Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts

La fin d’année 2018 a été pour moi une période de mondes (semi) ouverts puisque j’ai respectivement joué à Shadow Of The Tomb Raider (SOTTR), Red Dead Redemption 2 (RDR2), Spyro The Reignited Trilogy (STRT), Farcry 5, Assassin’s Creed Odyssey (ACOD) et enfin Breath Of The Wild (BOTW). Si certains pourraient discuter de la pertinence d’appeler SOTTR ou STRT des mondes ouverts ou semi-ouverts, ce n’est pas la discussion que je vais mener ici.

Plutôt, je vais m’intéresser à la question : pourquoi certains de ces univers invitent plus à la découverte que d’autres ? En effet, si l’on compare de manière factuelle les mondes que nous pouvons fouler, je fais l’hypothèse qu’ils sont rempli de manière plus ou moins équivalente en termes de collectibles. En témoigne les 900 et quelques Korogus à débusquer dans BOTW. Pourtant, comme l’énonce si bien Hamish Black, comment se fait-il que l’on ne ressente pas les effets d’une liste « à checker » lorsque l’on joue à ce jeu en comparaison des autres ? Autrement dit : pourquoi préfère-t-on explorer certains mondes plutôt que d’autres ? C’est sur cette question que je vais me concentrer pendant les prochains paragraphes.


Note aux lecteur·ice·s : les propos que je tiens dans ce billet ne sont pas immuables. J’écris cette note après la rédaction de ce billet qui ne me satisfait pas particulièrement. Il a été difficile de tenter de se défaire d’une approche formaliste. Cette tentative peut donc a posteriori être une fausse route. C’est pourquoi, je me réserve donc un droit de rétractation. Je ne suis pas non plus sûr et certain d’être clair dans mon cheminement logique. J’invite donc tout·e·s lecteur·ice·s à ne pas trop surinterpréter mes propos. 


La réponse formulée par H. Black et reprise depuis par de nombreux chercheurs, vidéastes, journalistes, etc. est la suivante : le game design et particulièrement le level design de BOTW ne donne pas l’impression d’un monde spécifiquement conçus de sorte à ce que le joueur révèle des collectibles en comparaison des autres mondes ouverts contemporains, en particulier les jeux Ubisoft, régulièrement cités et critiqués pour cela. En particulier, c’est la sensation de « vide » qui suscite une posture « d’ouverture attentionnelle curieuse » de la part du joueur ou de la joueuse (Auray et Vétel, 2013). A l’opposé, les level design des autres jeux cités seraient soit trop encombrés par les collectibles (ACOD) soit tout simplement pas intéressant (RDR2).

Dans le cadre de cet article, je m’oppose à l’argument formaliste de H. Black. Je désapprouve l’idée que les structures de jeu sont significativement différentes entre l’ensemble des jeux que j’ai mentionnés dans le cadre de mon corpus. Par ailleurs, les travaux de Grandjean sur l’exploration méritent une bien plus grande attention sur ces questions (2019). Pour revenir aux jeux, tous possèdent un très grand nombre de collectibles, des espaces linéarisés, des systèmes de déplacements rapides. Les level designs proposent tous des endroits possédant des variations de dénivelés et des repères visuels lointains. Les déplacements du joueur ou de la joueuse sont globalement similaires avec quelques variations : la paravoile pour planer dans BOTW, les galères pour naviguer dans ACOD, etc. Enfin, on retrouve de manière plus ou moins proche des activités similaires : quêtes, systèmes de conquête, prise de bastions ennemis, tombeaux ou sanctuaires (BOTW et SOTTR), etc. Dans tous les cas, une comparaison des différentes cartes des mondes seraient en mesure d’illustrer à quel point ces jeux sont en réalité proches.

De manière générale, je considère que mon activité est la même, peu importe le jeu de mon corpus. J’effectue les mêmes tâches et les mêmes actions. A mon sens, ce n’est donc pas la structure et les situations de gameplay qui donnent du sens à ce que je fais. Je fais donc l’hypothèse qu’elles sont non significativement différenciantes. Cependant, il convient alors de questionner les témoignages des joueurs et des joueuses de ces jeux et pourquoi ils et elles attribuent plus de significations à un jeu par rapport à un autre. Par exemple, on peut questionner pourquoi pour certain·e·s, les situations de jeu dans BOTW ont plus de sens que les situations dans ACOD alors que de manière formaliste, je considère les deux comme identiques ?

Pour apporter un premier élément de réponse, il me semble important de distinguer les univers des jeux qui sont bien plus importants à mon sens que les mécaniques qui cadre l’expérience du joueur. Il s’agit donc bien plus des assets et des choses racontées que du gameplay (Cayatte, 2018). Ainsi, la différence de signification ne vient pas des mécaniques mais directement du topos : le lieu géographique. Dans le corpus que j’ai évoqué, les mondes sont répartis sur un continuum fictionnel. Si Hyrule semble plus intéressante à parcourir que la Grèce antique, c’est parce qu’il s’agit d’un monde fictionnel dont les paysages dépendent intégralement de la volonté des développeurs et des game designers. Dans le cas de ACOD, les développeurs ne pouvaient pas proposer une autre carte explorable que la Grèce : même s’il existe des différences entre le monde réel et le monde représenté ingame, celles-ci ne sont pas significatives. Ce rapport au fictionnel explique aussi la liberté que peuvent avoir les level designers avec les environnements explorables. Dans le cas d’Hyrule, tout peut intégralement être développé pour servir un objectif ludique et c’est pourquoi je pense que l’on attribue plus de sens aux collectibles dans ce jeu que dans les autres que j’ai cités.

