Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts

La fin d’année 2018 a été pour moi une période de mondes (semi) ouverts puisque j’ai respectivement joué à Shadow Of The Tomb Raider (SOTTR), Red Dead Redemption 2 (RDR2), Spyro The Reignited Trilogy (STRT), Farcry 5, Assassin’s Creed Odyssey (ACOD) et enfin Breath Of The Wild (BOTW). Si certains pourraient discuter de la pertinence d’appeler SOTTR ou STRT des mondes ouverts ou semi-ouverts, ce n’est pas la discussion que je vais mener ici.

Plutôt, je vais m’intéresser à la question : pourquoi certains de ces univers invitent plus à la découverte que d’autres ? En effet, si l’on compare de manière factuelle les mondes que nous pouvons fouler, je fais l’hypothèse qu’ils sont rempli de manière plus ou moins équivalente en termes de collectibles. En témoigne les 900 et quelques Korogus à débusquer dans BOTW. Pourtant, comme l’énonce si bien Hamish Black, comment se fait-il que l’on ne ressente pas les effets d’une liste « à checker » lorsque l’on joue à ce jeu en comparaison des autres ? Autrement dit : pourquoi préfère-t-on explorer certains mondes plutôt que d’autres ? C’est sur cette question que je vais me concentrer pendant les prochains paragraphes.


Note aux lecteur·ice·s : les propos que je tiens dans ce billet ne sont pas immuables. J’écris cette note après la rédaction de ce billet qui ne me satisfait pas particulièrement. Il a été difficile de tenter de se défaire d’une approche formaliste. Cette tentative peut donc a posteriori être une fausse route. C’est pourquoi, je me réserve donc un droit de rétractation. Je ne suis pas non plus sûr et certain d’être clair dans mon cheminement logique. J’invite donc tout·e·s lecteur·ice·s à ne pas trop surinterpréter mes propos. 


Continuer la lecture de « Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts »

La suffragette de Saint-Denis, dérapage discursif et vidéoludique

Ces derniers jours nous avons pu voir apparaitre un nouveau relent du gamergate avec une vidéo publiée sur la chaine d’un vidéaste nommé Shirrako. Dans celle-ci, le joueur s’amuse à battre un personnage non-joueur représentant une suffragette (une femme militant pour le droit de vote aux Etats-Unis de la fin du 19ème siècle).  Fort du succès de cette vidéo, il a poursuivi en publiant d’autres vidéos sur la même thématique. Les commentaires exprimés à la suite de la part des joueurs oscillent entre l’oppression systémique et l’appel à la violence purement exprimé au premier degré. Une histoire en somme typique de ce à quoi on peut s’attendre et qui s’ajoute une fois de plus à la pile des dérives de certains (jeunes) hommes plutôt conservateurs voire extrémistes (tous étant oppressifs).

Rockstar n’est pas à son premier coup d’essai pour les dérives qui peuvent être liées aux récits qu’il propose (relatives donc aux décisions de l’entreprise ainsi que pour les dérives concernant les comportements des joueurs qui partagent des comportements oppressifs à travers une attitude ludique inscrite dans le patriarcat). On peut repenser notamment à la façon dont les femmes de la famille de Michael, dans GTAV, sont présentées : à savoir des personnes vénales et trompeuses. A l’instar d’autres productions anglophones, comme South Park¸ les productions de Rockstar s’inscrivent généralement dans une forme très libérale voire nihiliste de la diffusion de discours : il faut pouvoir parler de tout, rejet de la « bien-pensance » (quoi que cela veuille dire), refus des avocats de l’inclusivité, etc. Il me semble que pour l’instant, je ne sois pas trop éloigné d’une certaine réalité. L’objectif en général dans ces œuvres est de pouvoir diffuser un ensemble de discours contradictoires et ce, sans prise de position. En tout cas, c’est généralement le contrat supposément établi avec l’audience. Or, un simple calcul du temps alloué à certains discours fait que l’illusion de neutralité s’effondre. Au fond, peu importe que lors d’une mission, Arthur Martin protège les suffragettes pendant 15 minutes puisque lors des 50 autres heures de jeu, le ou la joueuse sera l’audience de comportements et de discours misogynes.

