Les souvenirs qui en deviennent.

Les souvenirs qui en deviennent.

Damastès

XXX, juin 2017

Du temps que nous passons à jouer, il reste toujours un petit quelque chose. Certains jeux laissent même de profondes racines qui creusent jusqu’au coeur, attrapant sur leur passage les sensations de l’instant. Et quand leurs souvenirs remontent, c’est toute une époque qu’ils ramènent avec eux. Mais les noeuds que forment ces racines sont plus complexes qu’un simple collier de souvenirs qu’il nous suffirait de tirer, déclenché ad libitum dans un désir de nostalgie. Non, ces souvenirs ont leurs propres caprices et s’invitent dans le désordre, à des moments que nous n’attendions pas.

C’est qu’il y a des jeux pour nous rappeler notre enfance, qui nous y conduisent avec la certitude d’un fiacre bien gouverné, mais il y a aussi les sensations qui nous ramènent à nos jeux sans qu’on les décide; et parfois des tristesses se réveillent dans des moments de fête. L’odeur du carton de mes vieilles boites de jeux me tirent immanquablement vers mon enfance perdue, et il me faut alors lutter contre l’appétit de la revoir et les larmes qui montent.

Mario Galaxy : J’ai cet ami très cher qui me raconte ses souvenirs de jeu. C’est à Noël qu’il le découvre et commence d’y jouer. Pour se donner du courage, il s’accorde à chaque nouvelle étoile qu’il trouve un des biscuits à la cannelle que sa mère a préparés pour les fêtes. Désormais, à la période de Noël, l’odeur des biscuits le renvoie à son jeu, et dans son imaginaire les étoiles de Mario auront toujours un goût de cannelle.

Pikmin : J’ai eu la chance d’y jouer à la toute fin du printemps, et bientôt dans l’été. Il y avait les bruits d’eau du jeu et sa musique légère, l’odeur de basse montagne qui entrait par les fenêtres et les portes grandes ouvertes sur le jardin, la voix de ma mère qui s’était mise à l’ombre, le chant d’un oiseau surement, ça je ne sais plus. Le jeu s’était mêlé à la pièce, comme le jardin s’était mêlé au salon. J’étais dans le salon, j’étais dans le jardin, j’étais dans le jardin du jeu. Les sens s’étaient mariés entre eux et ces deux mondes s’étaient rejoints, mêlant leurs parfums en un seul. Dans ce moment particulier d’ivresse sensorielle, ne pouvait se forger qu’un souvenir fort mais confus, un enchevêtrement des perceptions et des idées. Aujourd’hui, lors de journées ensoleillées et légèrement venteuses, qu’on ouvre tout pour profiter de l’air, remontent les sensations du jeu, elles viennent s’ajouter à celles du monde, et m’y font croire à nouveau. La fraicheur du jeu, c’est la dernière fraicheur du printemps; son insouciance, c’est l’été qui vient. Et pour très longtemps encore, le chant des pikmins sera pour moi cet entre-saison, l’un ou l’autre me ramenant à cet après-midi de jeu.

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Ce qu’il nous faut regarder, ce n’est pas le simple lien entre le jeu et son époque, entre le souvenir et son joueur, mais ces badernes qui se tressent de vieux cordages, ces souvenirs mêlés qui font du passé un brouillard de certitudes. C’est dans cette confusion du vrai et du faux, des souvenirs que nous avons joués, vécus et rêvés, que se tisse une mémoire qui sait retrouver son chemin elle-
même, par surprise, aux abords de la conscience.

 

Zelda BotW : Si ce jeu s’inquiète peu de sa narration, il a la bonne idée de convoquer des souvenirs d’anciens jeux pour nourrir son histoire et l’attachement qu’on aura pour son monde. Le joueur se souvient d’avoir vécu les légendes qu’on lui raconte. Une légende qui se construit d’autres légendes. Ainsi, le reste de son histoire tressée de souvenirs réels gagne en crédit et en puissance d’évocation. Ce mélange des souvenirs anciens et des légendes nouvelles se double de motifs concrets, des rappels de l’ancienne période Jōmon (fig. 1) qui viennent saisir le joueur (surtout japonais) du trouble familier d’avoir déjà connu tout ce qu’il voit. Cet enchevêtrement de mystères, de légendes, de souvenirs personnels et d’histoires communes est une méthode ingénieuse qui place le joueur dans un état d’esprit rêveur et mélancolique, prêt à ressentir plus fort encore les émotions provoquées par le jeu

Castelvania : Il y a nos souvenirs de jeu, puis il y a les souvenirs qui en deviennent, hors de leur ligne temporelle, et qui viennent se mêler aux autres. Ce sont les premières lignes de la Recherche du temps perdu (Marcel Proust, 1913-1927), où les âges et les époques s’affrontent et s’entremêlent. À la façon dont Proust lui-même écrivait ses textes : en collages, en rajouts successifs qu’il appelait ses « paperoles » (fig. 2). Et comme se termine Le temps retrouvé (Marcel Proust, 1927), dans un constant

mélange des idées, des rêves, des souvenirs et des sens. Des souvenirs en vraie madeleine qui font se confondre les époques et les choses qui les habitent. Des souvenirs réels et des souvenirs inventés.

