Entre médiation des savoirs et militantismes vidéoludiques

Ce questionnaire reposant principalement sur des questions ouvertes a pour objectif de mieux connaitre les vidéastes créant des contenus sur le jeu vidéo en tant qu’objet culturel.

Il intervient dans le cadre d’une recherche qui sera présentée lors du colloque « Youtuber, Youtubeuses ». L’objectif est de focaliser notre regard non pas sur la réception mais sur la création de vidéos diffusant des informations

Nous proposons donc de définir plus précisément ces nouveaux acteurs dans la diffusion d’informations, de connaissances, de techniques mais aussi des systèmes de représentations et idéologiques liés à l’artefact culturel « jeu vidéo » tout en interrogeant leurs pratiques et leurs méthodes : quelle sont la place accordées aux connaissances scientifiques et leurs postures épistémologiques ? De quelle manière mettent-ils en scène leur soi-joueur ? Etc.

Concernant la protection des données

Il y a une petite section à la toute fin du questionnaire pour toutes les demandes liées à la protection des données. Dans tous les cas, je ne diffuse pas les réponses n’importe comment et je souhaite être respectueux de votre vie privée. Vous pouvez demander à être anonymisé·e ou autres. Dans tous les cas, il y a une section à la fin du questionnaire pour toutes les demandes particulières que vous souhaiteriez faire. Dans tous les cas, je ne diffuse pas vos informations concernant les rubriques 4 et 5 et je les anonymiserai dans ma communication.

Chute & renaissance dans The Last Of Us

The Last of Us est un jeu qui propose à son joueur une quête de rédemption d’une génération humaine auprès de la suivante. Une forme de lettre d’excuse pleine de fautes.

Comme si l’on prenait conscience que notre système ne permettait pas aux générations futures de vivre. Une fois la catastrophe survenue, l’enjeu est de savoir comment redonner espoir et décence à nos enfants.

Pour illustrer cela, le jeu nous propose d’incarner Joël, parent qui lors des premières émeutes perd sa fille. Le jeu construit alors une relation entre ce père et une enfant, Elie, qui progressivement deviendra fille adoptive.

Il y a donc d’abord un échec puis une réussite. La première descendance meurt, la seconde survivra. Cela est nécessaire afin d’expier nos péchés, pour employer le champ lexical du théisme dont les prénoms Joël et Eli sont issus.

Le game design doit donc nous faire ressentir la chute de la civilisation humaine puis son renouveau et ce, à travers une focale faite sur la relation entre Joël et Elie. Pour illustrer cela, le jeu nous fait vivre en tant que joueur toute une série d’événement mais nous n’allons retenir ici que l’introduction et la conclusion du jeu car ce sont les plus intéressants en termes de construction narrative puisqu’elles sont bâties en miroir.

Au début du jeu, vous incarnez Sarah, fille de Joël et symbole de la génération sacrifiée. Il fait nuit et nous évoluons dans un espace clos.

Joël dit la vérité à Sarah et donc au joueur : il faut fuir. Puis séquence en voiture avec la radio qui permet de situer les événements.

Ensuite, Sarah étant blessée, Joël doit la porter pour s’échapper des humains contaminés.

Sarah meurt. Elle est l’allégorie de l’humanité et de l’espoir que Joël, incarnation de la civilisation, n’a pas su protéger.

Cette introduction illustre la déchéance de l’humanité. La conclusion du jeu est l’exact opposée.

Elie, fille adoptive, est retrouvée endormie.

Puis vient une séquence durant laquelle Joël doit la porter pour fuir les humains cette fois.

On retrouve ensuite Joël et Elie en voiture, cette fois avec un flashback qui nous explique ce qu’il s’est passé pendant la courte ellipse vécue.

Enfin, le joueur incarne de nouveau l’enfant devenant adulte, nouvelle génération dans ce monde qui a vécu très longtemps sans enfant. Il fait jour, et nous évoluons dans la nature. Elie n’est plus l’allégorie de l’humanité.

Joël ment à Elie sur les événements qui se sont déroulés pendant sa perte de conscience et donc au joueur : S’il y a une nouvelle civilisation après l’épidémie, celle-ci sera bâtie sur des mensonges, nécessaires ou peut-être pas.

The last of us est un voyage en occident, une recherche d’un monde meilleur mais celui-ci ne sera pas le monde qui a été connu. Le message est clair et expéditif. Il n’y a pas de retour possible. Il faudra vivre avec hontes et regrets mais l’on vivra.

