Jouer pour pleurer – Lettre Ouverte

La première fois que j’ai pleuré devant une œuvre artistique, c’était devant le film « Jack » avec Robin Williams. La situation peut sembler ridicule mais je me souviens très bien de tous les détails. Alors âgé de 6 ou 7 ans, ma mère avait organisé une soirée « cinéma » pour moi et ma sœur. En réalité, il s’agissait d’un subtil stratagème pour nous faire travailler. A ce moment de nos vies, ma mère était responsable de communication d’une compagnie de théâtre et puisqu’en 1997, internet n’existait pas encore dans nos chaumières, il fallait timbrer à la main des centaines de lettres pour faire la promotion des spectacles : ancêtre du publipostage, je t’ai connu. Dans tous les cas, ce travail nous donnait le droit à moi et ma sœur de regarder un film après vingt heures, ce qui en soi n’était pas une mince victoire.

Je suis encore capable du haut de mes 28 ans de me remémorer parfaitement la scène. Assis en brochette sur notre canapé en simili cuir blanc de notre salle télé qui se trouvait alors à l’étage, nous regardions « Jack » en train de coller des timbres et d’envelopper des cartons d’invitations. Au final, je ne me souviens que très peu du film, à peine de quelques scènes. Je revois Jack observer les abeilles, faire des sacs entiers de petits nounours gélifiés et ce, catégorisés par couleurs. Je visualise le moment où il demande à sa maitresse de l’accompagner au bal de l’école… et surtout, je vois la fin du film, lorsqu’il obtient son diplôme de fin d’études. Pour rappel, « Jack » raconte l’histoire d’un enfant dont les cellules vieillissent 4 fois plus vite dans le sens où en réalité, l’enfant obtient son corps d’adulte 4 fois plus vite que les autres. Lorsqu’il obtient son diplôme de fin d’étude, il est alors agé de la vingtaine mais son corps est celui d’une personne de 80 ans.

Je crois que le film n’a pas été particulièrement bien reçu, je ne sais pas trop. Cependant, je me souviens d’avoir pleuré et d’avoir serré ma mère et ma sœur dans mes bras parce que le film avait provoqué une tristesse immense chez moi. Je me souviens incapable de sécher mes larmes et presque 20 ans après, nous rigolons encore de cette histoire – moi petit pleurant les larmes du monde – au sein de ma famille.

J’ai toujours pleuré lorsqu’il le fallait. Je n’ai jamais su retenir mes larmes et cela fait régulièrement rire mes proches. Au cinéma, j’ai pleuré devant des dizaines de films : « Le Roi Lion », « Wall-E », « Toy Story », « Nanjin Nanjin », « Tigre et Dragon » ou encore « Cloud Atlas ». J’ai pleuré en lisant : « L’Histoire Sans fin » et d’autres récits. Il m’est arrivé de pleurer en écoutant certaines musiques de mes artistes favoris. « Busted and Blue » de Gorillaz est pour moi un morceau très communicatif dans sa tristesse. A Noël dernier, j’ai eu de nouveau le droit à des embrassades a la suite de l’épisode « The tales of Ba Sing Se » de la série « Avatar : The Last Airbender ». un des contes narrés concerne le personnage Iroh et sa promenade jusqu’aux hauteurs de la ville pour rendre hommage à son fils défunt. Les larmes que me sont venues ont de nouveaux provoquer les rires bienveillants de ma famille, moi-même succombant alors à ce mélange d’émotions, incapable de choisir être le rire et les pleurs.

