Les discours de Death Stranding (1/4) : à propos de l’effondrement.

Death Stranding est un jeu complexe par les thématiques qu’il aborde de manière déstructurée. Si un grand nombre de propos surviennent au cours de la trame principale, le jeu laisse son audience libre d’explorer ses bases de données mélangeant des mails fictionnels, des interviews des personnages principaux et toute une encyclopédie à propos d’artefacts culturels qui nous sont pour le coup contemporains.

Attention, cette série d’articles révèle des éléments clefs de l’intrigue et de l’histoire de Death Stranding.

Si la science-fiction est bien le genre dans lequel encastrer le jeu, c’est pour mieux mettre en valeur le quotidien qui parsème le jeu : que cela soit notre métier de livreur en jeu, aux relations humaines, en passant par le pessimisme lié à un effondrement de l’humanité. La SF a toujours été l’un de mes genre littéraire, cinématographique et vidéoludique préféré car j’ai le sentiment que ce sont ces contextes de récits qui permettent le mieux de comprendre nos réalités sociales actuelles. De manière candide, j’ai aussi été très marqué par une citation extraite d’un épisode de la série Startgate SG-1. Dans Wormhole X-Trem the movie (saison 10, épisode 6), un épisode particulièrement méta de la série, Grell, pastiche télévisuel de Teal’c dans la diégèse de la série, tient un monologue particulièrement poignant en toute fin d’épisode :

Science fiction is an existential metaphor, that allows us to tell stories about the human condition. Isaac Asimov once said: « Individual science fiction stories may seem as trivial as ever to the blinder critics and philosophers of today – but the core of science fiction, its essence has become crucial to our salvation, if we are to be saved at all. » (Grell citant Isaac Asimov, Stargate SG-1 s10e06).

La science-fiction est une métaphore existentielle qui nous permet de raconter des histoires à propos de la condition humaine. Je crois profondément à cette maxime. Dans mes travaux de recherches et donc dans ce billet à propos de Death Stranding (abrégé DS), j’affine ce propos en énonçant que les jeux vidéo, en plus d’être des métaphores existentielle voire expérientielle pour faire référence aux travaux de Doris Rusch (2008), sont des discours sociologiques. Ceux-ci « sont des interprétations d’un morceau de réalité sociale construites à partir d’une boîte à outils conceptuels et méthodologiques » (Fugier 2008:2).

Autrement dit DS est à la fois une métaphore de la condition humaine telle qu’elle est perçue par le studio de Hideo Kojima mais est également un discours sur les sociétés. L’objectif de cet article est donc d’explorer cette piste : dans quelle mesure l’œuvre de science-fiction Death Stranding se présente comme discours sociologique sur nos réalités contemporaines ?

Death Stranding est loin d’être un jeu facilement appréhendable tant son univers semble parcellaire. Il rejoint est à mon sens l’idée d’une œuvre-monde et son récit, par la pénibilité et la lenteur des missions qui nous sont données, se rapproche davantage de l’idée d’un jeu-fleuve, c’est-à-dire un jeu qui dilue son récit et l’étale sur une expérience considérée comme très longue. L’intention du studio de vouloir représenter un monde se retrouve par exemple dans le soucis du détail d’un pays entièrement représenté à l’échelle. Les villes unifiées d’Amérique sont alors une représentation science-fictionnelle d’une organisation sociale dérivée de ce que perçoivent les auteurs et autrices. Je pourrai même aller plus loin en postulant que Death Stranding est un exercice de design fiction dans le sens où ce terme évoque un exercice de style permettant de créer des prototypes, des textes, des expériences qui serait alors le support de discussion sur le futur (pour des études de prospective par exemple). Il n’y a alors qu’un pas entre la définition du design fiction et la science-fiction :

« In his 2005 book Shaping Things [49] Sterling offers an early account which relates it closely to science fiction: « The core distinction is that design fiction makes more sense on the page than science fiction does » » (Blythe 2014:4).

En tout état, avec cette série d’articles, je vais aborder quatre lectures que j’ai du jeu Death Stranding. Il ne m’est pas possible d’aborder plus en détail le jeu pour le moment mais l’intérêt de cette série est aussi de figer dans le temps quelques avancées sur les interprétations que j’ai du jeu.

Death stranding comme discours sur l’effondrement

La trame scénaristique principale du jeu repose sur l’existence de cycles ayant conduit tour à tour les espèces dominantes à succomber. Ainsi, depuis le début même de la vie sur terre, des extinction entities sont arrivés systématiquement pour mettre un terme à l’espèce dominante. Ainsi, la planète aurait déjà fait face à cinq extinctions de masse dans son existence et le jeu situe son récit à l’aube de la sixième, qui concerne cette fois l’humanité.

« Once, there was an explosion, a bang which gave rise to life as we know it. And then, came the next explosion. An explosion that will be our last. » (Sam Porter Bridges)

Le jeu porte ainsi un discours particulièrement pessimiste sur l’humanité, et cela contraste avec les autres jeux-fleuves sorties récemment que sont Red Dead Redemption 2 (perspective zoliste) et Assassin’s Creed Odyssey (perspective vernienne du futur). En effet, Death Stranding commence son récit avec une perspective collapsologue spectaculaire : des explosions ressemblant à des cataclysmes nucléaires dévastèrent les Etats-Unis. En même temps, la technologie chirale (qui ressemble plus ou moins à ce que pourrait être une informatique quantique fantasmée, hormis le fait que le transfert de données repose sur le monde des morts plutôt que sur un plan quantique de l’existence)  et les beach things¸ des entités provenant du monde des morts,firent leur apparitions. A la suite d’explosion sur le sol états-uniens, le gouvernement s’effondra et les humains furent obligés de se cacher dans des villes sous-terraines, déconnectées les unes des autres pour pouvoir se protéger des BTs (ou des échoués en version française). Bien que le récit ne soit pas clairement situé dans le temps, on peut supposer que le premier voidout a eu lieu après notre époque. De même, on peut aussi supposer la plupart des personnages de l’œuvre ont connu l’avant et l’après voidout.