Cependant, mon objectif dans cet article n’est pas de discuter de la misogynie de Rockstar ou son potentiel progressisme sur cette question. Il ne s’agit donc pas pour moi d’énoncer si déontologiquement, les auteurs du jeu ont eu raison ou non d’effectuer des choix de game design précis. Au contraire, il s’agit plutôt de militer pour des modifications de la chaîne de production d’un jeu vidéo triple A. En effet, je fais l’hypothèse ici que le déboire médiatique évoqué en introduction aurait pu aisément être évité en intégrant dès la phase de conception un groupe de travail porté sur la gestion des risques liés aux comportements des joueurs de jeu vidéo. En termes de stratégie d’entreprise, la suffragette de Saint-Denis, peu importe son avis sur la question, est un cas d’école sur (1) la production d’un triple A et (2) la gestion du risque discursif et médiatique lié à la liberté d’action du joueur.

Reformulé simplement, il s’agit de poser la question : comment Rockstar aurait pu éviter que son dernier jeu en date soit le support et l’outil de discours oppressifs tout en maintenant la liberté créative de ses auteurs ?

Les conflits et les méthodes de régulation du développement

L’hypothèse centrale de cet article repose sur l’importance du regard extérieur comme étant un facteur pouvant catalyser ou orienter les choix artistiques et de game design. Il faut tout d’abord accepter l’idée que le développement d’un jeu ne va pas de soi lorsqu’il est développé dans de très grandes structures telles que Rockstar. Les différents services d’un même studio tentent d’infléchir le développement vers ce qui lui convient le mieux. C’est pourquoi notamment on observe parfois la disparition de certains messages jugés trop politiques. Il y a donc des conflits en interne et la création de RDR2 n’a pas pu y échapper. Chaque organisation a donc des verrous de contrôle permettant la sortie d’un jeu qui correspond au plus proche de ce que l’éditeur et le créateur souhaite faire. Chaque service (le développement, la stratégie, le marketing, le client lorsqu’il s’agit d’une commande, etc.) lutte pour avoir un droit de regard plus ou moins décisif sur le produit final. C’est pourquoi on peut arriver à des revirements de situations finalement assez fréquents dans la production de jeux vidéo : modification à la dernière minute du gameplay, nouveaux choix pour ne pas heurter certaines communautés de réception, etc.

Ainsi, il important d’affirmer que si le jeu est, à sa sortie, le produit d’un ensemble de choix (rien n’est laissé au hasard dans le cas des triple A), il est aussi le fruit de controverses en interne dont l’objectif, pour les parties prenantes, est d’aligner le jeu a des choix politiques précis et pas forcément acceptés par tous les salariés de l’entreprise. Lorsque je parle ici de « choix politiques », je fais référence (1) aux idéologies (forcément) mais aussi et surtout (2) aux politiques de l’entreprise en termes de stratégies, de marketing, etc. Winn et Heeter se sont intéressés à ces conflits entre personnes et services, notamment en faisant un focus sur la création de serious games. Ils notent à propos des équipes :

Typically such teams consist of game designers, pedagogy experts, and content experts, each of whom must resolve significant and often fascinating ideological disagreements resulting from disparate disciplinary values, vocabulary, and culture (Winn and Heeter 2006:1).

Par ailleurs, ils ont observé les désaccords en termes d’objectifs :

Game designers hope to create a highly interactive, compelling experience that is also fun to play. Pedagogy experts insist that the game must be an effective teacher. Content experts expect the game to include accurate, richly detailed content, ideally inspiring at least some of the passion they feel for their field of study (Winn and Heeter 2006:1).

Malgré tout, il se peut qu’avec cette forme d’autorégulation – dont l’analyse a toute sa place en sociologie des organisations et en sciences de gestion, l’entreprise ait besoin d’un regard extérieur afin de répondre à des questions posées par les différents services. A titre d’exemple, une question nécessitant l’intervention d’un externe peut être : « comment va réagir un ou une joueuse à tel phénomène présent dans le jeu ? »

Pour répondre à cela, des services existent de sorte à proposer une interface de rencontres entre d’un côté les créateurs et de l’autre les (futurs) joueurs. Il s’agit des divers laboratoires d’entreprise consacrés notamment à ce qui relève de la recherche « utilisateur » (user research). Celle-ci est définie de la façon suivante :

            User research is the process of figuring out how people interpret and use products and services. […] Interviews, usability evaluations, surveys, and other forms of user research conducted before and during design can make the difference between a product or service that is useful, usable, and successful and one that’s an unprofitable exercise of frustration for everyone involved. After a product hits the market, user research is a good way to figure out how to improve it, to build something new – or to transform the market altogether. (Goodman et al., 2012:3)

En 2005 déjà, Davis relevait de nombreuses méthodes mobilisées par la user research afin d’accompagner le développement d’un jeu : playtests, focus groups, enquêtes et sondages, etc. L’objectif qu’il détermine est le suivant : « The ultimate goal is to provide game designers with actionable feedback from consumers about how they perceive critical aspects of their games » (Davis et al 2005:20). On pourrait imaginer alors que ceux-ci peuvent être de formidable « garde-fous ». Cependant, les quelques échanges que j’ai eu sur les réseaux à ce sujet énonçaient plutôt que dans la pratique, c’est en fin de développement que les entreprises mobilisent ces méthodes. Dès lors, il devient difficile de pouvoir mobiliser les résultats produits pour améliorer le jeu.

