Les Dissonances Ludonarratives, Mes Amours

Il existe de plus en plus de poncifs dans la critique vidéoludique. Avec l’augmentation des compétences ludiques des individus, ces derniers sont devenus de plus en plus exigeants vis-à-vis de ce médium et c’est une très bonne chose. Par exemple, aujourd’hui, de plus en plus de joueur demandent de la variété et beaucoup de développeurs cherchent aussi à diversifier les expériences. De même, les joueurs comprennent de mieux en mieux le game design. Ils sont aujourd’hui de plus en plus capables de justifier et d’expliquer un univers d’un jeu par rapport à son gameplay. Ainsi, il est très facile de trouver aujourd’hui des vidéos expliquant les liens entre la diégèse d’un jeu comme Super Mario et son gameplay.

Pourtant, est-ce que des liens plus proches entre diégèse et gameplay font des Super Mario des jeux plus cohérents ? Pas forcément, est-ce que quelqu’un est aujourd’hui capable d’expliquer pourquoi Mario continue de tuer tant de Koopa ? De même si un jeu propose un trop gros écart entre ses différentes phases de gameplay et de cinématique, ce que l’on appelle de plus en plus des dissonances ludonarrative, la critique aura tendance à pointer cela comme étant une mauvaise chose. Prenons l’exemple d’Uncharted, poncif de la dissonance aujourd’hui. Dans ce jeu, vous incarnez un personnage au premier abord résolument bipolaire : lors des cinématiques, Nathan Drake est présenté comme un type sympa, rigolard et amical mais devient un tueur de masse pendant la plupart des phases de gameplay.  Cette distinction semblerait nuire à l’expérience du joueur. Ainsi, l’objectif de cette nouvelle critique dans laquelle je m’inscris serait de chercher quelle forme vidéoludique serait la plus parfaite pour proposer une expérience ludique optimale à un joueur-modèle, type.

Cependant, il me semble que la dissonance, comme beaucoup d’autres concepts, la difficulté entre autre, devient un terme galvaudé à cause de son utilisation abusive et de la trop grande place qu’on lui attribue dans le médium “jeu vidéo” par rapport aux autres médias. De même, il me semble que ce terme est largement réducteur quand on regarde certains concepts bien plus intéressants pour comprendre le jeu vidéo. Par ailleurs, et c’est particulièrement présent chez moi, le concept de dissonance ludonarrative se raccroche plus à une certaine idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Il crée de nombreux doubles-standards et de biais cognitifs. Tout cela me pousse sincèrement à me demander si finalement les incohérences inhérentes aux jeux vidéo sont si mauvaises pour le joueur que cela ?

Abusons-nous du concept de dissonance ludonarrative ?

Pour répondre à la première question, il faut revenir aux premiers grands travaux en science de l’information et des communications ayant étudié les médias. Marshall McLuhan vient donc en tête de liste lorsqu’il s’agit d’évoquer une référence dans la recherche sur les médias. Celui-ci a développé une théorie qui reste encore aujourd’hui fondamentale dans la compréhension que nous avons des médias : “le message, c’est le médium”. En énonçant l’idée que le médium est le message, il énonce que c’est la forme prise par le médium qui est importante, ainsi que sa combinaison avec le message. Dès lors, un même message peut théoriquement être diffusé par plusieurs médias mais comme les combinaisons vont être différentes, le message final transmis sera lui aussi différent. Ainsi, un message initial diffusé par un jeu Ratchet and Clank et un film Ratchet and clank, aboutira à deux messages finaux. Cette première réflexion nous permet déjà de relativiser énormément sur l’importance des dissonances ludonarratives sur la cohérence des jeux vidéo. Les joueurs vont eux aussi déterminer ce qu’ils vont retenir de ce qui est diffusé par un jeu. A la vue des lectures que j’ai sur internet, Nathan Drake est plus vu comme un joyeux aventurier que comme un tueur de masse et le lieutenant Shepard est plus présenté comme un ou une sauveuse de la galaxy que comme un Don Juan lubrique et patriarcale. Cela n’empêche pas d’énoncer clairement qu’Uncharted porte un système de valeur et diffuse des idées très archétypales comme la colonisation mais aussi la masculinité militarisée. Cependant, je nuancerais quand à l’impact que cela a sur l’expérience du joueur en termes ludiques.