Pour ce qui est des jeux vidéo, il m’est déjà plus difficile de citer des œuvres. Instinctivement, j’aurais tendance à citer Undertale comme étant le premier jeu devant lequel j’ai pleuré : la séquence de réunion avec Asriel m’a particulièrement ému, au point où la revoir même dans des contextes inappropriés, j’ai les larmes qui me montent aux yeux. C’était ce qu’il s’était passé lors du visionnage d’une des dernières Games Done Quick où le public ordonne littéralement au joueur de prendre Asriel dans les bras (de son avatar). Dans tous les cas, je sais déjà que j’ai tort puisque le véritable jeu à m’avoir pour la première fois fait pleurer est The Legend of Zelda : Majora’s Mask. Plus précisément, c’est la quête de de Kafei et Anju qui a déclenché de nombreuse larmes chaudes. La réunion de ces amants qui se fait que quelques minutes avant la fin du monde est pour moi d’une beauté immense. Autre jeu devant lequel je me souviens avoir pleuré : Nier : Automata. Plus précisément, les événements tragiques et multiples que l’on rencontre ont été pour moi autant de moments de merveilleuses tristesses. Si la dernière fin du jeu est travaillée en ce sens, c’est aussi des moments ponctuels qui m’ont fait verser quelques larmes. En particuliers, j’ai vécu une sorte de petit traumatisme en comprenant que certains robots dorés se considéraient comme des frères et que certains de cette fratrie tentaient de se venger de mon comportement, à cause perdue. Je ne sais plus si j’ai rêvé cette séquence ou si je l’ai réellement vécu. Il serait nécessaire pour cela de rejouer au jeu. Cependant, cela ne m’intéresse pas pour le moment.  Brothers : A Tale of Two Sons, To The Moon The Last Of Us sont autant d’autres jeux que je ne fais que citer mais qui ont été émotionnellement éprouvants pour moi, sans parler de Owl Boy, véritable tire-larmes sous couvert de chef-d’œuvre. 

Enfin, l’un des derniers exemples est bien entendu Breath Of The Wild que je définis dorénavant comme une véritable muse pour tous les sujets et idées de réflexion que ce jeu me suggère. L’évoquer comme un exemple ne convient pas à tout l’amour que j’éprouve à son égard : c’est pour moi un parangon magistral, une pierre angulaire et fondatrice. Les quelques 250 heures que j’ai passées dessus me laisse conclure qu’il s’agit d’un jeu majeur dans mon parcours, dans mon itinéraire expérientiel de joueur de jeux vidéo. Son histoire alterne des émotions intenses de bonheurs et de profondes tragédies. Les prodiges que l’on apprend à connaitre ont été tous des moments émotionnellement très forts pour moi et je ne me lasse pas de mentionner à quel point ces personnages ont été écrits avec une justesse typiquement asiatique : les cinématiques sont comme des montagnes russes alternant et mélangeant des situations ridicules, parfois de la distanciation voire parfois de la niaiserie pour enfin aboutir à une profonde empathie et sympathie. C’est du moins la façon dont laquelle j’ai vécu mon expérience de Breath Of The Wild. Je peux entendre que tout le monde ne soit pas d’accord avec moi, certains argumentant que son histoire est inexistante là où je considère au contraire qu’il s’agit d’un des jeux les plus chargés narrativement et scénaristiquement. Cependant, ce billet n’est pas l’occasion d’évoquer ce sujet. Ce que je retiens de BOTW, c’est un jeu qui m’a profondément marqué et qui me touche sincèrement. Ses musiques et mes souvenirs sont autant de madeleines contenant des émotions très fortes.

Ainsi, malgré le nombre de jeux auxquels j’ai joués, très peu m’ont fait pleurer de tristesse par rapport au récit qu’ils contiennent. Rétrospectivement, je pense que c’est finalement aussi la même chose pour les films. En tout cas, il me serait difficile aujourd’hui de dire si une forme artistique suscite chez moi des émotions plus fortes en comparaison d’une autre forme. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un débat important, en tout cas, pas pour moi.

Ce en quoi je crois par contre, c’est qu’aujourd’hui, les jeux qui m’ont le plus marqué et que je cite régulièrement dans mes articles et mes productions variés sont précisément les jeux qui m’ont fait pleurer. Cela ne signifie pas pour autant que je ne joue qu’à ces jeux, ni même que je les considère différemment d’autres jeux qui ont suscité chez moi d’autres émotions toutes aussi merveilleuses. Cependant, instinctivement, je cite ces jeux plutôt que d’autres. Il me semble que c’est suffisamment important pour être mentionné mais pas non plus pour commencer à faire une classification des « meilleures expériences vidéoludiques ». Notons par ailleurs que mon profil de joueur est peut-être le même au sein d’un groupe de joueurs et de joueuses en particuliers mais en aucun cas représentatif des pluralités des façons et des attitudes de jouer.

