Sisyphe, l’enfer et Scanner Sombre

Sisyphe, l’enfer et Scanner Sombre

Scanner Sombre est un jeu qui pose la question suivante : serions-nous plus heureux si comme Sisyphe, nous parvenions à comprendre que notre monde est absurde, à accepter notre destin et pourtant à rester heureux ? Dans ce jeu, notre avatar est un géologue professionnel ou amateur qui explore un ensemble de grottes. La découverte progressive de l’environnement nous permet de comprendre ce qu’il s’est passé : nous incarnons une personne morte a côté de son dernier campement après être descendu trop profondément. Notre progression en tant que joueur est en fait le chemin qu’a parcouru ce géologue avant de mourir : le jeu illustre par son level design le regret de notre incarnation en nous proposant donc revenir sur nos pas, de parcourir à rebours notre dernier voyage, loin de notre famille.

C’est donc son regret qui l’enchaîne au lieu de sa mort et il essaie tant bien que mal a obtenir une forme de rédemption. En tout cas, le jeu nous met a sa place lors d’une de ses tentatives de libération dont la sortie de la grotte en est la métaphore. le souvenir de sa famille est l’incarnation de son regret, de son attache matérielle et cela qui lui ferme les portes de sa rédemption.

Il n’y a pas grand chose d’autre à dire sur ce jeu mais ce qui m’a frappé, c’est que l’on y voit ici une illustration du mythe de Cisyphe, motif récurrent dans les jeux vidéo. A la fin du jeu, une cinématique se déclenche et vient nous suggérer qu’une force divine nous oblige a retourner au point de notre mort. Le paradis nous est interdit, lecture mythologique qui donne sens à nos actions effectuées lors de notre parcours. Tout ce que nous avions fait est vain puisque soumis à un éternel recommencement.

Les jeux vidéo mettent ponctuellement cette idée de cycle au cœur de leur narration. Le joueur a une action qui déroule une narration linéaire mais qui s’intègre dans une boucle répétitive : c’est linéaire pour nous mais cyclique lorsque l’on prend du recul. Il n’y a donc ni début ni fin à ces jeux. En tant que joueur, nous attrapons le train en marche, pensant qu’il s’agit du dernier, alors que les concepts de « début » et de « fin » ne s’appliquent plus depuis bien longtemps.

The Witness propose lui aussi cette lecture d’éternel recommencement, de nirvana interdit au joueur. Arrivé à l’une des fins du jeu, la première pour la majorité, le jeu nous place dans un état similaire à celui de Scanner Sombre, notre avatar flotte et traverse l’ensemble des environnements que nous avons parcouru, défait tout ce que nous avons fait puis nous replace à notre point de départ.

Dans cette perspective, il apparait que certains jeux vidéo reproduisent des systèmes aliénants dans lesquels des sujets-joueurs sont obligés de recommencer inlassablement les mêmes actions, les mêmes tâches. Nous pourrions aller plus loin en supposant que c’est finalement le cas de tous les jeux vidéo : à chaque nouvelle partie, nous recommençons, toujours, inlassablement, les mêmes actions avec quelques différences dont nous sommes les seuls à pouvoir observer. Pour ces deux jeux, c’est clairement explicite et cela nous pousse à nous interroger sur ce que c’est finalement que de jouer. Scanner Sombre et The Witness nous suggèrent que ce comportement n’est finalement pas si éloigné de ce que faisait Sisyphe, voué à amener une pierre en haut d’une colline pour qu’elle redescende immédiatement, l’obligeant alors à recommencer.

Continuer à jouer à un jeu vidéo n’est finalement rien d’autre que cela : des comportements répétitifs mais sur lesquels on décide arbitrairement d’y associer un sens ludique, comme si cela excusait notre incapacité à accepter nos aliénations. Le fait que cela soit explicite dans Scanner Sombre et The Witness nous fait comprendre pourquoi il devient nécessaire de s’arrêter de jouer : nos actions sont vouées à être défaites puis répétées comme dans un enfer dans lequel nous serions obligés d’effectuer encore et toujours les mêmes travaux. ■

Esteban Grine, 2017.