Si l’on reprend l’exemple d’Uncharted, je ne pense pas qu’il proposerait une expérience plus cohérente s’il s’agissait d’un film. Les incohérences entre la narration et le gameplay ne seraient alors que des incohérences entre scènes d’exposition et scènes d’actions. A la vue de ces quelques éléments, le concept de “dissonance ludonarrative” commence déjà à s’effriter. Ainsi donc, noter l’existence de dissonance n’est pas une mauvaise chose, cela permet de pointer du doigt les limites dans la réflexion que le game designer a eue.

Cependant, il est nécessaire aussi d’observer dans quelle mesure cela impacte véritablement l’expérience vécue par le joueur. Par exemple, je ne suis pas sûr que les incohérences d’Uncharted soient un problème. Par contre, si des jeux comme Undertale avaient des dissonances, cela aurait grandement endommagé l’expérience. Dans ce dernier, si le joueur peut obtenir la true pacific ending tout en tuant des personnages non joueurs, le jeu perdrait intégralement son intérêt. Encore une fois, cela permet de relativiser sur l’importance qu’on lui accorde. Il est nécessaire de ne parler de dissonances qu’au cas par cas.

Ainsi, pour reprendre mon exemple sur Nathan Drake, au lieu de conceptualiser ce personnage comme contradictoire, il devient plus intéressant de le concevoir comme un personnage qui vit totalement bien avec son statut de meurtrier.  De même, observer que son entourage accepte de manière naturelle son statut de tueur dit bien plus de choses sur la façon dont nous nous représentons ce qui est ludique dans nos systèmes de valeurs, et dans cette conception, nous avons là quelque chose de cohérent.

Dans tous les cas, il faut toujours mettre en avant les messages portés par les jeux vidéo. Il est aussi toujours intéressant de noter à quel moment on observe des incohérences entre les valeurs portées par le jeu et les phases de gameplay, mais, il est tout aussi important de comprendre que pour certains jeux, les dissonances ludonarratives vont être déterminantes dans l’expérience du joueur tandis que pour d’autres jeux, ces mêmes dissonances n’impacteront pas le plaisir de jeu (et très peu leur message). Malgré mes centres d’intérêts vidéoludiques, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu dont je n’apprécie pas les dissonances.

La dissonance ludonarrative, ce concept galvaudé et restrictif

Tout cela m’amène à mon deuxième point. Le concept de dissonance ludonarrative est bien trop restrictif pour véritablement proposer une compréhension du médium jeu vidéo. Dans son livre de 2005 : Half Real, Jesper Juul parlait alors d’incohérences inhérentes au jeu vidéo. Notons avant toute chose que le concept de dissonance n’a quand à lui émergé qu’en 2007 mais revenons à Juul. Son propos est simple, le jeu vidéo, de part sa nature double de média et de jeu possède forcément des incohérences fondamentales. Pour constater son hypothèse, il prend l’exemple d’un jeu de la série Mario Bros et pose la question suivante : pourquoi le personnage principal a 3 vies ? Pour un joueur lambda, la question ne se poserait pas. Elle n’a d’ailleurs jamais vraiment été reposée dans le débat après Juul. Cependant, l’auteur de Half Real met le doigt sur une l’une des incohérences fondamentales qui sont présentes dans les jeux vidéo. Absolument rien n’explique dans la narration des jeux Mario pourquoi notre avatar moustachu accumule des vies. Si la question vous semble hors-sujet, laissez-moi la reformuler ainsi : pourquoi après l’écran “vous êtes mort” de GTA, nous retrouvons notre personnage frais et disponible à la sortie d’un hôpital ?