Jouer pour pleurer. Je crois que c’est aujourd’hui ce sur quoi je concentre mes expériences. Je suis dans cette recherche particulière de cette émotion. Je pense que cela est dû en partie à mon sujet de recherches : les impacts du game design et de l’éthos vidéoludique sur les comportements des joueurs et des joueuses. Certain·e·s chercheurs et chercheuses mettent en avant la peur comme émotion la plus importante. Pour ma part, j’ai le sentiment que susciter la peur peut se faire rapidement tandis je conçois les larmes et la tristesse comme des émotions que se construisent irrémédiablement dans le temps long. Nombreux sont les témoignages narrant la perte d’Aéris dans Final Fantasy 7. C’est cette émotion que je ressens pour les prodiges de Breath Of The Wild

Que cela soit cette étrange et belle tristesse que l’on peut ressentir ou des larmes de bonheur, celles-ci sont fondatrices de nos empathies. Je postule que ce sont les artefacts qui font que les liens qui nous attachent aux personnages fictifs d’une œuvre sont les plus forts. Et même plus, il s’agit là d’une preuve du renforcement de l’empathie que nous pouvons ressentir à l’égard de personnages fictifs.

Ces larmes sont aussi la preuve que les expériences vidéoludiques que j’ai eues sont réelles. J’ai réellement « vécu » des moments de jeu qui m’ont fait pleurer. Ces larmes sont une preuve qui explose les modèles de « cercles magiques ». Ces larmes sont les preuves d’une réalité tangible qu’aucun argumentaire ne pourrait contredire. ■

Esteban Grine, 2019.

Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts

La fin d’année 2018 a été pour moi une période de mondes (semi) ouverts puisque j’ai respectivement joué à Shadow Of The Tomb Raider (SOTTR), Red Dead Redemption 2 (RDR2), Spyro The Reignited Trilogy (STRT), Farcry 5, Assassin’s Creed Odyssey (ACOD) et enfin Breath Of The Wild (BOTW). Si certains pourraient discuter de la pertinence d’appeler SOTTR ou STRT des mondes ouverts ou semi-ouverts, ce n’est pas la discussion que je vais mener ici.

Plutôt, je vais m’intéresser à la question : pourquoi certains de ces univers invitent plus à la découverte que d’autres ? En effet, si l’on compare de manière factuelle les mondes que nous pouvons fouler, je fais l’hypothèse qu’ils sont rempli de manière plus ou moins équivalente en termes de collectibles. En témoigne les 900 et quelques Korogus à débusquer dans BOTW. Pourtant, comme l’énonce si bien Hamish Black, comment se fait-il que l’on ne ressente pas les effets d’une liste « à checker » lorsque l’on joue à ce jeu en comparaison des autres ? Autrement dit : pourquoi préfère-t-on explorer certains mondes plutôt que d’autres ? C’est sur cette question que je vais me concentrer pendant les prochains paragraphes.


Note aux lecteur·ice·s : les propos que je tiens dans ce billet ne sont pas immuables. J’écris cette note après la rédaction de ce billet qui ne me satisfait pas particulièrement. Il a été difficile de tenter de se défaire d’une approche formaliste. Cette tentative peut donc a posteriori être une fausse route. C’est pourquoi, je me réserve donc un droit de rétractation. Je ne suis pas non plus sûr et certain d’être clair dans mon cheminement logique. J’invite donc tout·e·s lecteur·ice·s à ne pas trop surinterpréter mes propos. 


Continuer la lecture de « Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts »

Les robinsonnades postapocalyptiques

L’un des sujets que j’avais eu envie de traiter, déjà en 2017, était la façon dont les jeux proposant des mondes plus ou moins ouverts s’étaient intéressés au postapocalyptique. Plus précisément, il s’agissait surtout de représenter des mondes bien après les événements destructeurs. C’était le cas de Nier : Automata, Horizon Zero Dawn et bien entendu Zelda Breath Of The Wild. Ainsi, il n’est pas question dans ces jeux de représenter l’immédiat et la destruction. Au contraire, c’est sur les reconstructions que se focalisent ces trois œuvres. Ces jeux sont alors à l’opposé de ce que j’ai pu voir précédemment dans les jeux vidéo. J’ai le sentiment que ces trois jeux s’accaparent des univers et des imaginaires nouveaux pour le médium.


