Les Tambours de guerre

Les Tambours de guerre

Antonin Demeilliez

« Six ans ont passé depuis la première guerre entre les orcs et les humains… » Ce carton, comme une sentence, marque le début de la deuxième. Moi, jeune stratège en herbe, j’ai environ six ans quand je découvre, émerveillé, la cinématique d’introduction de Warcraft II en me disant que je n’avais jamais rien vu d’aussi impressionnant. La mer, les navires orcs, les humains et les elfes qui aiguisent leurs épées et chargent leur canons pour constituer un dernier rempart à la barbarie : tout dans cette cinématique d’introduction m’appelle à l’aventure. Je me suis lancé dans Warcraft II pour mener bataille, j’y ai trouvé la passion d’une vie : le jeu vidéo.

C’est à ma sœur de neuf ans mon aînée que je dois le fait d’avoir eu Warcraft II installé sur l’ordinateur de la maison alors que mes parents étaient à l’époque encore très réticents à l’idée de m’offrir une console de jeu. C’est ce contexte familial qui a scellé mon destin de « pécéiste » et je ne regrette rien, car au delà du jeu vidéo, c’est tout l’univers de l’heroic fantasy que le jeu de Blizzard m’a fait découvrir, La Communauté de l’anneau ne devait arriver dans les salles que deux ans plus tard. Warcraft II m’a donc fait découvrir les orcs, les elfes, les nains, les trolls, les gobelins, ainsi que la mélancolie et le souffle épique inhérents au genre. De bataille en bataille, de cinématique en briefing de mission, j’ai vu se dessiner sous mes yeux le destin d’un monde en proie au péril. J’ai vu les elfes mourir sous les coups de hache des grunts, les catapultes déchaîner leur feu sur les fermes ennemies. J’ai vu les cavaliers de la mort utiliser leur sombre magie, j’ai vu des navires tomber dans une embuscade au profit du brouillard poisseux qui régnait sur la mer, et j’ai vu Kadghar sceller le portail des ténèbres pour nous sauver tous.

A l’époque, je ne comprenais qu’une infime partie de l’intrigue du jeu. Je n’écoutais que d’une oreille le langage ampoulé du narrateur qui me donnait des ordres de mission bien complexes. Au bout du compte, il s’agissait toujours de vaincre son ennemi, de faire triompher le Bien sur le Mal (ou l’inverse) et je m’abreuvais des enchaînements de noms alambiqués des ogres, des mages et des forteresses qui, s’ils n’avaient que peu de sens pour moi, forgeaient en mon esprit tout un folklore, tout un univers. Car il en faut très peu pour un jeu de la fin des années 90 pour faire rêver un enfant en quête d’aventures et de mondes imaginaires. Peu m’importait que nous devions retrouver le crâne de Gul’dan ou que la forteresse de Stromgarde était le dernier bastion de l’humanité. Ce qui m’importait, c’était qu’un monde était en péril, et que les petites bouillies de trente-deux pixels de côté étaient des chevaliers, des archers elfes, des paladins, des lanceurs de haches trolls, des gobelins kamikazes. Ce qui m’importait, c’était que leur sort était entre mes mains, et que je devais bâtir un empire pour surmonter leur destruction.

Le genre de la stratégie temps réel n’est pas le plus accueillant pour un enfant de six ans. Qu’on se le dise, je ne me serais jamais attaché à ce point au jeu sans la présence des cheatcodes qui ont déterminé la majeure partie de mon expérience de Warcraft II. « Make it so », « On screen », « Hatchet », « It is a good day to die »… Presque vingt ans plus tard, je me souviens encore de ces cheatcodes que j’ai écrits et réécrits, tels des mantras, des formules magiques qui me donneraient le pouvoir de vaincre. C’était la magie de ces codes qui faisait de moi un arcaniste pouvant donner l’invincibilité et l’omniscience à mes troupes. D’aucuns diront que je n’ai pas vraiment joué à Warcraft II dans ces conditions. Soit. Je n’ai certainement pas eu l’expérience de jeu et le sentiment de péril que les game designers avaient imaginés. Et pourtant, malgré la simplicité enfantine que représentait le jeu une fois ma magie ayant opéré, j’y ai passé un temps considérable. Je me souviens des longues heures passées à m’user les yeux devant le cube cathodique qu’était l’imposant écran du vieux Packard Bell de mes parents tandis que la lumière du bureau se reflétait sur le ciel noir de la nuit qui perçait par le velux. Je me souviens développer méthodiquement toutes les améliorations du jeu, débloquer toutes les technologies de guerre possibles, et de lever des armées titanesques pour subjuguer mon ennemi, alors qu’un seul fantassin invincible aurait suffit. Je me souviens de cliquer frénétiquement sur les moutons pour les faire exploser, et pour écouter ce que chaque soldat pouvait avoir à me dire. Je me souviens avoir laissé un unique bâtiment ennemi en vie lors d’une mission pour pouvoir prendre le temps d’envahir le moindre îlot de la carte avec mes bâtiments. Bref. Les cheatcodes m’offraient la paix pour préparer la guerre. En brisant les règles, Warcraft II devenait un jouet, un bac à sable qui pouvait se plier aux délires mégalomanes d’un enfant introverti.