Si l’on revient à notre point de départ, on peut aisément affirmer que Rockstar a playtesté son jeu avant de le sortir. La mention des playtesteurs est en tout cas une preuve. Dès lors, le jeu n’est pas sorti sans jamais avoir été joué. Pourtant le détournement fait par Shirrako a tout de même été possible. Rappelons tout de même que RDR2 ne permet pas aux joueurs de tuer des personnages non-joueurs enfants. Or, il est tout à fait possible d’abattre de sang-froid des PNJ adultes. Il y a donc eu des choix de game design qui ont été effectué et qui deviennent le support de discours oppressifs et ce, avec ou sans l’intention de l’auteur. Pour le cas de RDR2, nous pouvons effectuer deux hypothèses :

  1. Le service de user research a identifié le phénomène (tuer la suffragette de Saint-Denis) et les détournements que cela pouvait induire (réaliser des vidéos ancrées dans le gamergate). Le jeu étant sorti tel quel, l’entreprise a donc consciemment vendu un jeu supportant des discours potentiellement oppressifs et nous avons là en exemple de la toxicité de l’industrie vidéoludique.
  2. Le service de user research n’a pas identifié le phénomène et l’entreprise n’avait donc pas conscience de ce que son jeu pouvait induire comme comportement. C’est alors une erreur de gestion de projet. Seule une stratégie de crise permet alors de minimiser les dégâts médiatiques et toxiques. Un patch peut aussi être envisagé dans le cas où l’entreprise rejette massivement que son jeu supporte certains discours.

Dans les deux cas que j’évoque, l’entreprise est responsable. Cependant, il est aujourd’hui important de connaitre les risques discursifs et médiatiques liés au développement d’un jeu et de son gameplay.

Intégrer des cellules d’éthique au sein des entreprises

Le cas de Rockstar est révélateur à mon sens de l’absence de considération pour les questions éthiques liées au contenu des jeux vidéo. On connait les mécanismes de récupération que peuvent faire certaines communautés à propos d’objets médiatiques et il est dorénavant important de lutter contre cela. On peut notamment se remémorer « Pepe The Frog » qui fut récupéré par l’Alt right étasunienne, d’abord, puis par les émules européens (notamment ceux présents sur les forums de JVC). La question que je suppose est la suivante concernant notre étude de cas : Rockstar était-il au courant des comportements de jeu à l’égard de la suffragette ?

Si l’on s’en tient à ce que nous avons énoncé précédemment, il est tout à fait acceptable de supposer que Rockstar n’a pas anticipé le comportement des joueurs misogynes (malgré une certaine histoire avec ces derniers). Les délais surement très courts des playtests n’ont probablement pas pu permettre de faire des retours sur ce sujet spécifiquement. Maintenant, sont-ils en tort ? La structure, l’entreprise, l’est probablement, de manière involontaire assurément. Impossible d’accuser chacun·e des salarié·e·s étant donné le nombre pharamineux qui a dû travailler sur le titre.

Si une chose ressort particulièrement de cette histoire autour de la suffragette de Saint-Denis, c’est que l’entreprise a commis des erreurs de gestion. Ils n’ont probablement pas eu la possibilité d’étudier les comportements émergents parce qu’il n’y avait pas suffisamment de procédure en interne pour réaliser ce travail. Pour l’écriture de cet article, j’ai réalisé une courte bibliographie du playtest afin d’observer s’il s’agissait d’un sujet majeur, autant pour les industriels que les scientifiques. Il apparait que non. Cependant, cela aurait permis potentiellement d’éliminer les écarts et les comportements non voulu.

