Quitter les sentiers battus – un aperçu des théories d’Allan G. Johnson appliquées aux game studies

J’ai décidé d’arrêter de jouer au Monopoly pour les mêmes raisons qu’Allan G. Johnson. Le Monopoly est un jeu qui oblige son joueur à se comporter de manière spécifique. Quand j’y joue, j’ai tendance à être extrêmement impoli. Je veux aussi gagner par tous les moyens. La question est : pourquoi jouer au Monopoly me fait ressembler à une personne cupide et sans merci ?

Pour répondre à cela, nous devons considérer ce jeu comme une représentation incomplète et ethnocentrée de notre système social occidental. Le Monopoly a une matérialité, son plateau et ses pièces ; il a également ses propres règles qui encadrent les relations entre les joueur·euse·s : ils et elles se comportent de manières spécifiquement autorisées par le jeu. Une première conclusion à propos de Monopoly est que ce jeu ne nous permet pas d’être gentil avec les autres joueurs. C’est pourquoi j’ai décidé d’arrêter de jouer à Monopoly.

Bien sûr, nous pouvons interroger nos personnalités dans les jeux mais ce qui est important ici, c’est de comprendre que le Monopoly est un jeu qui nous rend avides et toxiques dans un contexte social particuliers : celui-de son jeu. En tant que système, nous nous conformons simplement au jeu : nous convenons d’appliquer les règles du Monopoly tant que nous y jouons. Bien que le Monopoly soit un jeu basé sur Landlord’s Game d’Elisabeth Magie, un jeu anticapitaliste créé au début des années 1900, sa forme actuelle est profondément enracinée dans des idéologies telles que le néolibéralisme et le laissez-faire.

Les joueurs doivent donc se comporter de manière rationnelle sur un marché libre. Bien sûr, le Monopoly propose une représentation partielle de la réalité sociale actuelle, car ses concepteurs de jeux ont choisi de se focaliser d’un certain point de vue sur certains phénomènes plutôt que sur d’autres. Comme le dit Mary Flanagan dans son livre Critical Games, les jeux déclenchent ce qu’elle appelle des apprentissages fortuits (incidental learnings dans son texte) : en se conformant aux règles et aux représentations proposées, les joueurs apprennent incidemment des systèmes sociaux partiels. En jouant à Monopoly, je n’ai bien sûr pas appris comment fonctionne l’ensemble de l’économie. Néanmoins, j’ai été socialisé à adopter un comportement spécifique avec les autres joueurs : être individualiste et cupide tout en cherchant à ruiner ses camarades. C’est à ce moment que nous pourrons introduire l’un des concepts majeurs de Johnson : les chemins de moindre résistance (paths of least resistance), qu’il définit comme suit :

« for its part, a system affects how we think, feel, behave as participants. It does this not only through the general process of socialization but also by laying out paths of least resistance in social situations. At any given moment, we could do almost infinite number of things, but we typically do not realize this and see only a narrow range of possibilities. What the range looks like depends on the system we are in. » (Johnson, 2014:16) 

Les chemins de moindre résistance sont à la fois des comportements possibles et des comportements que nous choisissons de privilégier dans un contexte social spécifique. Par exemple, comme le mentionne Johnson, être cupide ne dépend pas seulement de la personnalité, mais aussi du système et des relations entre les individus et le système.

« Clearly I am capable of behaving this way as a human being, which is part of the explanation. But the rest of the explanation comes down to the fact that I behave that way because taking all the money and property for yourself is what the game of Monopoly is about. » (Johnson, 2014:15) 

De plus, en appliquant des règles spécifiques (les règles du jeu), nous avons tendance à tirer des conclusions générales à partir de situations spécifiques : si nous remportons une partie de Monopoly, c’est parce que nous étions plus forts, plus riches et plus chanceux que quiconque. En d’autres termes, nous « méritons » cette victoire. Ce faisant, nous ne remettons pas en question les défauts présents dans les règles du jeu.

Comme énoncé au début, le processus de création d’un jeu transforme des corrélations occasionnelles en causalités, les jeux (vidéo) tendent à valoriser certaines représentations des sociétés plus que d’autres. Par exemple, dans Monopoly, les acteurs ont tendance à légitimer les monopoles en tant que seule organisation viable pour tous les marchés. Même si les jeux ne représentent pas parfaitement les réalités sociales, on peut aisément soutenir l’hypothèse que les joueur·euse·s ont tendance à utiliser des systèmes de jeu pour expliquer des phénomènes réels : c’est plus facile à appréhender.

Considérant les jeux comme un système social tronqué et incomplet, on peut s’interroger sur le but de la conception de jeux. Si je poursuis avec les théories d’Allan G. Johnson, on pourrait conclure que le but réel de la conception de jeux est de créer des chemins de moindre résistance pour les joueur·euse·s. Je mentionne aussi qu’ici, c’est mon propre propos qui mobilise les théories de Johnson, je n’engage donc pas son nom. En tout cas et si on reprend un vocabulaire plus typique dans les game studies, il  s’agit donc plutôt de créer des affordances.

Dans un jeu de Monopoly, il est plus facile de se comporter en personne avide. Cela signifie-t-il que je suis une personne cupide dans ma vie quotidienne ? Bien sûr que non. Néanmoins, dans des situations spécifiques, je peux me comporter comme tel, et c’est bien la force des propositions théoriques de Johnson. Jouer fait que l’on nous attribue un rôle et un statut particulier dans un système. Interroger ce statut, c’est remettre en cause ce système. Libre à nous ensuite, de lutter, ou non. ■

Esteban Grine, 2019.