Où se situe le ludique ? A propos de la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost – Lettre Ouverte

Hier j’ai obtenu en guise de cadeau le dernier livre de Miguel Sicart : Play Matters (2014). Et j’ai pu exclamer ma joie sur les réseaux à ce sujet. A partir de cela, on est venu me demander pourquoi j’appréciais autant Sicart. Il se trouve, au passage qu’en effet, je possède dorénavant l’intégralité de ses livres. En réalité, je ne connais absolument pas la personne et je n’ai aucune connaissance d’un comportement toxique de sa part. Pour autant, les propos qu’il tient m’interpelle. La raison est finalement assez simple : je suis avec une très grande attention la controverse entre lui et Ian Bogost. Ces deux chercheurs sont originellement à la base de nombreux de mes travaux et je m’appuie beaucoup sur leurs théories. Et quand j’évoque le terme de controverse, c’est parce que ces deux-là se répondent publiquement aujourd’hui par livres interposés (et donc à la vue de tout·e·s). Pour moi, Play matters est une réponse aux propositions théoriques de Bogost dans ses précédents ouvrages, dont Persuasive games (2007). En 2016, ce dernier critique ouvertement Miguel Sicart dans Play anything (2016), son dernier ouvrage en date. De facto, j’éprouve de la sympathie pour ces deux auteurs car j’éprouve de l’intérêt pour cette controverse.

Dans cette lettre ouverte, j’ai envie de formaliser brièvement l’un des grands désaccords entre Sicart et Bogost : l’adjectif « ludique ». Pourquoi brièvement ? Simplement parce que je ne suis pas en mesure, dans le contexte de la rédaction de ce billet, de proposer autre chose qu’une réflexion basée sur mes souvenirs de lectures. Pour être transparent, j’ai lu pour la dernière fois Play Anything fin 2016 et Play Matters en 2017.

Ainsi donc, l’un des points centraux de ces deux livres concerne l’attribution du ludique. En 2014, Sicart argumente que c’est le comportement des êtres humains qui peut être ludique. Il s’agit donc dans ce cas-là d’une façon d’appréhender le monde. Pour Sicart, seuls les vivants peuvent donc être ludiques (par leurs comportements). il s’agit donc d’une façon d’appréhender ce qui nous entoure dont seules les espèces vivantes peuvent se targuer d’avoir. Cela fait référence à des auteurs qu’il ne mentionne pas forcément (par méconnaissance peut-être) comme Jacques Henriot puisqu’au sein des études francophones sur le jeu et le jeu vidéo (1989), c’est ce dernier qui est régulièrement associée à la notion d’attitude ludique. En 2016, Bogost formule une opposition en énonçant que ce sont les objets qui révèlent plus ou moins une caractéristique ludique. Il indique dans la foulée que si les humains ne voient pas les caractéristiques ludiques des objets, c’est à cause de leur façon d’appréhender le monde tout en restant distant, second-degré et critique de celui-ci. Il emploie d’ailleurs le néologisme ironoia pour définir cette peur des objets et cette peur d’appréhender le monde tel qu’il se présente devant nos yeux.

Ainsi donc, pour Sicart, ce sont les humains qui font preuve d’une attitude ludique tandis que pour Bogost, le ludique est une caractéristique des choses. On pourrait s’arrêter ici, or, les implications de ces deux axiomes sont pourtant bien plus profondes. Associer le ludique à l’humain, c’est donc faire l’hypothèse qu’il n’existe pas de structure qui soit ludique en soi. Associer le ludique aux objets, c’est donc supposer que tout peut être jeu et que c’est notre « travail » de le révéler. Ces deux axiomes, aux semblants antinomiques, interrogent aussi la notion du « créateur » ou de l’auteur. Sicart considère les structures comme des terrains de jeu. Les jeux (vidéo) sont alors des playgrounds spécifiquement pensés par ce qu’il nomme des architectes pour susciter une attitude ludique. A l’inverse, Bogost intègre que tout objet peut révéler une part ludique si, selon ses propos, « on est capable de la percevoir ». Un créateur n’est donc pas nécessaire fondamentalement. Ainsi donc, on s’aperçoit alors que la cause de ce qui est jeu n’est pas la même. Pour Sicart, si l’on ne s’amuse pas dans un terrain de jeu, c’est finalement parce que celui-ci a été mal fait. Pour Bogost, si l’on ne s’amuse pas avec un objet, c’est parce que l’on n’est pas capable de voir sa dimension ludique (à cause de notre ironoia).

