. 2002. « Game Design as Narrative Architecture ». En ligne, sur ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/238654339_Game_Design_as_Narrative_ Architecture.
  • Rabino, Thomas. 2013. « Jeux vidéo et Histoire ». Le Débat 177 (5): 110. doi:10.3917/deba.177.0110.

Ludographie

Empire : Total War (The Creative Assembly, 2009)

L.A. Noire (Rockstar Games/Team Bondi, 2011)

Wolfenstein 3D (Id Software, 1992)

 

Notes de Bas de page

(1)

« The historical becomes simply that which attempts to make meaning out of the past, that which uses historical themes, theories, evidence and/or arguments, that which refers to or represents the past or seeks to make a point relevant to how we perceive it (even if its not a description of that past itself ».

(2)

Un « vrai » et un « faux » entendu au sens scientifique, c’est-à-dire « jusqu’à plus ample informée, et d’après les conditions méthodologiques données », sans prétention à l’universalité.

(3)

« We should stop judging other historical practices by the standards of academic history, and instead acknowledge that each form of historical representation has its own methodology, its own forms, codes and conventions, and its own cultural value » (cité dans (Chapman 2016, 24)).

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