Notes : ce billet s’inscrit dans une nouvelle réflexion sur les jeux vidéo, notamment dû à un nouveau parcours de Zelda Breath Of The Wild. Il s’agit alors d’un premier billet d’une nouvelle série de réflexions basées sur ce jeu. C’est aussi le dernier billet de ce carnet pour l’année 2018 ! Alors, bonne année 2019 et à l’an prochain !


Le joueur ou la joueuse, entre exploration d’un monde ruiné par la guerre ou les cataclysmes et reconstruction de ce dernier, doit tracer son chemin et son expérience. Que cela soit pour un plaisir vidéoludique ou pour y déceler une leçon de vie, ces jeux sont l’occasion d’explorer des futurs possibles tout en nous faisant vivre des situations contemporaines de notre réalité. Difficile de ne pas faire non plus le rapprochement avec des œuvres japonaises tels que Le Château dans le Ciel, Nausicaa et dans une certaine mesure Avatar : The Last Airbender. Les mondes, ayant survécu au cataclysme, sont verdoyants.

Ce que j’apprécie particulièrement dans ces jeux, c’est le fait qu’ils acceptent la destruction du monde comme un postulat de départ mais ne se concentrent pas précisément sur la destruction. Au contraire, chacun présente des mondes florissants et pertinemment vivants. Dans Horizon Zero Dawn, la technologie emprunte répond dorénavant bien plus à des lois biologiques. En témoignent les robots zoomorphes. De même, les villes que le joueur ou la joueuse découvre fourmillent de vie. Dans Nier : Automata, les robots ont bâti des organisations sociales variées (allant de la monarchie jusqu’à des organisations totalement horizontales). Enfin, dans Breath Of The Wild, chacun des peuples rencontrés s’est accommodé de la bombe nucléaire qu’est Ganon. La vie continue et se reconstruit.

Chacun de ces jeux sont des occasions pour le joueur ou la joueuse d’explorer des mondes ayant survécu à la guerre ou la destruction. On retrouve alors des paysages plus ou moins marqués. Le plus flagrant exemple qui me revient au moment où j’écris ce texte est le champ de bataille dans la région de Necluda dans Breath Of The Wild. Les gardiens jonchant le sol sont littéralement des métaphores d’anciennes mines antipersonnelles prêtes à se déclencher dès qu’une personne s’en approche trop.

C’est dans ces univers que vient le thème de la robinsonnade : le joueur ou la joueuse œuvre plus ou moins à la reconstruction. Arrivé dans un monde qui lui est plus ou moins inconnu, il lui incombe la tâche de rebâtir ce qui ressemble à une ou des sociétés (ou assimilés à des traits sociétaux : technologies, paix, etc.). Dans Horizon Zero Dawn, Aloy redécouvre des technologies anciennes. Dans Nier : Automata, il est bien plus question de reproduire les systèmes organisationnels. Enfin, la perte de mémoire de Link est un prétexte à découvrir un monde qui se reconstruit et qui soigne ses blessures. C’est donc dans ce genre que j’inscris ces trois jeux : celui de la robinsonnade postapocalyptique. Les mondes ont déjà été le berceau de sociétés mais par un événement particulier et destructeur, nous explorons donc « l’après » et participons plus ou moins à l’organisation de ce nouveau monde. Les enjeux ne sont d’ailleurs pas partagés par tous joueurs et personnages non-joueurs. Dans Breath Of The Wild, finalement très peu de personnages s’intéressent fondamentalement à la lutte contre Ganon : la guerre et la destruction sont déjà passées. Dans Horizon, les enjeux se resserrent sur des crises politiques et ce, malgré la menace d’HADES (une entité cybernétique contrôlant dans l’ombre les machines mais aussi certaines organisations humaines).