Dixit et Youngblood illustrent cela. Pour eux, l’analyse visuelle des sessions de jeu permet d’observer les comportements des joueurs afin d’éliminer ce qui ne convient pas aux créateurs :

Emergent behavior could also be found through visual analysis. For instance, if many player circumvent a certain challenge in the level through some short-cut method, we could address this by eliminating the short-cut (Dixit and Youngblood 2008:16)

D’où l’importance à mon sens d’équipes en interne formées (1) à la user research (2) à l’éthique et (3) à la gestion du risque discursif et médiatique. Il serait nécessaire que ces équipes interviennent dès le début du développement pour réduire les incertitudes liées aux comportements des joueurs et des joueuses. Il ne s’agit donc pas « d’interdire » mais de contrôler en ayant connaissance des choses. Avec des playtests orientés sur d’autres phénomènes que la recherche de bugs, Rockstar aurait pu révéler des comportements problématiques. L’entreprise aurait aussi pu gérer autrement les choses. Par exemple, en faisant de la suffragette un PNJ lié à une quête, il ne devient plus possible de l’assassiner. Le problème est alors résolu via des techniques de soft power. La mise en place de focus group aurait permis à l’éditeur de discuter de certains aspects précis du jeu. Il est aujourd’hui normal de trouver dans l’industrie de l’entertainment des groupes chargés des questions de représentativité et des contenus potentiellement oppressifs. Ubisoft désamorce les contenus potentiellement oppressifs des Assassin’s Creed en rappelant systématiquement que  les jeux sont créés au sein d’équipes multiculturelles.

Les outils de la user research doivent aujourd’hui être mobilisés dans cette gestion du risque discursif. Je définis (enfin !) ce dernier comme « le risque lié à l’attribution, au support de certains discours et à l’interprétation des éléments de langage contenus dans un objet médiatique ». Au minimum, cela permet à l’entreprise de lutter contre des comportements qui rentrent en conflit avec leurs intentions. Au mieux, cela permet de minimiser l’émergence de discours oppressifs dans leurs créations. ■

Esteban Grine, 2018.

 


Bibliographie

Davis, J. P., Steury, K., & Pagulayan, R. (2005). A survey method for assessing perceptions of a game: The consumer playtest in game design. Game Studies, 5, 14.

Dixit, P. N., & Youngblood, G. M. (2008). Understanding Playtest Data through Visual Data Mining in Interactive 3D Environments (p. 9). Présenté à 12th International Conference on Computer Games: AI, Animation, Mobile, Interactive Multimedia and Serious Games (CGAMES).

Goodman, E., Kuniavsky, M., & Moed, A. (2012). Observing the User Experience: A Practitioner’s Guide to User Research (2e éd.). Amsterdam ; Boston: Morgan Kaufmann.

Winn, B., & Heeter, C. (2006). Resolving Conflicts in Educational Game Design through Playtesting. Innovate: Journal of Online Education, 3(2). Consulté à l’adresse https://www.learntechlib.org/p/104284/

 

 

Le seul visage des héros Rockstar

Je viens de terminer les six chapitres du dernier titre de Rockstar : Red Dead Redemption 2 (2018). J’ai donc suivi pendant environ une quarantaine d’heures les péripéties de la bande de Dutch Van Der Lind. Je dois avouer être plutôt content au premier abord car il s’agit du premier jeu de ce développeur que je termine – ou du moins que je boucle la trame principale. C’est un sentiment plutôt doux-amer que j’ai pour le jeu puisque d’un côté, je l’ai apprécié et de l’autre, j’ai conscience des conditions dans lesquelles il a été produit. Ceci n’étant pas le sujet de cet article, je préfère renvoyer à l’un de mes précédents écrits pour révéler une de mes pensées sur le sujet[1].

Ce que je souhaite aborder ici est plus finalement un appel à la discussion, notamment parce qu’il s’agit surtout d’une pensée en cours d’élaboration et que je n’ai probablement que très peu d’arguments pour la maintenir. Il s’agit plutôt d’une discussion à propos de mon ressenti sur Arthur Morgan. De manière plus générale, il s’agit surtout d’aborder la façon dont les personnages principaux des jeux Rockstar sont écrits.

Je soutiens dans cet article que ces personnages sont révélateurs d’un certain conservatisme que je vais définir de la façon suivante : ce sont des agents passifs d’une histoire qui suit son cours (son flow, on pourrait dire). Ainsi, ils s’inscrivent dans une fausse promesse que l’éditeur promet régulièrement à travers ses jeux : représenter de manière critique les Etats-Unis.


Attention, la suite de cet article révèle des moments clefs de l’intrigue, notamment les derniers chapitres et l’épilogue. Je précise aussi que j’ai beaucoup apprécié le jeu et que je compte encore y jouer, juste après Obra Dinn, afin de poursuivre mon expérience. je reste cependant critique et attentif aux discours pluriels portés sur cet objet.


Continuer la lecture de « Le seul visage des héros Rockstar »