Le seul visage des héros Rockstar

Je viens de terminer les six chapitres du dernier titre de Rockstar : Red Dead Redemption 2 (2018). J’ai donc suivi pendant environ une quarantaine d’heures les péripéties de la bande de Dutch Van Der Lind. Je dois avouer être plutôt content au premier abord car il s’agit du premier jeu de ce développeur que je termine – ou du moins que je boucle la trame principale. C’est un sentiment plutôt doux-amer que j’ai pour le jeu puisque d’un côté, je l’ai apprécié et de l’autre, j’ai conscience des conditions dans lesquelles il a été produit. Ceci n’étant pas le sujet de cet article, je préfère renvoyer à l’un de mes précédents écrits pour révéler une de mes pensées sur le sujet[1].

Ce que je souhaite aborder ici est plus finalement un appel à la discussion, notamment parce qu’il s’agit surtout d’une pensée en cours d’élaboration et que je n’ai probablement que très peu d’arguments pour la maintenir. Il s’agit plutôt d’une discussion à propos de mon ressenti sur Arthur Morgan. De manière plus générale, il s’agit surtout d’aborder la façon dont les personnages principaux des jeux Rockstar sont écrits.

Je soutiens dans cet article que ces personnages sont révélateurs d’un certain conservatisme que je vais définir de la façon suivante : ce sont des agents passifs d’une histoire qui suit son cours (son flow, on pourrait dire). Ainsi, ils s’inscrivent dans une fausse promesse que l’éditeur promet régulièrement à travers ses jeux : représenter de manière critique les Etats-Unis.


Attention, la suite de cet article révèle des moments clefs de l’intrigue, notamment les derniers chapitres et l’épilogue. Je précise aussi que j’ai beaucoup apprécié le jeu et que je compte encore y jouer, juste après Obra Dinn, afin de poursuivre mon expérience. je reste cependant critique et attentif aux discours pluriels portés sur cet objet.


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Du Slow Play au slowrunning

Il faut bien avouer que je ne m’attendais pas particulièrement à ce que la proposition du « slow play » en tant que concept soit reçue avec tant de discussions mais aussi de dévoiements. Entre temps, j’ai pu découvrir de nouvelles pratiques notamment dans les communautés des superplayers dont celle du « slowrunning ».

Partant de ces constats, je souhaite réaffirmer en écrivant cette article mon intérêt pour les formes atypiques de jeux dont celle que je nomme le « slow play » et la façon dont je la distingue du « slowrunning ».

Contrairement à mon précédent article alors dont le « slow play » n’était qu’un élément, je vais focaliser pleinement mon attention à ce sujet ici. Ainsi, pour résumer brièvement, voici les éléments de définition que je propose pour définir cette pratique.

Slow Play :

Nom masculin

  1. Qui se dit d’une pratique « casual » et non performative du jeu vidéo ;
  2. Qui formalise de manière observable une intention du joueur ou de la joueuse de limiter l’acte de jouer dans le temps ;
  3. Qui instaure des sessions courtes de jeu tout en prenant compte du format de l’expérience proposée et jouée. Certains jeux ne nécessitent pas plusieurs sessions pour être parcourus.

Voilà les seuls éléments que je retiens aujourd’hui pour définir le « slow play ». Tout le reste n’est alors qu’interprétations ou alors hypothèses reposant sur mon propos et non confirmées.

Ainsi, jouer de cette façon signifie que le ou la joueuse rejette tout élément constitutif du jeu visant à instaurer une performativité de l’acte vidéoludique qui serait non nécessaire au parcours de l’œuvre (1). Par ailleurs, le ou la joueuse définit une plage horaire durant laquelle il ou elle peut jouer mais qui doit se conclure sans dépassement. Par exemple, je définis une plage maximale de 1h par jour de jeu et je limite mon acte par cette contrainte horaire (2 et 3). On pourrait supposer des variantes comme par exemple la volonté d’espacer le temps entre deux expériences vidéoludiques mais globalement, l’ensemble de mon propos se retrouvent dans cette définition et dans ce paragraphe.