Les robinsonnades postapocalyptiques se caractérisent par cette absence d’immédiateté. Nous arrivons trop tard pour sauver le monde. Nous œuvrons plutôt au maintien de son nouvel équilibre. Nous sommes alors libres de tout impératif pour explorer et apprendre de ces mondes, véritables miroirs du notre.

Esteban Grine, 2018.

Le reflet de cultures japonaises – Breath Of The Wild

Zelda Breath Of The Wild est une œuvre qui s’inscrit bien plus dans une lecture et une représentation de la société japonaise que les précédents opus de cette série. J’aimerais dans ce billet m’attacher plus précisément à parler des héros et de ce qu’ils et elles m’évoquent. En effet, je suis un lecteur assidu de mangas. Cela ne signifie pas que je suis compétent dans la façon de décoder Breath Of The Wild en tant qu’artefact issu d’une culture japonaise. Au contraire, je serais bien malin de vouloir prétendre à ce statut. Cependant, mon parcours d’Hyrule et les discussions que j’ai eues m’ont tout de même fait aboutir à la conclusion que ce jeu est reflète bien plus le Japon que les précédentes itérations de la série. De même, bon nombre de personnages sont évocateurs d’un style sino-japonais en termes de récit. Impossible de ne pas non plus voir certaines constructions typiques de récits chinois. Ainsi, je vais m’attacher ici à évoquer les références qu’il me semble avoir observé lors de mes sessions sur le dernier Zelda.

Un jeu ancré dans une narration traditionnelle

Le tout début du jeu est particulièrement fascinant. Link se réveillant et sortant d’un cocon de pierre et de métal m’ont évoqué la naissance du roi-singe, Sun Wukong en chinois, Son Goku en japonais. Le héros naissant sous la montagne pour sortir de son œuf, voilà un trope du conte sino-japonais. Le roi d’Hyrule, sous la forme d’un pauvre vieillard est le maitre de Link. Il va alors lui transmettre son savoir et ses compétences afin de permettre à son apprenti de sortir du plateau du prélude, havre de paix dans ce monde post apocalyptique. J’y retrouve un peu du maitre du Sun Wukong qui enseigna à ce dernier 72 transformations. J’aime beaucoup cette idée de rapprocher Link du personnage du « Voyage en occident ». En effet, Sun Wukong est le parangon du héros asiatique, c’est aussi quasiment le modèle de tous les personnages principaux des récits japonais prenant la forme de manga nekketsu. Quelqu’un de plus patient que moi pourrait se concentrer sur tous les parallèles qu’il y a à dresser entre les Zelda et le récit chinois que je mentionne.

Les 4 prodiges, archétypes du nekketsu

Je vais ici principalement me concentrer sur les archétypes des nekketsu que je retrouve dans BOTW, à commencer par 4 champions, prodiges dans la version française. Pour rappel, les nekketsu sont des récits mettant en exergue la résolution de conflits par un ou des héros. Ces conflits vont généralement crescendo dans leurs représentations. De nombreuses valeurs y sont généralement diffusées dont notamment l’amitié, l’esprit d’équipe (nakama et compagnie), la volonté de travailler dans un but commun où chacun connait sa place dans le groupe (souvenons-nous d’Usopp qui rentra en conflit avec Luffy à Water Seven pour immédiatement revenir, masqué cette fois), etc.  Mipha, Daruk, Urbosa et Revali sont à mon sens des parangons, des archétypes des membres que l’on retrouve en tant que personnages centraux dans un manga. Mipha est une jeune zora très attachante mais il s’agit là d’un des tropes les plus typiques à propos de la représentation féminine par certain.e.s auteur.ice.s japonais.e.s, à savoir : la bienveillance et la non prise de parole comme traits caractéristiques du personnage. Il doit s’agir du membre du groupe ayant le moins de lignes de dialogue, elle est aussi laissée à l’écart lors de scène montrant le collectif en train de discuter. Mipha a aussi tout de la caricature de « l’amie d’enfance amoureuse du protagoniste principal » que l’on retrouve dans de nombreux mangas. Si Mipha est adorable, c’est parce qu’il s’agit aussi d’une représentation de la culture Moe. A l’opposé, Urbosa apparait comme une femme distante mais tout de même concernée par les événements. Je retrouve personnellement beaucoup du personnage de Nico Robin de One Piece. De manière générale, j’observe de nombreux parallèles entre les personnages du manga et de Zelda. Urbosa montre aussi un attachement maternelle envers Link et Zelda comme le montre Damastès (2017) notamment. Personnellement, je vois en Urbosa une représentation vidéoludique de la femme Tsundere, distante mais qui devient progressivement attachante. Daruk quand à lui représente le « bon vivant », celui qui rigole, qui est heureux peu importe la situation. Il peut aussi dans une certaine mesure représenter une personne n’ayant pas de frontière dans ses relations sociales : il frappe notamment Link dans le dos lors d’un souvenir. Il peut être malvenu au Japon de se montrer trop expressif et Daruk vient incarner cela dans BOTW. Je n’y vois pas spécialement une critique mais cela me semble suffisamment visible pour l’évoquer. Enfin, Revali incarne le « gentil concurrent », le prétentieux attachant. Dans de nombreux mangas, ce genre de personnages est mis en avant pour être positionné en « faux antagoniste » du personnage principal. On y retrouve Sasuke du manga Naruto mais aussi Uriû Ishida du manga Bleach. Ce type de personnage est utilisé dans le but de renforcer la grandeur du héros. Dans Zelda, Revali finit par adouber Link puisque ce dernier parvient à le délivrer de l’emprise de Ganon.