Autrement dit, le sens donné à l’activité ludique que l’on poursuit en jouant dépend significativement du degré de fictionnalité du level design. De cet axiome postulé, j’énonce l’hypothèse suivante : plus un topos s’inscrit dans une perspective fictionnelle et moins le joueur ou la joueuse remettra en cause les activités qui lui sont proposées. Il me semble qu’avec ces propos, je dépasse, ou repositionne, l’ancien débat des « dissonances ludonarratives ». Plutôt que de distinguer les éléments narratifs des éléments ludiques (ce qui est discutables ontologiquement pour analyser le JV), il est intéressant de prendre en compte le contenu d’un jeu, son éthos et son expérience-cadre et de situer l’ensemble sur une échelle de fictionnalité.  

Un deuxième argument provient des intentions mêmes des créateur·ice·s que l’on peut déceler dans les éthos (les représentations que se donnent les jeux vidéo d’eux-mêmes) des jeux de mon corpus. Les comparaisons que j’observe sur internet ou au sein des mes résaux sociaux entre RDR2, ACOD, Farcry5 et BOTW souffrent d’une absence de prise en compte des intentions de leurs auteurs respectifs.  J’observe ici un problème dans ce qui relève de la “territorialisation de l’idée de jeu”. Je fais ici une référence explicite au diagramme de ludicisation de Genvo (2013) qui représente les évolutions des idées de jeu. Finalement, malgré le contexte postapocalyptique que mobilise BOTW, celui-ci n’a pas été développé pour un objectif autre que sa ludicité. On reste dans une expérience circonscrite dans ce qui relève du jeu vidéo typique avec une part de Collectathon. Je fais l’hypothèse que l’équipe de développement n’avait pas d’objectif en plus du fait de “faire jouer”. On est clairement ici dans une idée du jeu proche de ce qu’est STRT. Bien que cela relève d’un discours institutionnel d’entreprise, Aonuma a régulièrement évoqué la bonne entente de l’équipe durant le développement (voir annexe 1).

A l’opposé, les autres mondes ouverts que j’ai pu parcourir sont les aboutissements de tensions entre les objectifs vidéoludiques que se fixent les équipes et des objectifs dépassant le jeu. Pour le cas de Rockstar, on observe une tension entre objectif vidéoludique et cinématographique. Chez Ubisoft, il s’agit plutôt de tensions vidéoludiques et historiques, en témoigne le mode discovery tour des deux derniers épisodes en date. Pour RDR2 et ACOD, il ne s’agit pas de dire que ce sont des mauvais jeux, au contraire, ce sont des jeux qui engage une discussion entre le fictif et le factuel. Je ne vais pas m’étendre sur ces deux termes ici mais une lecture approfondie de Genette serait pertinente à la poursuite de ce propos (annexe 2). 

Pour conclure, si au premier abord, BOTW semble être le plus innovant, j’énonce qu’il s’agit aussi du plus conservateur à propos de l’idée de jeu vidéo – l’objectif était quand même de revenir aux origines de la série. Si ACOD a des prétentions à devenir un véritable musée numérique, BOTW est une nouvelle définition du parc d’attraction. Il ne s’agit pas ici d’une critique. Cependant, l’une des conclusions que je tire, à la fin de l’écriture de cet article, concerne l’importance d’observer les contraintes que se fixent les équipes créatrices en termes de fictionnalité et en termes d’objectifs ludiques ou autres. L’observation des tensions entre ces différents paramètres rejoint l’objectif de formaliser des diagrammes de ludicisation (Genvo, 2013). Si j’observe un alignement entre la structure de BOTW et son éthos, cela ne semble pas être le cas de RDR2 et d’ACOD. Pour poursuivre cette réflexion, il s’agirait alors d’étudier plus en détails ces jeux.

L’une des critiques majeures à ce papier concerne la non prise en compte d’une analyse formelle de ces jeux. Sur cette question, il est intéressant de noter que ma réponse serait probablement inverse. Cependant, ce n’est pas ici que je la présenterai. Stay tuned. ■

Esteban Grine, 2019. 

 

Bibliographie indicative

  • Rémi Cayatte, « Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? », Sciences du jeu [En ligne], 9 | 2018, mis en ligne le 31 mai 2018, consulté le 02 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/sdj/936
  • Grandjean G., « Quel lieu pour l’exploration ? Approche formelle d’une incertitude spatialisée », communication au colloque Entre le jeu et le joueur : écarts et médiations, Liège, 26 octobre 2018, en ligne : http://www.expressivegame.com/fr/scientifiques/quel-lieu-pour-lexploration-approche-formelle-dune-incertitude-spatialisee-grandjean-g/
  • Auray Nicolas, Vétel Bruno, « L’exploration comme modalité d’ouverture attentionnelle. Design et régulation d’un jeu freemium », Réseaux, 2013/6 (n° 182), p. 153-186. DOI : 10.3917/res.182.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-6.htm-page-153.htm

Annexe 1 : 

Eiji Aonuma revient sur le développement de Breath of the Wild – Actu – Puissance-Zelda. https://www.puissance-zelda.com/news/2018/01/6073-Eiji-Aonuma-revient-sur-le-developpement-de-Breath-of-the-Wild. Consulté le 2 janvier 2019.

Zelda Breath of the Wild : voilà pourquoi Link pilote une moto. https://www.jeuxactu.com/zelda-breath-of-the-wild-voila-pourquoi-link-pilote-une-moto-112137.htm. Consulté le 2 janvier 2019.

Annexe 2 :

Genette, Gérard. « Fiction ou diction ». Poétique, vol. 134, no 2, 2003, p. 131-. DataCite, doi:10.3917/poeti.134.0131.