La construction en miroir de l’introduction et de la conclusion du jeu nous fait passer par la déchéance pour le renouveau mais celui-ci n’est pas un retour à l’origine, juste un nouvel équilibre. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Entre ASMR et Capitalisme, le cas des idle games

Les idles-games sont des jeux vidéo principalement sur smartphone et se sont développés depuis l’avènement de ces derniers. Le premier auquel nous pouvons penser est cookie clicker mais aujourd’hui, le genre s’est développé afin de proposer des expériences vidéoludiques plus variées, au moins concernant les aspects graphiques. Je prends donc le temps d’écrire et d’énoncer les quelques idées que j’ai développées ici et là sur ce genre et plus précisément, à partir de mon expérience sur Tap Tap Fish, un jeu sur smartphone particulièrement beau je trouve.

La mécanique centrale d’un idle-game est de cliquer ou de tapoter son écran. Il s’agit bien plus de ce second geste pour l’expérience que je relate. Ainsi, depuis que j’ai commencé à jouer à Tap Tap Fish, j’ai donc tapoté mon écran de smartphone presque 50 000 fois sur une durée effective de jeu qui doit être aux alentours de sept ou huit heures. Cependant, ce serait une erreur de supposer que ces jeux ne se résument qu’à cela. En effet, il semble que les mécaniques intègrent de plus en plus, et de manière assez fine, la prise en compte du temps puisqu’ils demandent aux joueurs d’alterner des phases de jeux à des phases de non-jeu (ou d’attente). De plus, ils demandent une certaine finesse de gestion, tout à fait discutable éthiquement. Je vais donc prendre le temps de résumer ici ma pensée.

Réencastrer les idle-games dans le genre du jeu de rôle

Outre le tapotement, il me semble nécessaire de regarder ce qu’il se passe effectivement ingame afin de comprendre pourquoi nous jouons à ces jeux. Les idle-games permettent aux joueurs d’améliorer une situation initiale par l’augmentation de statistiques. Ainsi, plutôt que le tapotement, je définirai ces jeux comme des objets dont la mécanique centrale est l’accumulation. Le terme que j’emploie n’est pas neutre et s’inscrit directement dans une lecture économique, au sens de la pensée économique, du game design. Dès lors, finalement, les idle games et particulièrement Tap Tap Fish sont particulièrement proches des jeux de rôle dont les mécaniques centrales concernent elles-aussi l’amélioration des statistiques d’un avatar. Ce qui, entre nous, n’est qu’une reformulation du processus d’accumulation (d’argents, de points d’expérience, etc.).

Dès lors, je suis clairement en train d’aligner les idle­-games, ce à quoi l’on pourrait m’attaquer. Or, je vois déjà des jeux de rôle considérés comme tels mobiliser la mécanique du tapotement. La frontière est de fait bien plus poreuse que l’on pourrait croire au début. De même, ce tapotement cache finalement un phénomène capitalistique, ce qui reste globalement dans la lignée des mécaniques employées par les jeux de rôle. C’est pourquoi j’aurai tendance à considérer les idles-games que je vois passer comme une forme particulière du jeu de rôle. Il ne reste alors plus qu’à définir ses contours. A partir de mes observations concernant Tap Tap Fish, il me semble que ces jeux représentent la forme la plus dépouillée des RPG, celle dans laquelle il n’y a absolument aucun habillage, aucune fioriture. Dans un jeu de rôle standard, le processus d’accumulation prend des chemins détournés : le joueur doit se battre ou réaliser des quêtes afin d’accumuler. Les idle-games se débarrassent de ces contraintes pour faire un lien direct entre les actions du joueur et la finalité d’accumulation qui finira par devenir chrématistique.

Ainsi, je définis les idle-games (ou dans leur version française, plus directe je trouve : les jeux incrémentaux) de la façon suivante : il s’agit d’une forme particulière du jeu de rôle dans lequel l’action du joueur a un impact direct et immédiat sur l’accumulation de valeurs. Je ne rapproche donc pas Tap Tap Fish comme un jeu proche du genre RPG mais je postule qu’il s’agit avant tout d’un RPG. De facto, je considère les jeux incrémentaux non pas comme un genre particulier mais comme un sous-genre du jeu de rôle.