Je pourrais encore creuser plus longuement cette distinction qui me semble au cœur de la controverse entre Sicart et Bogost car il me semble que cela révèle des ancrages sociopolitiques bien plus profonds : Sicart présente une distinction implicite entre ce qui peut devenir jeu et ce qui ne l’est pas avec sa notion de playground tandis que Bogost, de mémoire, légitime l’idée que tout peut être jeu (même les situations les plus horribles si l’on est capable de voir leurs caractéristiques ludiques). Rien que par l’interprétation que je propose (et donc critiquable), on peut entrevoir des pentes glissantes à l’argumentation de Bogost.

A mon sens pourtant, c’est une discussion plutôt drôle étant donné qu’il me semble qu’un ancrage sémio-pragmatique permet de largement répondre à la question de savoir à qui revient la caractéristique ludique. La notion de play design, antérieure à la controverse de Sicart et Bogost,est aussi à mon sens une réponse convaincante puisque Sébastien Genvo la définit de la façon suivante en 2008 :

« Sur le plan ludique, ce qui différencie toutefois Word d’un logiciel comme Tetris c’est que la structure de ce dernier a été conçue de sorte être reconnue comme potentiellement ludique. Les structures de jeu s’inscrivent de la sorte dans une culture particulière au sein de laquelle elles puisent leurs éléments types pour être reconnues et actualisées de façon ludique. » (Genvo, 2008:18)

« De sorte à caractériser les spécificités de l’expérience du jeu à son ère numérique, i l y a donc à notre sens une nécessité d’analyser les jeux non pas en terme de game design mais plutôt en terme de « play design ». Puisque la signification de jeu n’est pas donnée par avance mais se construit, il n’est pas possible de prendre pour acquis la dimension ludique d’un objet » (Genvo, 2008:18)

Pour conclure :

« Néanmoins il ne faut pas pour autant ignorer la structure de jeu, car cela reviendrait à ignorer une partie importante des facteurs qui rendent la médiation possible, plus particulièrement le rôle que revêt l’objet dans celle – ci. L’étude du jeu à son ère numérique incite de la sorte selon nous à adopter un cadre de référence interactionniste, qui cherche à placer l’objet et le sujet sur le même plan de sorte à comprendre comment s’opère la médiation ludique au travers des contradictions et complémentarités qu’engage cette mise en relation. » (Genvo, 2008:32)

Ce que je note fondamentalement pour résumer très succinctement l’une des idées sous-jacentes du play design, c’est clairement la représentation interactionniste du jeu et donc de l’adjectif « ludique ». Une structure peut être ludique car elle s’appuie sur des constructions socialement et historiquement interprétées comme ludiques et un individu peut avoir une attitude ludique de part son processus de socialisation. Voilà donc où moi aussi je m’arrête pour ce billet qui peut être le premier d’une série sur la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost. A suivre donc !

Esteban Grine, 2019.


Bibliographie

Bogost, Ian. Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. The MIT Press, 2007.
Bogost, Ian. Play Anything: The Pleasure of Limits, the Uses of Boredom, and the Secret of Games. Basic Civitas Books, 2016.
Genvo, Sébastien. Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du « play design ». 2008, p. 17.
Sicart, Miguel. Play Matters. The MIT Press, 2014.