Slow play et sobriété

Dans une certaine mesure, j’inscris le « slow play » dans le cadre d’une certaine forme de sobriété voire d’une forme d’ascèse, une manière de vie imposant certaines privations. L’une des idées que je défends dans ce cadre est de valoriser le plus possible chacune des expériences auxquelles nous jouons, si possible variées mais ce n’est pas à moi d’indiquer ce à quoi il faudrait jouer. Il y a alors derrière mon propos une volonté de mémoire, de souvenir de ces expériences vécues. L’instauration de sessions courtes sert aussi ce travail de mémoire puisque le temps entre ces sessions peut en partie être consacré à penser au jeu, à l’expérience. Par exemple, je me remémore l’expérience que j’ai eue en jouant à « Bury Me My Love ». Je pensais à Nour à chaque fois qu’elle se déconnectait. C’est entre mes sessions sur Horizon Zero Dawn que j’explorais le plus le monde d’Aloy. Il me semble que le « slow play » installe les conditions pour susciter cette réflexivité qui me plait. Ainsi, ce n’est pas seulement après avoir « fini » que je veux commencer à réfléchir au jeu mais pendant, à l’instar de mes billets sur Zelda Breath Of The Wild qui furent écrits entre mes sessions de jeu.

Dès lors, cette pratique que je nomme sans l’avoir créée ne porte pas sur les jeux joués mais plutôt sur le comportement que l’on a en tant que joueur. Je rejette toute forme de sélection et forme de calcul économique en amont du jeu visant à maximiser une forme de rentabilité subjective de l’acte de jouer. En effet, il y a une forme de recherche de la performance dans ce cadre-là, ce qui vient en contradiction avec sa définition. De plus, s’il y avait un calcul de la sorte, nous pourrions très bien supposer que certains jeux, plutôt typiques, seraient avantagés par rapport à des jeux en dehors des canons actuels.

les Slow runs comme détournements

Il me semble cette fois avoir proposé une définition plus cadrée que lors de mon précédent billet mais une distinction reste encore à faire entre le « slow play » et les « slowruns ». Il me semble que ces dernières s’inscrivent dans une recherche d’une performativité, du moins de performances vidéoludiques. Voici la proposition de définition que je fais :

Slow Run

Nom féminin

  1. Qui se dit d’un acte performatif visant à atteindre les objectifs fixés par le game design de la manière la plus lente possible sans pour autant aller à l’encontre de la réalisation de ces objectifs ;
  2. Performance vidéoludique s’inscrivant dans une forme de « superplay ».

Dès lors, le « slowrunning » nécessite un niveau de compréhension ainsi qu’une volonté de prendre le plus de temps possible pour atteindre les objectifs. Par exemple, dans le jeu « Super Mario Bros » sorti sur NES, une « slow run » serait d’attendre que chaque compteur de temps atteigne quasiment zéro avant de conclure chaque niveau. Dans Mario 64, il s’agirait d’obtenir chaque étoile (n’imposant pas une limite de temps) en marchant. L’idée du « slowrunning » est d’ajouter de nouvelles règles régulatives de sorte à limiter les actions du joueur pour que celui-ci prenne le plus de temps possible (voire le maximum). On pourrait rapprocher cela des formes de « nuzlock challenges » qui visent à imposer de nouvelles contraintes. Dès lors, on pourrait supposer que les « slow runs » sont des formes de détournements discutant la définition de ce qu’est une performance vidéoludique.

Quelques mots pour conclure

Avec ce nouveau texte, relativement court, il me semble avoir comblé certains manques de la première définition que je proposais il y a maintenant un peu plus d’une semaine. Avant toute autre remarque, je souhaite affirmer qu’il n’y a pas dans mon propos d’intention élitiste à l’égard de certains jeux qu’il faudrait privilégier. Je rejette ces accusations. Il n’y a pas non plus dans mon propos une intention de convaincre qui que ce soit d’adopter le « slow play » comme posture de jeu. Enfin, je me place ici dans une réflexion concernant l’audience des jeux : les joueuses et les joueurs. Je ne prends donc pas en compte ceux qui produisent, créent et inventent des jeux. Mes propos ne visent pas à empêcher ces personnes de vivre de leur art. Nul doute que ce type d’activité peut avoir un impact mais je fais l’hypothèse que de nombreux paramètres actuellement présents rendent déjà leur tâche complexe. Si cependant il y a encore des interrogations au sujet du « slow play » qui avouons-le, est un sujet relativement peu important, j’invite sincèrement à la discussion sans d’abord passer par des interprétations de mon propos qui ne refléteraient probablement pas ce que j’essaie d’exprimer.

Je ne vois pas le « Slow Play » comme un objectif ni un comportement à avoir. Cependant, j’aime penser que je tends vers cela, « je suis joueur mais je joue peu » aurait dit Henriot. Ma pratique ne correspond donc pas à ce terme mais je ne considère pas cela comme un problème. De même, je ne considère absolument pas cette notion comme issue d’un éclair de génie de ma part. Il s’agit bien plus probablement d’un concept qui est déjà beaucoup trop redondant avec celui de la sobriété ou de l’ascétisme. Cependant, son verni, anglophone, n’est pas pour me déplaire. Il ne me reste plus qu’à m’improviser « coach de vie » pour pouvoir en soustraire le denier. ■

Esteban Grine, 2018.

