Ces jeux qui nous apprennent à ne pas avoir peur de l’autre

Coté vidéoludique, il est impossible de dire que 2016 n’est pas une excellente année. Si 2015 a été l’une des meilleures années du Jeu Vidéo, il n’y a aucun doute quand à la supériorité de 2016. De même, à titre personnel et dans ma vie de joueur, je n’ai jamais été aussi comblé par mon média préféré. Depuis janvier, je n’ai jamais joué à autant de jeux variés dans leur gameplay, dans les émotions qu’ils transmettent et dans les plaisirs qu’ils procurent. Entre le mastodonte OverWatch qui me permet de m’éclater dans tous les sens du terme avec mes amis et le petit jeu indépendant Cibele qui nous raconte la première rupture amoureuse d’une adolescente, on peut dire que je suis comblé.


Cependant, comme tout le monde, j’ai appris avec tristesse ce qu’il s’est passé à Nice dans la nuit du 14 au 15 juillet 2016. Je n’ai pas la prétention de dire que je comprend l’ensemble de ce qu’il se passe. J’ai beau avoir une vague idée et des opinions politiques sur le sujet que je n’aborderai pas ici, je serai bien incapable de rappeler pourquoi aujourd’hui la France est en guerre et tout aussi incapable d’expliquer en détail comment, depuis 2001, la France tente de lutter contre ce terrorisme si effrayant dans les médias. Je serai encore moins capable d’affirmer la pertinence de telles actions. Pour tout dire, c’est cette obligation de créer une dualité entre « nous » les gentils et « eux » les méchants qui m’effraie le plus pendant l’écriture de cet article.

L’article Lu <3

Cet ennemi qui nous définit.

Cette dualité, nous avons l’impression qu’elle a toujours été là, peu importe l’époque. Il nous faut un ennemi. Nous sommes tellement incapables de nous définir par nous-même que nous devons choisir un antagoniste pour au moins savoir ce que nous ne sommes pas. C’est de cette logique triste que j’essaie de m’émanciper tous les jours en lisant des essais et en jouant à des jeux qui m’interrogent sur qui je suis et comment j’interagis. Cet ennemi est aussi différent pour tous, certains vont penser que ce sont un peuple en particuliers, d’autres vont viser une communauté dont l’orientation sexuelle est différente. Les derniers penseront qu’ils s’agit de sociétés secrètes et conspirationnistes.

Ainsi, cet ennemi, si cher à notre définition, semble aussi nécessaire pour définir ce qui est ludique dans les jeux vidéo. Pendant très longtemps, l’ennemi a Waifu_Abuse_7été Russe. Ainsi, tant que nos cibles vivantes étaient soviétiques, cela ne posait pas de problème de massacrer des centaines voire des milliers de personnages non jouables. Alors oui, cela ouvre la porte de la violence dans le jeu vidéo, mais permettez-moi de la refermer gentiment. Il ne s’agit pas dans ce papier de parler de la violence. Non, nous nous intéressons ici aux idées véhiculées par les Jeux Vidéo. Implicitement, lorsqu’un jeu définit l’ennemi à abattre par sa nationalité ou encore son orientation sexuelle, sa religion, ses origines ethniques, il définit ce qui est socialement acceptable d’abattre dans la sphère du jeu. Le Jeu définit ce qui relève du ludique comme tuer un ennemi de ce qui n’est pas ludique comme tuer un concitoyen. Cette acceptation sociale est définit par sa zone géographique mais aussi par son époque. C’est pourquoi il est tout-à-fait compréhensible que l’Iran ait censuré Battlefield 3. Celui-ci met en scène une attaque sur la ville de Téhéran. Il est facile de comprendre l’absurdité de la scène : imaginer des enfants iraniens incarnant des étasuniens participant à l’assaut d’une ville iranienne.

Ainsi, nos jeux vidéo, comme tout média, véhiculent l’image de notre ennemi, notre antagoniste et alimentent sa représentation. De fait, et bien, nous ne pouvons pas décemment conclure que le Jeu Vidéo propose quelque chose de plus intéressant ou novateur que la télévision ou le cinéma. Pourtant, et fort heureusement, il existe des jeux dont les mécaniques de gameplay créent des passerelles pour comprendre l’Autre. Je dois bien avouer que sans ces jeux, je trouverais notre média favori bien terne et je soutiens qu’en ces temps difficiles pour tout le monde, il est nécessaire de mettre en avant les jeux vidéos qui favorisent le dialogue, la compréhension tout en faisant disparaitre la peur de l’Autre.