A quoi bon s’encombrer de la défaite ? A quoi bon chercher une victoire qui sera souillée par le sceau de « Tricheur ! » sur l’écran des scores ? Ce que je voulais à l’époque c’était me plonger dans cet univers sombre et magnifique, c’était savourer le jeu comme un tableau que l’on admire sans s’en lasser, pour en voir tous les détails, en comprendre toutes les nuances. Bien évidemment, je livre ici la vision rétrospective d’un jeune adulte ayant été éduqué à l’analyse d’art. Je ne me doutais pas à l’âge de six ans que j’étais en train de m’initier à la contemplation et à la mélancolie. Et pourtant, il fallait bien de la contemplation et de l’imagination pour croire à toute cette histoire, pour voir des personnages au milieu des sprites grossiers et des mêmes lignes de dialogue qui tournaient en boucle. Il fallait bien de l’imagination pour voir un monde au delà des frontières de la carte, au delà du brouillard de guerre, des arbres minuscules posés sur des sols monochromatiques sans aucun relief et des paysans plus grands que leurs fermes. Heureusement il y avait les musiques. Ha, les magnifiques musiques signées par Glenn Stafford ! Qu’aurait été ce jeu sans ses morceaux qui appelaient tous à l’aventure ? Eux qui portaient tout l’épique et toute la tragédie de l’univers de Warcraft avec ces cuivres qui nous invitaient à chevaucher dans les plaines désolées d’Azeroth, ces cloches qui sonnaient comme un glas pour ces héros qui tomberaient vaillamment au combat, ces harpes envoûtantes qui nous rappelaient que tout cela n’était que fantaisies et légendes… Et évidemment, ce sont ces musiques qui aujourd’hui éveillent en moi la nostalgie de mes soirées passées devant le jeu.

Il y a trois ans je lançai ma première partie de Hearthstone, et quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai entendu retentir les musiques de Warcraft II au moment de la recherche d’adversaire. Le son était nasillard, comme provenant d’un phonographe et ces sonorités qui avaient bercé mon enfance revenaient à moi comme une relique du passé. Ce qui ne devait être qu’un easter egg pour le studio s’est transformé pour moi en un véritable hommage à l’héritage d’une saga démarrée il y a vingt ans. Cela a provoqué en moi l’envie de me replonger dans le jeu et dans sa suite, Warcraft III, tout comme chaque bande annonce d’une nouvelle extension de sa déclinaison en MMORPG, tout comme l’adaptation cinématographique sortie au printemps 2016, tout comme ma nouvelle passion pour Starcraft II… Tous ces éléments qui vibrent en moi et qui me rappellent à quel point Warcraft II a été déterminant dans ma constitution en tant qu’être humain. Il est certainement la raison pour laquelle j’ai commencé à jouer aux jeux vidéo, la raison pour laquelle je ne me suis jamais arrêté d’y jouer, d’écrire à leur propos, de les considérer comme un art, et la raison pour laquelle aujourd’hui je veux en faire mon métier. Me serais-je intéressé au gameplay émergent et au speedrun si je n’avais pas transformé un jeu complexe en simple jouet à l’aide de codes ? Aurais-je aujourd’hui l’amour des univers de l’imaginaire et du jeu de rôle si je n’avais pas été bercé par ces histoires de guerres millénaires entre les orcs et les humains ? Serais-je aujourd’hui passionné d’esport si mes premières amours ludiques n’avaient pas été sur le jeu de stratégie de Blizzard ? Je ne le saurai jamais, je ne peux que me contenter d’imaginer, de cette imagination que j’ai forgée en jouant à Warcraft II. Imaginer et me souvenir, et surtout jouer, encore et toujours, pour essayer de rester cet enfant émerveillé.