Un dernier élément qui semble important à propos du game design de ces jeux concerne l’emphase portée sur la gestion du temps entre moments de jeu et moments de non-jeu. En effet, comme je le soutiens, les idle-games sont des RPG dénués de tout ce qui entrave le lien entre le joueur et l’accumulation de valeurs. Dès lors, les moments durant lesquels le joueur « n’accumule » pas se résument à patienter. Patienter par exemple que l’on soit à nouveau autoriser à accumuler. C’est le cas dans de nombreux jeux qui proposent des systèmes de cooldown. Par exemple, après utilisation d’un pouvoir dans Tap Tap Fish, celui-ci devient inaccessible au joueur pendant une période de temps plus ou moins défini. S’en suit alors un ensemble de choix à réaliser afin de maximiser les gains. Si au début, les choix du joueur ne sont pas les plus efficaces, en jouant, ce dernier va ébaucher les meilleures stratégies lui assurant la plus grande efficience de son comportement. Une fois le tapotement compris et intériorisé, c’est donc sur la gestion du temps que ses efforts vont se concentrer et c’est sur ce point que les idle-games comme Tap Tap Fish interrogent la moralité du comportement vidéoludique du joueur.

Ethique des Idle Games

Comme je le disais plus tôt, les jeux incrémentaux sont des RPG qui ne se tracassent pas pour embellir ce qui concentre l’essence de leur gameplay. Dès lors, ils sont particulièrement intéressants pour le chercheur que je suis puisqu’ils me permettent de constater certaines hypothèses que je soutiens. La première est que les joueurs jouent principalement, en occident, avec des reproductions ludiques du système capitaliste et colonialiste. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que c’est une bonne ou une mauvaise chose mais bien de définir ce que nous faisons. Il me semble donc qu’en tant que joueur, nous adoptons une attitude très proche de celle de l’agent économique cherchant à maximiser sa satisfaction par n’importe quel moyen. La deuxième hypothèse est que les réflexions que se font les joueurs peuvent aussi être envisagées comme des calculs couts-avantages. C’est à ce niveau qu’il nous est alors permis d’interroger les incohérences morales que l’on peut constater entre le système moral et les comportements adoptés par le joueur. L’une des incohérences que j’ai constatée dans ma façon de jouer à Tap Tap Fish est que si de manière général, je réprouve la présence de publicités dans les jeux gratuits, j’ai visionné un grand nombre de messages publicitaires volontairement en jouant. La raison est simple : visionner des publicités me donne accès à des avantages et des bonus ingame. De facto, j’étais incité à adopter un comportement que je considère normalement immoral parce que le jeu me valorisait si je me pliais à ses demandes. J’ai donc, à un moment de mon activité, décidé qu’il était plus intéressant de visionner ces publicités dans le but d’obtenir les contreparties proposées et plus rapidement. Pour résumer ce qu’il s’est passé, j’ai donc tordu mon système moral afin d’intégrer un comportement auparavant immoral dans les comportements que je considère dorénavant acceptables. Éthiquement, il me semble que cette observation est lourde de sens? En effet, j’ai écarté mon système moral sous couvert que « ceci est un jeu » ou du moins, j’ai modifié mon système moral de sorte à ce qu’il englobe les comportements immoraux que j’avais précédemment. En rendant mon système plus flexible, j’ai pu à nouveau rendre cohérent mes représentations avec mon comportement.

Il me semble que je tiens là un phénomène qui serait particulièrement intéressant à observer dans le futur et dans le cadre de mes recherches. C’est probablement un phénomène qui a déjà été observé par d’autres chercheurs je pense – comme Sicart mais aussi Genvo au niveau francophone. Je formule donc ici que les apprentissages faits dans le cadre d’un jeu vidéo va potentiellement créer des incohérences entre les nouveaux comportements des joueurs et leurs systèmes de représentations et moraux. Dès lors, ce dernier suivra un processus, qu’il faudra définir, afin d’intégrer ces nouveaux comportements afin de leur donner un statut « moraux » comparativement à leur précédent statut « d’immoraux ».

Pour le résumer simplement, je postule qu’il n’y a pas besoin de modifier son système moral pour adopter un nouveau comportement puisque de toute façon, la morale se définit après l’apparition du comportement. Je suis preneur si le lecteur a des références à me partager sur ce sujet.

Redéfinir les comportements liés aux idle-games.

L’une des choses passionnantes qu’il m’a été possible d’observer en jouant à Tap Tap Fish est la lecture économique que nous pouvons en faire. Cela vient donc nourrir, à côté de mes recherches inscrites en sciences de l’information et de la communication, mon objectif de mobiliser la pensée économique dans l’étude du game design et son réencastrement dans les game studies. Ces  lectures « économiques » que je propose sont en somme des petits plaisirs coupables mais je suppose qu’elles peuvent apporter quelques éléments de réflexions.