Finalement, dans la constitution de ces héros, Zelda BOTW reste particulièrement proche des canons narratifs japonais à destination d’un public jeune. Là où se démarque franchement Nier automatA de Yoko Taro. Ce dernier dépasse largement le genre du nekketsu pour s’ancrer dans des récits définitivement plus seinen que shonen.

Les peuples comme les reflets de la société japonaise

D’une manière générale, il est aussi très intéressant d’observer les différentes races d’Hyrule comme des reflets de la société japonaise. Si Urbosa incarne une matriarche tsundere, son peuple, les Gerudo représente il me semble la culture Gyaru ou Kogaru, c’est-à-dire des jeunes femmes japonaises aux cheveux décolorés et bronzées. Les Gerudo regroupent à elles seules plusieurs fantasmes japonais autour des femmes. Il est évident que leur représentation dans BOTW est à associer aux divers phénomènes culturistes dont la muscular girl que l’on retrouve dans certains mangas du type pantsu. Aussi, il est intéressant de voir que les citadines de cette société matriarcale dirigent leurs forces vers le fait d’être une « bonne épouse » : cours de cuisine, cours de séduction. La femme y est aussi représentée comme tentatrice tandis que l’homme se doit de rester à l’écart ou naïf sur ces questions. Voir des Gerudo prendre des cours de cuisine m’évoque cette tendance que je vois dans les mangas à propos des Kogarus. Il s’agit dorénavant de les exposer en incluant des éléments de la culture moe : manque de confiance, crédulité, ignorance de certains faits et gestes. Je pense notamment au manga Gal Gohan dont le récit présente une gyaru prenant des cours de cuisine. Pour toutes ces raisons, les Gerudo de BOTW sont particulièrement d’actualité dans les sujets de représentations que l’on retrouve dans les productions culturelles japonaises. L’intérêt grandissant des japonais pour les Kogaru et les muscular girls explique leurs chara design ainsi que leurs traits de personnalités. Synonyme de légèreté, les Gerudos contrastent avec le reste des peuplades d’Hyrule.

A propos des relations amoureuses au Japon et surtout leur représentation dans les jeux vidéo, je serais très heureux d’avoir une discussion avec Léticia Andlauer qui travaille sur les visual-novels japonais de drague. Je reste très approximatif dans mes propos, c’est pourquoi, si vous êtes intéressés par ces sujets, je vous invite à découvrir son travail et la contacter directement ici =>