La décroissance passera par le slow play

J’avais écrit il y a maintenant plus d’un an une première réflexion décroissante sur les jeux vidéo. Bâtie sur des hypothèses et quelques propositions théoriques, celle-ci fait dorénavant pâle figure face à certaines nouvelles propositions dont bien sûr la réflexion que développe TomV dans son documentaire « les jeux vidéo vont-ils disparaitre ? ». Ces réflexions, nécessaires, amènent malgré tout un malaise et peut-être un mal-être chez les joueurs et les joueuses déjà sensibles aux questions écologiques. Comme le dit très bien Thomas, il ne s’agit pas de « faire culpabiliser » bien que j’ai l’impression que c’est précisément ce sentiment qui nous poussa – lui à faire une vidéo et moi un premier billet.

Entre la survie de l’espèce humaine et les jeux, tous confondus, certains soutiennent qu’il faudra choisir. Je ne suis pas d’accord avec cela. Je pense que le jeu et le fait de jouer vont être cruciaux dans les prochaines années afin de ne pas devenir fous à cause des famines et du reste. Ce que nous vivons actuellement ne peut m’empêcher de penser à Hérodote qui attribue l’invention des jeux à la Lydie et ce, non pas pour répondre à quelques plaisirs :

« Sous le règne d’Atys, fils de Manès, toute la Lydie fut affligée d’une grande famine, que les Lydiens supportèrent quelque temps avec patience. Mais, voyant que le mal ne cessait point, ils y cherchèrent remède, et chacun en imagina à sa manière. Ce fut à cette occasion qu’ils inventèrent les dés, les osselets, la balle, et toutes les autres sortes de jeux, excepté les dames, dont ils ne s’attribuent pas la découverte. Or, voici l’usage qu’ils firent de cette invention pour tromper la faim qui les pressait. On jouait alternativement pendant un jour entier, afin de se distraire du besoin de manger ; et, le jour suivant, on mangeait au lieu de jouer. Ils menèrent cette vie pendant dix-huit ans » (Hérodote, traduit par Debure, 1802).

J’ai la sincère et paradoxale conviction que les jeux et les jeux vidéo vont devenir de plus en plus important, même pour celles et ceux qui vont voir leur niveau de vie diminuer avec le temps, le manque de ressources et la finitude du monde. Cependant, ce paradoxe entre besoin plus prégnant et volonté de rejet de cet objet vidéoludique reste présent. Vouloir le résoudre revient à reproduire l’expérience de Schrödinger.

Malgré tout, s’il semble inenvisageable de se passer des jeux vidéo, en bons petits bourgeois et bourgeoises, il est possible de procéder par étape. Comme le suggère la vidéo de Thomas, commencer par une sobriété du jeu vidéo est une première étape. Je souhaite donc évoquer quelques pistes à propos de cette sobriété qui semble nécessaire. Dans tous les cas, je ne me présente pas comme un donneur de leçon. Il s’agit de réflexions que je partage et auxquelles je souhaiterai adhérer dans mes comportements futurs, rien de plus.

Lutter encore et toujours contre ses réflexes capitalistes

Il semble pertinent de lutter contre les comportements capitalistes que nous avons avec les jeux vidéo. Cela signifie, entre autres, ne plus chercher à accumuler des objets, que ces derniers fassent partie des jeux (les boîtes entre autres) ou non (les figurines de collection par exemple). Il ne faut pas voir cela de manière restrictive, disons plutôt qu’il faut jouer avec l’actuel. Ma bibliothèque Steam est remplie de jeux auxquels je n’ai jamais touchés et ma ludothèque matérielle aussi.

Il faut accepter de ne pas toujours avoir l’opportunité de jouer à tous les jeux qui sortent et il ne faut pas regretter les expériences que nous ne vivons pas effectivement. L’accumulation contre laquelle il faut lutter inclut aussi cela. Il est nécessaire de se détacher de ce besoin fictif. Je n’ai pas besoin de jouer à tous les jeux qui sortent et personne n’a pour obligation de jouer à un jeu en particulier pour se sentir intégré à une communauté. Accepter de « laisser filer des jeux » permet aussi de lutter contre certaines formes d’élitismes.