Très vite, en jouant, on comprend que le tapotement ne se fait avec rigueur qu’au début du jeu puisque nous allons pouvoir dépenser les points obtenus dans deux types de statistiques-resources : soit celles qui améliorent notre pseudo-avatar (une pierre créatrice de vie aquatique, cf l’image d’en-tête), soit celles qui améliorent les différents éléments de décoration de notre espace aquatique. En termes de gameplay, la distinction est majeure puisque les premières caractéristiques se réfèrent à l’obtention de points en tapotant et les secondes se réfèrent aux points obtenus automatiquement. Les dernières sont uniquement esthétiques. Enfin, le joueur a la possibilité de créer des poissons qui ont pour effet de décupler le rendement des différents éléments présentés du jeu. Le joueur doit donc choisir entre les éléments qui vont lui permettre d’obtenir plus de points et ce, afin de pouvoir dépenser ses nouveaux points dans d’autres éléments.

J’ai essayé de décrire sans trop utiliser un vocabulaire économique mais peut-être que le lecteur remarquera que je viens de faire la description d’un cycle normal d’investissements et de retours sur investissements. Autrement formulé, je viens de décrire un processus de production normal d’une entreprise d’inspiration capitaliste dans laquelle le joueur incarne finalement un actionnaire. L’objectif de Tap Tap Fish est donc, dans ce cadre, de faire un arbitrage entre soit investir dans un capital assurant un rendement automatique (une rente, un dividende) ou dans le travail (la création de valeur issue du tapotement). On peut y voir une forme de choix dans l’exploitation que nous souhaitons développer : on a le choix entre travailler nous-mêmes ou faire faire.

De même, les pouvoir utilisables par les joueurs peuvent aussi être envisagés comme des méthodes d’organisation du travail. Par exemple, le pouvoir « éruption volcanique » crée pendant une courte période de temps un rush de production. On est proche d’un système AGILE voire stakhanoviste. Enfin, les derniers choix restant aux joueurs concernent l’habillage ou l’esthétique de l’aquarium du joueur. On peut finalement traduire cela comme une façon qu’ont les actionnaires de se rémunérer en dividende en retirant une partie de la valeur produite du circuit de production (puisqu’ils ne le réinjectent pas dans les moyens de production). On pourrait même y voir une nuance chrématistique à cette façon de jouer dans le sens où le joueur finit par accumuler uniquement pour le plaisir d’accumuler.

La dernière chose qui m’a beaucoup fait rire concerne le phénomène d’hyperinflation présent dans le jeu. En effet, à chaque dépense que le joueur fait, le prix des améliorations suivantes augmente substantivement. Ce prix augmente car les moyens de production du joueur deviennent perpétuellement plus efficaces : il se produit dans le jeu une reproduction d’une courbe de progrès technologique. Ainsi, comme le joueur produit « plus » d’unités de valeur, la valeur individuelle de chaque unité diminue. Il s’opère donc un rééquilibrage des prix. Encore heureux que le joueur est capable de produire plus car sinon, il ne pourrait plus acheter de « biens ». Ainsi, le discours implicite transmis dans le jeu est aussi celui d’un discours en faveur de l’idée d’une croissance perpétuelle, chose qui dans la vie semble relativement discutable.

Conclusion

Il semble, pour ma part, que j’ai atteint les limites de Tap Tap Fish. Il est vrai que je me suis clairement amusé dessus mais ne faut-il pas finalement y voir un problème lorsque l’on s’aperçoit que les mécaniques vidéoludiques du jeu peuvent être formulées de la sorte ?

Encore une fois, cela me convainc encore plus de mobiliser l’économie et son langage pour traduire les expériences vidéoludiques de manière pragmatique. Il ne me semble pas avoir inclus ici un jugement de valeur sur ce que nous faisons mais au contraire, j’ai bien l’impression de toucher du doigt ce qui fait l’essence même de nos expériences liées aux jeux de rôle et in fine des idle-games et celle-ci n’est finalement que la reproduction de notre système social et économique sous couleur de jouer. ■

Esteban Grine, 2017.

Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Lorsque je finis de lire le livre de Katherine Isbister intitulé How games move us : Emotion by design (2016), je ne savais pas trop quoi en penser. Et c’est là que je compris le problème que j’avais avec ce livre. Il y a deux types de contenus : ceux qui vous touchent et ceux qui vous indiffèrent. Les premiers sont intéressants même lorsque l’on est en désaccord. C’est par exemple la relation que j’entretiens avec la théorie du flow de Csikszentmihalyi. Bien que cela soit une théorie que je critique beaucoup, le fait même que j’ai envie de la critiquer la rend intéressante. Il est plus difficile de comprendre l’intérêt du second type de contenus. L’indifférence est peut-être la façon ultime de ne pas attribuer d’intérêt à un objet. Derrière cette tautologie se cache pourtant de véritables questionnements pour le lecteur dont : pourquoi cela nous indiffère ? C’est donc à cette question que je vais tenter de proposer une courte réponse, car, avouons-le, l’indifférence nous rend fainéants.