Je ne me rappelle pas avoir joué à Castelvania dans mon enfance. À beaucoup d’autres jeux NES assurément, mais pas celui-ci. À tant de jeux, en fait, que j’ai appris à reconnaitre les tonalités, les habitudes, les couleurs, à m’y sentir immédiatement chez moi à chaque fois que j’en commençais un nouveau.

Des années plus tard, j’ai rejoué à ces jeux, grâce à l’émulation, et j’en ai découvert d’autres qui m’avaient échappés. C’est ainsi que je jouais pour la première fois à Castelvania. Immédiatement chez moi, donc, dans ce château en ruine. Tout m’était familier. C’était un jeu de mon enfance. Il ne pouvait en être autrement car tout résonnait en moi. La musique, le rythme, l’ambiance, l’action, le héros, les distances, les victoires, tout ce qui faisait ce jeu appartenait à mon histoire.

Je suis revenu en arrière dans le livre de ma vie, et j’ai ajouté une paperole à la page de mon enfance. Inconsciemment bien sûr, mais, les années suivantes, ma mémoire s’est convaincu de ce souvenir nouveau; impossible désormais d’en effacer la trace ni les lignes que se sont tissées autour d’elle. Le jeu appelle ma nostalgie comme s’il avait toujours été là. Les émotions reviennent comme si je les avais vécues alors, et mon enfance est désormais plus riche d’un jeu.

Nos récits n’ont pas à être vraisemblables, à peine y cherchons nous de la cohérence, car jamais il ne faudra prendre notre mémoire pour fidèle, loyale encore moins. Nous écrivons nos souvenirs autant que nous les vivons. Réécritures après réécritures, ajouts, soustractions, effets de style, notre mémoire est un livre vivant qui ne se ressemble jamais. Des symboles et des signes qui n’y étaient pas, des blessures nouvelles, des souvenirs qui reviennent après nous avoir tant manqués… Et parfois, nous forgeons nos propres nostalgies.

 


Sources

  • Du côté de chez Swan (Proust M., 1913 Grasset, 1919 Gallimard)
  • Le temps retrouvé (Proust M., 1927 Gallimard)

Chroniques de mon mépris du jeu vidéo

Chroniques de mon mépris  du jeu vidéo

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Si j’ai assez de considération aujourd’hui envers le jeu vidéo pour y consacrer une grande partie de mon temps, que ce soit par sa pratique, par sa création, ou pour réfléchir à son sujet, il n’en  a pas toujours été ainsi. Pour être tout à fait honnête, je peux même dire que c’est, d’une certaine manière, un média que je méprisais sans m’en rendre compte jusqu’à très récemment. Et n’ayant pas l’excuse de la méconnaissance, puisque j’ai eu le privilège d’y avoir accès très tôt dans ma vie, la préparation de cet article m’a amené à me pencher sur cette question : Comment ai-je pu, avec un parcours vidéo-ludique aussi riche, me méprendre autant sur ce média  ?

Je devais avoir trois ans lorsque j’ai eu ma première console, une Sega Master System. Si je conserve bien quelques souvenirs de mes sessions de jeu, il ne s’agit que de bribes, et les seules anecdotes concrètes qu’il me reste, sont les problème liés à la console elle-même ; les  lancements indésirables d’« Alex Kid », jeu intégré directement à la console,   qui démarrait dès lors qu’une cartouche était trop poussiéreuse , ou encore les tripatouillages répétés de  la prise péritel afin obtenir autre chose qu’un sonic en noir et vert.

Puis à 5 ans, j’ai  eu la Sega Megadrive Je ne manque pas de souvenir de cette période, que ce soit « Sonic the hedgehog 2 » dont je serais capable de faire une retranscription quasi-parfaite des musiques tellement elles m’ont marquées, « Les lemmings », dont la notice recouverte de centaines de mots de passe témoigne encore aujourd’hui de mon obsession pour ce jeu,  « le livre de la jungle » et ses  animations ou encore le beaucoup trop exigeant « Wolverine : Adamantium Rage » dont je recommençais le premier niveau en boucle.

Mais malgré l’empreinte qu’ont laissée ces œuvres sur moi, elles ne semblent pas avoir influé la construction de mon image de ce média autrement que par contraste avec ce qui a suivi.

Paradoxalement, la période qui a radicalement changé ma manière de percevoir l’objet vidéoludique,  de jouer, de choisir mes jeux, et qui a très certainement le plus influé sur ce qu’allait être mon avenir, est certainement celle pendant laquelle j’ai le moins joué, tout du moins,  de la manière dont on l’entend habituellement. Et cette période commence  par l’arrivée  chez moi de la Playstation de Sony . J’avais alors 8 ans.