Dès lors, finalement, le jeu propose un setting proche des théories contemporaines de la collapsologie, un sous-ensemble des travaux sur les effondrements des sociétés. En France, le mouvement collapsologue est notamment représenté par Pablo Servigne. Pierre Charbonnier résume la collapsologie en un argument principal :

« l’accumulation des crises écologiques et la pression sur les ressources induite par nos modes de vie conduiront tôt ou tard à l’écroulement des systèmes d’approvisionnement énergétiques et alimentaires, et avec eux, des structures politiques (relativement) stables et pacifiques dont nous jouissons pour l’instant. » (Charbonnier, 2019)

Au premier abord donc, Death Stranding semble reprendre ce discours : la civilisation humaine, de par son existence même, déclenche une réaction de la Nature qui la dépasse et contre laquelle il lui est impossible d’agir. Dans un certain sens, il est donc possible d’envisager les phénomènes paranormaux de Death Stranding comme l’agrégation de plusieurs grandes peurs humaines qui ont pavé notre histoire : par son caractère inéluctable, les death stranding sont des cataclysmes pouvant évoquer la crise climatique contemporaine. Les voidouts et les façons dont ils peuvent être causés semblent d’avantage emprunter à la peur du conflit nucléaire, empreint d’attentats terroristes.

Pourtant, il est important de comprendre que Death Stranding, s’il porte bien sur l’effondrement, n’est pourtant pas le relais d’un discours collapsologue. En effet, la collapsologie repose sur la création et le maintien d’une peur à l’égard d’une catastrophe inéluctable qui va nous terrasser. Or, comme le notent les critiques de la collapsologie : « l’affirmation fataliste d’un scénario d’apocalypse est démissionnaire, dépolitisante, elle ferme les yeux sur les multiples effondrements déjà en cours et qui ne suscitent aucune compassion ni réaction, elle ne peut au mieux que faire émerger une figure providentielle autoritaire » (Charbonnier, 2019). De fait, la collapsologie soutient l’idée d’un tournant anthropologique dans le sens où les humains changeraient d’organisation, passant ainsi de sociétés fondées sur l’entraide à des sociétés survivalistes fondées par quelques personnes supposées plus lucides que d’autres.

En un sens, Sam Porter Bridges est au début du récit une figure survivaliste. Il incarne un loup solitaire pour lequel seul sa propre survie compte. Son choix de vivre seul est expliqué de deux façons. Le première est qu’il s’est refermé sur lui-même suite à la mort de sa conjointe alors enceinte lors d’une explosion causée par un échoué. La seconde est que son contact fréquent avec les BTs a fait que des phobies se sont développées, dont celle de ne pas pouvoir supporter le contact d’autres êtres vivants : l’haphephobie.

Au fur et à mesure de l’aventure, de nombreux personnages secondaires vont entourer Sam, à commencer par Deadman, Mama et Die-Hardman. Par la suite, d’autres personnages le rejoindront et l’entoureront dont Heartman et la sœur de Mama : Lockne. Même si cela n’est pas très explicite dans le jeu, Sam s’ouvre peu à peu à son entourage pour décider de lutter contre la fin de monde telle qu’elle est sensée survenir au sein du jeu. Dès lors, d’une perspective collapsologue, le jeu évolue en suggérant de faire tout notre possible pour lutter contre le tournant anthropologique tant attendu des survivalistes.

Finalement, le survivaliste collapsologue est bien plus représentée dans le personnage de Higgs qui attend cette fin du monde avec impatience. Là où Sam Porter finit par accepter le sort du monde (voué de manière absolue à la destruction) mais fait tout pour ne pas que les sociétés ne s’effondrent trop rapidement. A la fin du jeu et malgré son déterminisme, on apprend que l’humanité obtient quelques milliers d’années supplémentaires de sursis. Par ailleurs, aucun tournant anthropologique n’est évoqué dans l’œuvre de Kojima.

Contrairement à la collapsologie, il est donc d’avantage question de l’effondrement en tant que Fin mettant un terme définitif à l’humanité. Peu importe le degré de préparation de l’humanité, celle-ci ne pourra échapper à son destin funeste. Par la même, le jeu se débarrasse de toutes formes de sensationnalisme autour de cette Fin. Son traitement ne devient seulement qu’un paramètre connu et maitrisé de la condition humaine. Ultimement, le discours sur l’effondrement qu’est Death Stranding n’en devient que plus doux-amer dans le sens où l’acceptation de cette supposée fin conduit à des comportements plus bienveillants, aidants, gentils, etc. Malgré le fatalisme de son message, Death Stranding propose un discours non culpabilisant sur l’effondrement. Ce faisant, il renouvelle, affirme une envie de tout faire pour lutter contre et ce, dans la plus grande des bienveillances. C’est probablement un message qui semble naïf, mais tellement crucial aujourd’hui.■

Esteban Grine, 2019.


Bibliographie

Blythe, M. (2014). Research through design fiction. (:Unav). https://doi.org/10.1145/2556288.2557098
Charbonnier, P. (2019). Splendeurs et misères de la collapsologie. Revue du Crieur, N° 13(2), 88‑95.
Fugier, P. (2008). Les discours sociologiques et les terrains des sociologues. Quelques préalables à la production de sociologies non dogmatiques. ¿ Interrogations ?, (7).