Il convient de dire malgré tout que je ne rejette absolument pas le travail mené par Isbister. Il semble être sérieux et sincère. De plus, je pense être d’accord avec pas mal de propos tenus dans son très court livre (130 pages à tout casser). Dans ce dernier, l’autrice propose un rapide panorama des méthodes et astuces que les game designers peuvent mobiliser pour susciter des émotions chez les joueurs et les joueuses. Jusque là, aucun soucis. De plus, Isbister prend en compte la dimension sociale des jeux et de facto intègre dans son raisonnement les façons qu’ont les joueurs de mettre en place certaines attitudes afin de ressentir des émotions. Bon, il s’agit bien entendu d’un travail théorique qui n’interroge pas forcément l’agentivité des joueurs : sont-ils conscients ou inconscients dans la mise en place de ces mécanismes ? Au final, nous n’avons pas la réponse dans ce livre, mais ce n’est finalement pas grave puisque, comme son titre l’indique How games move us, il ne s’agit pas vraiment des joueurs comme étant des sujets (à la limite des réceptacles semi-actifs et conscients) dont il est question.

Du coup, nous nous retrouvons avec une approche relativement procéduraliste (au sens de Juul et Bogost) qui place le jeu comme seule structure véritablement intéressante à analyser. Mais pourquoi pas !? Cette prémisse est tout à fait intéressante et pertinente bien qu’un peu dépassée, surtout depuis les travaux des français mais aussi ceux de Miguel Sicart, Doris Rusch et j’en passe. Ainsi, le livre fait preuve d’un certain retard.

Le coeur de la proposition théorique d’Isbister se réfère au flow, pas celui de Csikszentmihalyi, mais celui de Jenova Chen. Pour Isbister, le modèle théorique proposé par Chen permet de comprendre, ou plutôt a minima, de proposer un outil de représentation de la causalité game design => émotions. Cette courte partie théorique, l’entièreté du premier chapitre, résume globalement la pensée de Chen avec quelques ajouts et quelques exemples. S’en suit alors 3 chapitres déclinant cette proposition mais la construction et le cheminement logique est critiquable sur plusieurs points. Premièrement, l’argumentation d’Isbister ne repose que sur un petit corpus exemplatoire composés d’anecdotes prises ici et là dans ses observations mais aussi chez d’autres auteurs-ices. De facto, la proposition théorique ne repose alors que sur des hypothèses et en aucun cas, elle ne peut être considérée pour autre chose. Alors, certes, je ne remets absolument pas en cause ses conclusions puisqu’elles sont finalement le produit d’autres réflexions mais du coup, il me semble que cela n’apporte pas grand chose autre qu’un discours sympathique (et un peu évangélique) sur les jeux et les jeux vidéo.

Le deuxième problème que je vois à cet essai concerne le choix extrêmement restreint de l’angle de réflexion d’Isbister. Cela provient à mon sens d’un double standard implicite qui apparait très tôt. Le fait de choisir le flow comme point de départ biaise les émotions suscitées et donc présentées et si Isbiter nous parle bien d’émotions considérées positivement, elle omet de traiter des émotions et des sentiments négatifs, ou du moins que l’on va juger négatif. En ne se concentrant principalement que sur les émotions présentes dans la zone de flow, elle n’évoque donc qu’en surface des émotions comme la frustration, le sentiment d’injustice, de rage, de colère, etc. Le fait même qu’elle choisisse certains mots ancrés idéologiquement comme « la coopétition » indique son approche positive et évangélique. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’elle se trompe. Au contraire, je pense que globalement, les hypothèses qu’elle dégage de ses quelques observations sont pertinentes. Cependant, elle n’approfondit ni le travail déjà réalisé, ni ne prend en compte des propositions théoriques qui ont apporté des éléments non négligeables en 2017.

Cette dernière critique que je fais vient du fait même qu’elle considère pour acquis la définition « d’émotion ». Le livre développe donc une pensée sur la façon dont des objets médiatiques suscitent des émotions sans véritablement prendre le temps de définir les enjeux et les problématiques liés aux termes. C’est ainsi qu’Isbister arrive à des conclusions discutables lorsqu’elle définit la spécificité du jeu vidéo par rapport à d’autres média en fonction de certaines émotions puis choisit des exemples rentrant en contradiction avec son argument.