Comprendre l’Autre comme mécanique de gameplay.

Prenez Her Story par exemple. Dans ce jeu, vous vous retrouvez à visionner des extraits d’entretiens entre la police et la principale suspecte d’un meurtre conjugale. En parcourant les extraits vidéos, le joueur finit par s’attacher à cette femme qui raconte simplement sa vie. Il s’avère à la fin du jeu qu’elle est véritablement la coupable du meurtre mais en attendant, les mécaniques du jeu nous ont permis de comprendre que ce n’est plus si simple d’accuser quelqu’un. Oui, dans Her Story, cette femme est coupable et oui elle doit être punie pour son crime. Cependant le joueur ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie. Dans ce cas très précis, le jeu nous fait comprendre que l’on peut aussi se sentir triste pour la méchante. Si notre vision semblait manichéenne ou tout simplement tranchée, on ressort de cette expérience vidéoludique avec un regard nouveau et une compréhension plus fine du monde.

readonlymemories1Mais ce n’est pas le seul jeu éblouissant à ce titre. Les Visual Novels Va11-Hall A et Read Only Memories sont deux exemples incroyables diffusant des messages féministes et militants forts sans jam ais forcer le joueur à voir ce qui pourrait rentrer en conflit avec ses représentations. Ainsi, ces jeux introduisent le plus naturellement du monde des personnages hétérosexuels, homosexuels, transgenres, cisgenres. Et cela fonctionne. Les personnages étant cohérents avec l’univers futuriste de ces jeux, le joueur ne passe pas son temps à s’interroger sur la pertinence des choix du game designer pour « une meilleure représentativité si critiquée par les mouvements haineux comme celui du Gamer Gate » et tout de suite, il éprouve de la sympathie et de la tendresse pour des personnes qui lui sont étrangères. Dans Read Only Memories, le joueur fait plusieurs fois la rencontre d’humains génétiquement modifiés et dans le jeu il va lutter pour leurs droits à être égaux aux humains non modifiés génétiquement. Il est évident qu’il s’agit ici d’une allégorie des luttes contre le racisme et pour l’égalité des droits.

Undertale est lui aussi un cas d’école lorsqu’il s’agit de susciter la compassion et l’empathie. A ce jour, Undertale est le seul jeu de rôle où le joueur peut faire le choix de ne tuer personne. Sauf que pour cela, Undertale aurait pu simplement proposer une règle permettant d’esquiver tous les combats or, il nous oblige aussi à participer aux combats. Ainsi, le seul moyen que le jeu met à notre disposition pour ne tuer personne est une option « agir » signifiant au joueur qu’il doit installer un dialogue avec ses potentiels ennemis. Voilà l’une des forces de ce jeu. Il nous indique que les conflits peuvent toujours se résoudre par le dialogue et qu’il ne doit jamais y avoir d’escalade à la violence. Prenons un exemple simple dans ce jeu : pour éviter de tuer le premier boss, le joueur doit choisir l’option « fuir » plus de 20 fois de suite. C’est quelque chose de totalement contre intuitif dans les jeux vidéo. Tout le monde abandonnerait au bout de 2-3 essais voyant que rien ne se passe. Le jeu teste ici votre détermination à éviter les conflits. Il montre aussi que l’usage de la violence est la méthode la plus facile mais aussi celle qui génère le plus de regrets.

Ces jeux qui peuvent changer notre avenir.

Et encore, il existe tant de jeux vidéo qui nous poussent à comprendre cet Autre. J’aurais pu parler de Metal Gear Solid qui a toujours su donner une représentation complexe de la guerre et des conflits économiques impliqués. J’aurais aussi pu parler de Spec Ops : The Line qui interroge les joueurs sur ces notions de bien ou de mal. J’aurais pu évoquer l’extraordinaire Papers, Please qui propose une vision des dérives racistes d’un état autoritaire.  Il y a tellement de jeux qui proposent des messages de paix. Alors oui, bien sûr, je peux comprendre l’intérêt ludique de tuer des ennemis mais je mettrai toujours en avant des jeux qui montrent à quel point cela peut être ludique de chercher à comprendre cette ennemi et d’en faire un allié.