Si jusqu’ici, tout le monde l’utilisait à la maison, il n’en reste pas moins que la console était principalement considérée comme un jouet, apanage de l’enfant. Et lorsque quelqu’un prenait une manette, c’était plus pour jouer avec moi que pour jouer au jeu lui-même. C’est avant tout cette image que la Playstation a révolutionnée: il ne s’agissait plus de mon jouet d’enfant mais de celui de la famille.

Au début, nous ne possédions pas la console. Nous la louions dans un vidéoclub, avec sa ou ses manettes, un jeux vidéo et  parfois une carte mémoire. Nous l’installions sur la télévision, invitions des amis et jouions parfois pour la soirée, parfois pour la nuit et souvent pour tout le week-end.  Jouer à un jeu vidéo était devenus un événement social éphémère, ce qui eut un fort impact sur nos habitudes de jeu.

Car on ne peut pas jouer en groupe de la même manière que l’on jouerait seul ; on doit se partager les rôles. Il y a d’une part le pilote, celui qui tient la manette et contrôle l’avatar, et de l’autre il y a les copilotes, qui l’assistent, l’aident à résoudre les énigmes et lui suggèrent les bonnes actions à exécuter, et tous, ensemble, profitent du développement narratif du jeu.

Si la manette me revenait régulièrement entre les mains , j’ai très vite préféré le rôle de copilote . Je ne pourrais dire exactement pourquoi,  même si j’imagine que mon manque de confiance en mes aptitudes physiques, héritage de la cour de récréation, devait y être pour quelque chose. Car jouer en publique, c’est aussi échouer en publique.Toujours est-il que j’ai pris énormément de plaisir à endosser ce rôle de joueur sans contrôleur, si bien que j’ai plus de souvenir de ces expériences-là que de celle en tant que pilote.

Ainsi, lorsque je repense au premier Tomb Raider, si je me souviens aussi des contrôles rigides, de la caméra pas toujours optimale et des phases de nage cauchemardesques, cela ne viens qu’après le souvenir de la fierté que j’ai pu éprouver à résoudre certaines des énigmes. Quant au premier Resident Evil, je n’ai quasiment aucun souvenir de gameplay, seulement des réminiscences de certaines cinématiques. Et quand dans les années qui suivirent on me demandait de citer mon jeu préféré, je répondais volontiers « Final Fantasy 7 » , un jeu auquel je n’avais, à cette époque, quasiment jamais joué la manette entre les mains, mais dont j’avais dévoré les plusieurs centaines d’heures de jeu en tant que copilote.

Et puis cette période à pris fin. Le jeu vidéo est redevenue pour moi une activité solitaire. Et c’est très certainement lorsqu’il m’a fallu recommencer à choisir mes jeux par moi-même que tout c’est joué.

Mon expérience du média se divisait donc en deux grandes périodes : la première, celle de ma prime enfance, une période pendant laquelle le jeu vidéo était synonyme de gameplay bien plus que de contenu narratif. La seconde, celle du jeu « adulte », dans laquelle le jeu vidéo était synonyme de cinématographie et de réflexion . Et la dernière chose que l’enfant que j’étais voulait c’était d’être perçus comme un enfant.

C’est ainsi que ma définition du jeu vidéo idéal s’est construite, par une opposition entre un type de jeu prétendument immature à un autre prétendument mature. Pour qu’il soit « bien », un jeu devait contenir une  narration proche du média cinématographique et devait privilégier les aptitudes cognitives aux aptitudes physiques. Cela signifiait que pour que je le considère, je demandais à un jeux vidéo de moins se définir par le jeu que par un autre média.

Ma consommation vidéoludique c’est  donc naturellement orientée vers des genres répondant à cette définition, avec en tête celui du point’n’click. Avec tout de même d’excellent souvenir, qu’il s’agisse de la saga des « Broken Sword », des « Monkeys Island » ou encore « Siberia ».

Cette vision réductrice du média n’allait pas évoluer avant  mes 14 ans, période à laquelle l’acquisition soudaine d’un esprit de compétition me poussa à une pratique intensive des jeux  Counter-Strike et Warcraft III, me réconciliant ainsi avec les jeux vidéo privilégiant le gameplay au scénario.  Mais  il ne s’agissait pas encore rendre ses lettres de noblesse au jeu électronique, car là encore je ne le considérais que comme le sous-genre d’une autre activité socialement reconnue; le sport.

C’est douzes années de plus qu’il m’aura fallu pour déconstruire cette association entre jeu et immaturité. Ça a commencé avec l’émergence du rétro-gaming, qui m’aura permis de redécouvrir les jeux vidéo de mon enfance et de celle des autres. Puis il y a eu l’apparition de la scène indépendante, suivie de près par la sortie de jeux d’auteurs qui m’auront profondément marqués dont pour ne citer que lui « PaperPlease ». Et c’est enfin la multiplication et la popularisation de contenus réflectifs sur ce média qui en me permettant de conscientiser mon erreur, m’ont permis de mettre un terme définitif à cette méprise.