D’une manière générale, il faut se détacher des sentiments de propriété que nous pouvons avoir avec nos jeux vidéo. Ces objets sont des immobilisations qui aujourd’hui sortent du circuit. Or, voilà précisément une chose qu’il faut réactiver : il est nécessaire de faire circuler les objets actuels. Remettre au goût du jour les formes de prêt, recréer du lien social autour de ces échanges. Par exemple, on peut songer à partager le plus possible nos bibliothèques steam. Autre exemple, avoir le réflexe de télécharger un fichier d’installation pour chaque achat sur GOG permettrait de stocker l’ensemble sur un disque dur externe qui peut être prêté, déplacé. Ainsi, entre amis, plutôt que chacun fasse appel à un serveur à des milliers de kilomètres de chez lui, on réinstalle une diffusion locale des jeux. Dans un groupe d’ami·e·s, il n’y a alors qu’un seul téléchargement pour ensuite une diffusion de proximité des jeux.

Voilà un peu ce à quoi m’évoque ce besoin de lutter contre l’idée « d’accumulation » des jeux vidéo. Il faut utiliser le partage de proximité de jeux  afin de créer des tissus locaux de diffusion des jeux vidéo. La durée de vie de nos produits en tant qu’immobilisations n’en est alors que plus grande.

Le slow play comme mode de consommation

Voilà un peu plus de deux ans que je commence, avec plus ou moins grandes difficultés, à pratiquer ce que j’appelle le slow play. Cela consiste en premier lieu à résister à tout comportement compulsif dont les achats forcément. Je favorise aussi le marché de l’occasion autant que possible et je ne joue généralement qu’à un seul jeu en même temps. Je définis le slow play comme l’adotion d’un comportement en décalage du rythme typique des jeux vidéo en favorisant des jeux sortis il y a entre un et deux ans. Ce comportement passe aussi par un choix de jeux sur lesquels je vais me concentrer pendant une période d’environs un mois à deux mois. Par exemple, en 2017, j’ai exclusivement joué à Horizon Zero Dawn pendant un peu plus de deux mois. J’aime cette idée d’exclusivité dans le slow play. Il s’agit de se concentrer uniquement sur un seul jeu à la fois en s’obligeant à le terminer avant d’acheter le suivant. Dire que j’arrive à maintenir cette ligne de conduite serait une erreur prétentieuse mais c’est un comportement vers lequel je souhaite tendre à l’avenir.

Cette sobriété passe aussi par des sessions plus courtes. Je suis joueur, mais je joue peu. Jouer peu a cet avantage d’allonger artificiellement la durée de vie d’une œuvre. Le slow play passe aussi par une remise en question de la performativité de l’acte de jouer : pourquoi souhaiter finir un jeu le plus rapidement possible ? Peut-être que The Order 1886 deviendrait un jeu plaisant de la sorte.  Dans tous les cas, il me semble que cette façon de vivre une œuvre est un premier pas qui peut être effectué plus facilement que le reste. Dans tous les cas, pour le reste des œuvres auxquelles nous ne pouvons pas jouer, simplement regarder d’autres jouer n’est pas non plus une mauvaise chose. Réinventer des soirées thématiques entre amis ou dans des associations militantes, faire que le jeu vidéo regagne sa dimension sociale et populaire, voilà un programme que j’aimerais voir.

Ce ne sont que des pistes

Je m’arrête pour les pistes de réflexion ce soir, j’avais principalement besoin de partager ces deux-là. Pour le reste, il me semble encore nécessaire qu’elles murissent dans ma tête. Dans l’un de mes précédents billets, je critiquais ouvertement les jeux multijoueurs. Aujourd’hui, je ne souhaite pas à nouveaux retomber dans cette forme militante.

Ainsi, pour conclure, il me semble qu’un premier pas pour jouer et vivre le jeu vidéo de manière plus éthique consiste à se détacher du besoin d’accumulation que nous éprouvons pour ces objets. Cela consiste alors à faire circuler les œuvres le plus possibles pour que chaque unité ait la vie la plus longue possible. Créer des associations de prêt, télécharger pour ensuite partager des disques durs, tout cela permet de recréer du lien social. C’était des pratiques courantes au début des années 2000, il faut que cela ne redevienne. Secondement, il faut militer pour une nouvelle façon de consommer. Le slow play apparait alors comme une réponse : Favoriser des sessions courtes, ne plus chercher la performativité, se rendre exclusif le temps de vivre l’œuvre avant d’en changer et sortir du rythme imposé par l’agenda des sorties.

Dans tous les cas, je reviendrai préciser mes pensées dans le futur. Celles-ci s’en retrouvent alors éparpillées. Je souhaite aborder à nouveau la question des machines mais il faudra bien un jour questionner le code lui-même. Le mouvement pour la décroissance dans les jeux vidéo ne fait que commencer. ■

Esteban Grine, 2018.

 

Herodotus, et Ctesias. Histoire d’Hérodote,: Traduite du grec, avec des remarques historiques et critiques, un essai sur la chronologie d’Hérodote, et une table géographique. G. Debure l’aîné, 1802.