Finalement, la liste de jeux dont je voudrais vous parler est longue mais je ne souhaite pas écrire ce soir un livre. Ainsi, comme le jeu vidéo est un art encore peu connu pour nos femmes et hommes politiques je ne saurais que trop leur conseiller de jouer aux jeux que j’ai cités, aux quatre premiers du moins qui ne présentent pas de difficultés motrices. A Notre président, puisque celui-ci semble vouloir contrattaquer rapidement, je recommande vivement de jouer à Undertale. Il me rappelle le personnage d’Asgore, ce roi qui dans le jeu, succombe à l’escalade à la violence. Aux personnes qui pensent que la peine de mort ou tout jugement décomplexé est un mal nécessaire, je leur propose de jouer à Her Story pour comprendre que ces peines sont bien plus faciles à appliquer quand nous ne sommes pas juges. Aux personnes se revendiquant proches d’un mouvement extrémiste, il faut que vous puissiez essayer VA11-Hall A ou Read Only Memories, je parie que votre comportement dans le jeu et les sentiments que vous développerez pour certains personnages iront à l’encontre des propos que vous tenez habituellement. Pour tous les autres, cessez de glorifier les jeux qui font de la violence quelque chose de ludique. Il ne s’agit pas de les interdire loin de là, mais disons que je pense que ce serait bien si on jouait aussi à d’autres jeux, des jeux qui ne font pas des « autres » des ennemis à abattre. ■

Esteban Grine, 2016

Undertale-HD-Wallpaper

 

Uncharted : les relations houleuses entre le Cinéma et le Jeu Vidéo

Bonjour Internet, ce pixel d’opinion est une réponse faite à l’article «“Uncharted 4”: et le jeu vidéo dépassa le cinéma » de Herwan Higuinen, paru le 16 mai 2016 sur le site des Inrocks. Je vous conseille donc de le lire avant de continuer ici 😉

Tout d’abord, je souhaite préciser qu’en aucun cas il ne s’agit d’une critique du jeu ou une critique de l’auteur dont j’avais apprécié certains articles comme « La Vieillesse dans le Jeu Vidéo ». Je précise aussi que malgré la critique faite, l’article de Herwan Higuinen n’en reste pas moins intéressant.

Maintenant que cela est dit, je vais donc pouvoir approfondir mon propos qui ne se résume pas à un tweet un peu sauvage « LoL Non » assez putassier, je le reconnais. (Je présente aussi mes excuses à l’auteur car il est vrai que sur twitter, j’ai tendance à me comporter de manière plus méchante et vindicative qu’à l’habituelle).

Critique de l’essentialisme dans le Jeu Vidéo

La grosse critique que je fais à l’article de Higuinen concerne l’idéologie (volontairement ou involontairement) soutenue concernant la représentation de ce que doit être le Jeu Vidéo. Celle-ci propose une vision essentialiste du Jeu Vidéo à laquelle je m’oppose fermement ; et certains de mes collègues vidéastes savent déjà à quel point je peux être tenace sur ce point.

Lorsque l’on évoque le JV, l’un des gros problèmes récurrents que j’observe est le fait de l’encastrer uniquement au sein des formes médiatiques tout en délaissant son aspect d’Objet Ludique. Par sa nature « double », le Jeu Vidéo doit être perçue et comme un média (un Art) et comme un phénomène communicationnel entre des individus (voir entre autres Habermas, Jakobson, Huizinga, Caillois, Henriot et bien entendu Eco). Ainsi, l’objectif du Jeu Vidéo ne doit pas être le « dépassement d’une autre forme d’art » aux objectifs distincts. Même des jeux extrêmement proches du cinéma (comme les productions de David Cage) ne fonctionneraient pas, une fois les mécaniques ludiques soustraites. Tout comme certaines œuvres cinématographiques qui une fois soustraites de leur grammaire cinématographique, perdent tout leur intérêt. Sur le vif, je pense par exemple à « Memento » de Christopher Nolan qui s’il était monté de manière chronologique comme un film lambda, perdrait tout la spécificité de sa narration et ne proposerait qu’une histoire banale et mal écrite d’une vengeance.