L’oubli fondamental du livre se résumerait donc, selon moi, à l’absence totale de précision avec le concept « d’émotion » qui pourtant appelle à la rigueur la plus ferme et la plus scientifique. C’est pourquoi des articles comme celui de Frome (2006) apporte bien plus en une quinzaine de pages que le livre d’Isbister. Frome postule lui aussi que la spécificité du jeu vidéo peut se résumer aux émotions suscitées qui ne seraient pas les mêmes en fonction du média et du rôle de l’audience. C’est clairement ce qu’aurait dû faire Isbister. De même, Frome différencie les émotions suscitées par rapport à l’objet, la fiction et la narration. De facto, le degré de précision permet une réflexion bien plus aboutie. Isbister quant à elle choisit par exemple les émotions du regret et de la fierté pour étayer sa conclusion concernant la spécificité du médium sans définir plus précisément ce qu’elle entend. Or, ne pouvons-nous pas ressentir de la fierté pour avoir vu un film ou lu un livre ? Sans répondre à cette question, je souligne ici que ses imprécisions l’empêchent d’avoir une argumentation cohérente et incisive, caractéristiques nécessaires, il me semble, d’une pensée prolifique.

La critique la plus cinglante que j’adresserai au livre d’Isbister est finalement que les arguments qu’elle défend peuvent totalement s’appliquer à d’autres médias ou comportements. Le problème ici est le suivant : nous pourrions avoir un livre de qualité équivalente en remplaçant toutes les occurrences liées à « game, video game » et leur champ lexical par un concept supposé contradictoire – et le livre fonctionnerait tout aussi bien. Je fais l’hypothèse que nous pourrions avoir ici un livre intitulé How employement move us et cela serait tout aussi efficace. Le problème il me semble provient justement de cette approche qui ne prend pas forcément en compte le jeu comme un comportement mais uniquement comme une forme de fiction. Pourtant des auteurs comme Henriot ont constaté les limites de penser l’objet vidéoludique de cette façon. Ce dernier, se trouvant à la croisée des chemins entre fiction et comportement ne peut être restreint à un choix de corpus limité au risque de soit faire erreur soit de rester dans les banalités les plus creuses comme c’est finalement le cas ici. Les situations de jeu, sociales et comportementales choisies par Isbister sont toutes des situations de flow : elle biaise de facto ses conclusions, applicables probablement à ce qu’elle définirait comme l’opposé des jeux – Henriot adressait d’ailleurs cette même critique à Huizinga et Caillois.

Ainsi donc le livre d’Isbister est tout à fait sympathique. L’autrice passe beaucoup trop de temps à raconter des anecdotes pour supporter les quelques arguments proposés. Les propos, lacunaires, ne sont pas pour me déplaire pourtant. J’apprécie cette idée de définir la spécificité du jeu vidéo par rapport aux émotions qu’il suscite. J’ai déjà entamé ce travail, notamment sur le regret et la culpabilité. Cependant, j’en attendais plus et je n’y ai pas trouvé mon compte. Je regrette donc qu’Isbister ne propose pas de véritable enjeux. Cette absence passe notamment par la construction même du livre qui peut se résumer à la présentation d’une bullet list. En somme, je classerai ce livre dans mes feel good sympathiques qui ne donnent ni n’interrogent. Il s’adresse à des personnes déjà convaincues par le message et ceux qui ont déjà un intérêt pour les idées de Jenova Chen et celles de Jane Mc Gonigal, ni plus, ni moins. ■

Esteban Grine, 2017.

 


Frome, J., 2006. Representation, Reality, and Emotions Across Media. ResearchGate 8, 12–25. doi:10.7227/FS.8.4
Sicart, M., 2011. Against Procedurality. Game Studies 11.
Rusch, 2009. Mechanisms of the Soul : Tackling the Human Condition in Videogames.
Isbister, K., 2016. How Games Move Us: Emotion by Design. MIT Press, Cambridge, MA.

Penser le Game Design avec l’économie

Les game studies, nous le savons, proposent de mobiliser les outils des sciences humaines et sociales mais aussi des sciences informatiques dans le but de comprendre ce que sont que les expériences ludiques et in fine vidéoludiques. Or, pour l’instant, peu d’écrits depuis l’économie semblent montrer un intérêt pour ces objets culturels. Pourtant l’économie peut être pensée de plusieurs manières : en tant que science, elle permet de comprendre les comportements des agents économiques sur le marché et en tant que pensée, elle interroge sur les comportements économiques que nous avons en société. Ainsi,  plusieurs « économies » peuvent s’intéresser au jeu et à la façon de modéliser ce comportement afin de les comprendre depuis un nouvel angle. De même, les approches hétérodoxes permettent, peut-être même mieux que la science économique, de comprendre ce comportement puisqu’il s’agit de penser l’économie comme encastrée dans la sociologie.