https://twitter.com/Leticiandlr

A l’extrême opposé, les Zoras m’évoquent le sérieux et l’esprit du travail d’équipe = l’antithèse complète des Gerudo en somme. Leur histoire indique qu’ils ont ensemble construit leur lieu de vie totalement décloisonné et non privatif, à l’instar des représentations que l’on peut avoir des environnements d’entreprises japonaises. Le collectif prend le pas sur l’individualité. Sidon, le prince de ce peuple, à l’inverse de la reine actuelle des Gerudo, se soucie d’abord de la collectivité avant de soucier de ce que cette dernière pense de lui. Il connait sa place et ne souhaite pas non plus interférer, remplacer dans les esprits, sa défunte sœur Mipha. Il y a chez les Zora une certaine volonté de protéger les traditions culturelles. Le rejet des hyliens de certains Zora ressemble fortement au Japon du début du XXème siècle qui interdisait l’entrée sur son sol d’immigrants ou tout simplement de marchands, coloniaux ou pas. On retrouve donc une forme de protectionnisme extrême qui se veut tout de même plus ouvert. En témoigne de cela le changement de posture du conseiller du roi Zora, réfractaire au début puis acceptant l’aide de Link. La mémoire de Mipha est aussi entretenue par la valorisation de ses actions. La relation qu’a Sidon avec sa sœur est d’ailleurs très emblématique de cela. Mipha est considérée comme un niveau de perfection inatteignable. Son statut d’icône ne peut être remis en cause par aucun Zora, elle l’est par définition.

Ainsi, les Zora représentent une certaine organisation sociale japonaise. Je considère qu’il s’agit là surtout des organisations valorisant le travail. Les Gorons sont quant à eux dans une organisation qui me fait penser aux systèmes mafieux. Il y a un fort respect hiérarchique, les gorons n’ont pas le droit de toucher aux canons du chef par exemple, et il y a un certain côté vénal de leur part à vouloir exploiter la montagne pour en tirer ses richesses. Le fait que les Gorons soient aussi esthétiquement proches des Sumos par leur vêtement rend l’ensemble extrêmement cohérent. Dans Freakonomics de Steven Levitt, les auteurs montraient un écosystème passionnant entre les jeux d’argent, la culture sumotori mais aussi les Yakuzas.  Les Piafs sont quand eux peut-être la représentation d’une forme d’élite. Ces deux derniers peuples me sont plus difficiles à définir puisque j’ai l’impression qu’ils sont moins nombreux que les Gerudos et les Zoras, particulièrement pour les Piafs que je n’ai côtoyés que très peu hormis Kass et celui qui nous conduit à la bête divine. Ces derniers sont tout de même intéressants puisqu’ils représentent des parents ayant quitté leurs familles afin de poursuivre un objectif de vie. J’ai l’impression que cela peut refléter plusieurs choses : traumatismes des familles séparées pendant la seconde guerre mondiale, travail du père dans une autre ville, expatriation d’un parent travaillant à l’étranger, etc. Il y a aussi des choses à voir dans ce cas-là. Il ne reste alors plus que les Hyliens et les descendants des Sheikas pour incarner la population japonaise réparti entre culture traditionnelle pour les Sheikas du village Kokorico et culture mixte pour les hyliens d’Hateno et du sud d’Hyrule (proches alors des régions du pacifique). Je ne vais pas m’attarder ici sur leur cas puisque les deux m’ont moins saisi. Cela se voit dans mon écriture : les Zoras et les Gerudos sont les peuples que j’ai le plus côtoyé étant donné que je n’ai pas encore pris le temps de réaliser les quêtes des populations du nord d’Hyrule. J’y reviendrais donc peut-être prochainement.

Conclusion

Pour conclure, j’ai apporté ici une lecture très personnelle du jeu. Je la suppose cependant fortement partagée par de nombreuses personnes dont celles avec qui j’ai discutées et qui se reconnaitront. Breath Of The Wild apparait comme un jeu reflétant la société japonaise tout en reproduisant avec facilités des codes du genre du nekketsu. Ainsi, plus que les opus précédents, il apparait comme un témoignage de ce qu’est la société japonaise aujourd’hui. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Cet article n’aurait jamais été possible sans les discussions et les échanges que j’ai eus avec les gens du discord LCV mais aussi des vidéos de Damastès et particulièrement sa lecture du peuple Gerudo que je reprends et agrémente ici. Sans ses avertissements, j’aurais aussi loupé de nombreuses choses.

Cet article a été écrit pendant la