Le titre de l’article prête aussi à confusion concernant la volonté de la stratégie pré-discursive de l’auteur. S’agit-il du Jeu vidéo « Uncharted » qui dépasse le cinéma ou s’agit-il du Jeu Vidéo en général ? A la lecture de l’article, il semblerait que cela soit ce second point de vue qui est défendu. Or, dans ce cas, l’article tient un propos essentialiste sur ce à quoi doit ressembler le Jeux Vidéo pour être considéré comme Jeu Vidéo. Dans ce cas, il s’agit d’une représentation du Jeu Vidéo proche des codes du cinéma. Cependant, de nombreux exemples démontrent l’absence de liens facilement observables entre le Jeu Vidéo et le 7ème art. Je pense notamment à de nombreux jeux se passant de cinématiques voir à l’extrême des jeux qui s’émancipent totalement d’interfaces représentant une diégèse réaliste : c’est le cas des aventures vidéoludiques textuelles ou encore des roguelikes comme NetHack qui passent par une représentation en ASCII de leur monde.

nethack
L’un des tableaux de NetHack. Hormis l’angle de la caméra qui offre une vision panoptique, dire que le jeu s’inspire du cinéma dans la représentation de sa diégèse est un peu fort. Cependant, Il s’agit tout de même d’un jeu d’aventure/exploration partageant de nombreux points communs avec Uncharted.

Bien entendu, je ne renie pas l’apport du langage cinématographique dans le jeu vidéo ni les liens entre les deux. La place de la caméra et des angles de vues sont d’ailleurs extrêmement importants pour les jeux vidéo ayant une diégèse réaliste. Des auteurs comme Alexis Blanchet ont d’ailleurs travaillé sur les relations entretenues entre le cinéma et le JV. Mais le langage cinématographique n’est qu’un outil pour le JV qui ne sert ni les mêmes objectifs que le cinéma, ni transfert les mêmes émotions. Par exemple, le jeu vidéo est capable de transmettre par sa grammaire vidéoludique un sentiment de culpabilité mais celui-ci n’est possible que par l’inter-réaction entre le joueur (son attitude ludique et ses inputs), le gameplay et les cinématiques quand elles existent.

Critique de la cohérence d’Uncharted

Concernant plus précisément les propos tenus sur Uncharted, je suis en désaccord avec certains points. Premièrement, bien que le titre cherche à se rapprocher de la réalité ordinaire dans ses cinématiques (vie de tous les jours, parcours de vie détruits/déconstruits), considérer le titre « cohérent » est une erreur. Naughty Dog reconnait lui-même qu’il ne l’est pas du tout entre ses cinématiques et son gameplay puisque l’existence d’un succès « dissonance ludonarrative » existe. Par ailleurs, notons que le terme « dissonance ludonarrative » est un terme qui a émergé du fait d’une critique du premier Uncharted par un Game Designer d’Ubisoft mais Jesper Juul parlait bien avant « d’incohérences » inhérentes à la nature même des Jeux Vidéo dans son livre « Half-Real ». Concernant la présence de Crash Bandicoot, j’interprète aussi cela comme un aveu de Naughty Dog sur son titre. A bien des égards, Uncharted est la même formule de parcours de niveaux en couloir que ce que proposait Crash Bandicoot déjà en 1997.

ludonarr dissonance uncharted
Un succès du jeu explicite sur le contenu de ce dernier 😉

Secondement, concernant l’écriture et la mise en forme du récit dans le Jeu Vidéo, il a plusieurs fois été démontré que le JV ne propose rien de plus que la littérature, même concernant la co-construction des récits grâce à la collaboration du lecteur-joueur. Cela a déjà été travaillé par Espen Aarseth en 1997 dans son livre CyberText. D’ailleurs, ce livre arrive finalement à une impasse dans la définition du Jeu Vidéo comme forme littéraire distincte des autres. Umberto Eco avec son concept de Lecteur-Modèle a lui aussi démontré l’importance de la posture active du lecteur (dans  » Le Rôle Du Lecteur » entre autre). Aujourd’hui, les chercheurs dont l’objet est le JV ne cherchent plus à le distinguer par la mise en forme du récit. Par exemple, Karhulahti dans son papier « Defining the Videogame » propose de définir le JV de manière totalement contre-intuitive en rejetant l’aspect interactif du medium (qui ne lui est pas spécifique). Celui-ci ne définit le JV que par le fait que cet objet ludique évalue de manière autonome la compétence du joueur.

bon je commence à m’égarer un peu dans mes élucubrations, je vais donc m’arrêter. Cependant, je souhaite revenir sur la conclusion de l’article qui me plait, en fait. J’aime l’idée que le JV et le cinéma peuvent se nourrir l’un et l’autre. Cependant, placer l’un en tant que donneur de leçon de l’autre… cela peut sembler présomptueux et cela suppose aussi que les deux médias ont les mêmes objectifs, ce qui se discute comme je l’ai expliqué.

Esteban Grine, mai 2016. <3

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