Dès lors, si l’on considère les jeux vidéo et surtout le fait de jouer comme un phénomène communicationnel et social, il apparait logique et intéressant de mobiliser l’économie et plus particulièrement la socio-économie afin de modéliser, dans le cadre d’une approche constructiviste,  le comportement ludique.  Il ne s’agit donc pas de regarder comment fonctionne le marché du jeu vidéo ou les stratégies marketing des développeurs mais vraiment de se concentrer sur la façon de comprendre les comportements et les attitudes ludiques des joueurs d’un point de vue des théories économiques.

Comprendre et analyser les jeux depuis un angle nouveau.

L’intérêt majeur de cette démarche est que les mécaniques vidéoludiques apparaissent sous un tout nouvel angle dénué d’un discours enjolivé de ce qui fait le caractère ludique. Ainsi, pour le jeu Tomb Raider, il ne s’agit plus de partir à l’aventure pour faire des découvertes archéologiques mais bien de privatiser des biens appartenant à des cultures locales. Dans Sim City, les villes que le joueur peut créer et gérer ne sont alors plus que des reproductions à plus petites échelles des villes occidentales mettant la valeur travail au cœur de son système organisationnel capitaliste et libéral. De manière générale, les jeux de rôle ainsi que de nombreux systèmes ludiques peuvent être traduit en simples reproductions de mécanismes d’accumulation capitalistique et chrématistique. C’est-à-dire que cette accumulation n’a pas d’autres finalités que celle d’accumuler.

Les exemples les plus flagrants concernent certains collectathons comme Spyro le Dragon. Autre exemple : dans les Sims, le bonheur ne passe que par l’aspect matériel des choses. Nous parlions des jeux de rôle, ceux-ci se définissent comme des jeux dans lesquels les mécaniques de gameplay sont orientées vers l’amélioration des statistiques du joueur. Il y a alors ici une autre forme d’accumulation mais ce qui est intéressant concerne notamment le message contenu. La progression d’un personnage passe par une accumulation d’expériences. Il s’agit là finalement de quelque chose de très proches des phénomènes que l’on connait en entreprise. Pokémon est particulièrement amusant à ce sujet : un monstre arrivé à un certain niveau évolue, tout comme un humain avec un certain nombre d’années cumulées dans une entreprise peut progresser hiérarchiquement. Dès lors, d’un point de vue économique, de nombreuses mécaniques vidéoludiques deviennent des simples ludifications ou ludoformation des processus d’accumulation de capitaux.

De même, la violence présente dans les jeux vidéo peut aussi être comprise en termes de rapports socio-économiques. Dans de nombreux cas, il devient alors possible d’interpréter les conflits en lutte des classes : lorsque le joueur doit renverser le pouvoir en place ou est recruté pour le maintenir. Il est par exemple intéressant de voir qu’à ce sujet, des jeux d’une même série peuvent alors avoir l’air progressiste ou conservateur. Ainsi, Final Fantasy 7 propose au joueur d’incarner un membre d’un groupuscule dont l’objectif est de lutter contre une société ayant un monopole tandis que Final Fantasy 9 propose plutôt au joueur de lutter pour la restauration de la lignée royale. Enfin, et là, cela aborde aussi la sociologie des organisations, comprendre les jeux vidéo depuis l’économie permet aussi de mettre en avant les gameplay qui seraient considérés comme aliénant dans d’autres contextes. Par exemple, overcooked est un jeu dans lequel le joueur doit servir ses clients en préparant puis en délivrant des repas. Cependant, si l’on s’intéresse au système organisationnel proposé par le jeu, nous nous retrouvons avec une organisation en flux tendus, où les commandes suivent une procédure first in first out et dans laquelle les joueurs vont, de manière pragmatique, viser les comportements les plus rationnels possibles. Autrement dit, nous sommes dans une organisation scientifique du travail telle que théorisée par Taylor puis Ford.

Modéliser les comportements des joueurs.

Mais ce n’est pas tout, nous ne venons ici que d’aborder les représentations contenues dans les jeux vidéo mais il est aussi pertinent d’avoir une lecture plus générale expliquant pourquoi nous jouons à des jeux vidéo. Ainsi, le fait de vouloir connaitre l’histoire peut se comprendre en terme d’asymétries d’informations entre le game designer et le joueur. D’un point de vue économique, l’objectif du joueur n’est pas de connaitre l’histoire mais plutôt de résoudre les asymétries d’information, c’est-à-dire les écarts entre les informations possédées par le joueur et celles possédées par le game designer. Penser la chose de cette façon permet, entre autres, d’émettre des hypothèses sur pourquoi nous préférons certaines histoires par rapport à d’autres. Ou plutôt, pourquoi nous trouvons certaines histoires plus intéressantes que d’autres. Pour répondre à cela, nous pouvons supposer, en terme économique, que plus un jeu vidéo proposera des asymétries d’informations, c’est-à-dire un une narration n’incluant pas tous les éléments de l’histoire, et plus le joueur trouvera le scénario intéressant.

Inversement, s’il n’y a aucune asymétrie dès le début du jeu, cela transmet un marqueur pragmatique de fiction comme quoi le jeu se concentre principalement sur la mise en avant de mécaniques de gameplay sans les justifier. De même, l’économie permet aussi d’expliquer pourquoi nous cherchons en tant que joueur à devenir plus compétents aux jeux auxquels nous jouons et ce, sous l’angle de la recherche de l’équilibre. En effet, en commençant un jeu vidéo, il y a, supposément, un écart entre la difficulté proposée et la compétence du joueur. Pour ce dernier, l’objectif va être de réduire l’écart entre ces deux paramètres. Une fois atteint, le game design peut alors proposer une nouvelle situation avec un nouveau déséquilibre. Le comportement vidéoludique du joueur a alors pour objectif de passer d’une situation de déséquilibre à une situation d’équilibre. Inversement, pour le game designer, l’objectif est alors de passer d’une situation d’équilibre à une situation de déséquilibre. Depuis cet angle, nous pouvons répondre au dilemme qu’avait formulé Jesper Juul de manière plus efficace il nous semble.

Dans son livre Half Real, Juul expliquait que selon lui, le paradoxe du jeu vidéo consiste dans sa double nature de fiction et de comportement. Dès lors, les game designer avaient pour objectif de faire gagner le joueur, c’est-à-dire lui faire atteindre la fin du jeu, tout en le faisant perdre, c’est-à-dire créer un sentiment d’accomplissement.  En formalisant ce problème d’un point de vue économique, il apparait alors que ce dilemme est finalement soluble : le game design doit alterner des situations d’équilibre et des situations de déséquilibres pour le joueur. Notons que formalisé de la sorte, nous pouvons alors observer une certaine volonté conservatrice chez le joueur puisque ce dernier se fixe alors pour objectif de revenir à une situation d’équilibre.

Conclusions

Il me semble qu’avec ces quelques pistes que j’ai ébauchées ici, l’intérêt d’aborder le game design avec les outils de l’économie et de la socio-économie sera suscité. Bien sûr, il ne s’agit pas de formaliser une lecture partisane et même si certains interpréterons mon propos, je n’utilise pas ces concepts de sorte à dresser une critique des comportements vidéoludiques. Au contraire, je pense que l’économie est pertinente, à son niveau, pour mieux comprendre les comportements que nous avons dans le cadre des jeux vidéo. Cela permet aussi de les formaliser de manière assez brutale puisque nous faisons alors abstraction de toute interprétation poétique de la volonté, soit du game designer, soit du joueur. Par exemple, le meurtre vidéoludique ne sert rien d’autre que la satisfaction vidéoludique du joueur plutôt que la progression du scénario.

L’économie permet aussi de s’affranchir de certains doubles standards présents dans les discours des analystes, des game designers et des joueurs. Ces doubles standards ont souvent pour fondement le fait qu’on s’autorise certains comportements dans les jeux que nous n’aurions heureusement pas dans un autre contexte. Autrement dit, pour un même comportement, nous ne donnons pas le même sens. Par exemple, la violence est autorisée dans les jeux vidéo parce qu’on lui donne un sens ludique, voire sportif. Une lecture économique nous permet de nous émanciper de toute connotation en formalisant de manière brutale et sociologique ce que nous trouvons « ludique ». Si les jeux vidéo ne rendent pas violent, ils reflètent en tout cas la violence de nos comportements que nous avons en société et de manière systémique et les rendent fun.

Loin de moi l’idée de dire que c’est une mauvaise chose, je tiens à dire qu’il n’y a pas de jugement de valeur dans ce texte étant moi-même concerné par ce qui a été dit. Le seul risque que je vois pour l’instant à l’utilisation de ces outils est de nous faire comprendre de manière plus brutale le côté délicieusement macabre et sadique de notre plaisir vidéoludique et ce faisant, de nous faire comprendre ce que nous sommes réellement. ■

Esteban Grine, 2017.