Bien entendu, il n’y a pas de réponse à ces questions si ce n’est qu’il s’agit d’une règle de gameplay. Autre exemple, la présence d’un HUD et autres phénomènes extra-diégétiques n’est généralement expliquée que dans très rares occasions. Pourtant, ces quelques constats ne nous empêchent pas de penser comme d’autres auteurs tels que Edward Wesp que le jeu vidéo est un medium cohérent par rapport à lui-même.

Les incohérences entre la narration et le gameplay sont donc perçues de la sorte lorsqu’on les considère de manières distinctes telles deux sphères éloignées l’une de l’autre. De même, le concept de dissonance ludonarrative, crée un biais supposant que seuls les jeux vidéo souffrent d’incohérences. Or comme précédemment montré, tous les médias possèdent leurs incohérences dont certaines sont très similaires et d’autres sont plus spécifiques. Ces fameuses dissonances ne sont finalement pas si distinctes des incohérences de traitement de certains personnages de film. Rappelons que les plus grands héros du cinéma et de la télévision sont aussi des meurtriers. N’oublions pas que les rebelles de Star Wars déciment trois fois les populations habitants sur les planètes-armes de l’empire. Pourtant, il serait malhonnête de dire que nous ne prenons pas plaisir à les regarder faire.

L’incohérence fondamentale du Jeu Vidéo et mess doubles standards.

Enfin, il y a une dernière incohérence fondamentale que je souhaite aborder avant de poursuivre mon argumentation. Les dissonances ludonarratives ne sont finalement pas si spécifiques au jeu vidéo puisque nous avons montré que cela consiste simplement en des incohérences entre phases d’exposition et phases d’action. Par contre, contrairement aux autres médias et arts comme la peinture, la littérature et le cinéma, le jeu vidéo est piégé par sa double nature du jeu et de média. Comme Umberto Eco l’a montré, tous les textes doivent mettre en place ce que l’on appelle une stratégie discursive dans le but de s’assurer que le lecteur ira jusqu’à la fin de l’œuvre. Si Eco, n’avait écrit que pour la littérature, sa théorie est transposable finalement à tous les arts. Ainsi, chaque œuvre de cinéma, de musique ou d’arts plastiques met en place une stratégie pour qu’elle soit parcourue dans son intégralité. Il en va de même pour le jeu vidéo. Sauf que ce dernier est contraint par une majorité de son public qui demande à obtenir un sentiment d’accomplissement lié au parcours d’un jeu ; et cet accomplissement est créé par les différentes mises en échec que le joueur finira par surmonter. Ainsi, nous avons là une incohérence intéressante du jeu vidéo : ce dernier doit en même temps mettre en échec son joueur et lui permettre de continuer à progresser.

Maintenant que cela est dit, il convient de revenir à mon argumentation initiale. Ainsi, j’ai ce sentiment que l’on accorde bien trop d’importance aux dissonances ludonarratives. Lorsque je regarde le comportement que je peux avoir vis-à-vis de certains jeux, j’ai l’impression de mobiliser ce concept uniquement lorsque cela arrange ma propre idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Ainsi, pour des jeux avec lesquels j’ai de la sympathie, j’ai tendance à minimiser l’impact des dissonances tandis que pour les jeux que je critique, je mets en avant leurs incohérences de manière disproportionnée. Je rejoue en ce moment énormément à Batman Arkham City. Il s’agit d’un jeu extraordinaire pour lequel j’ai beaucoup d’affection. La dissonance principale repose sur le fait que Batman, dans le scénario, ne tue pas mais l’illustration des combats montre clairement l’opposé dans les diverses séquences de gameplay que l’on peut parcourir. Donc, spécifiquement pour ce jeu, j’ai décidé de suspendre mon incrédulité vis-à-vis de cette dissonance alors que je n’accepterais peut-être pas de faire de même pour un jeu Ubisoft ou ElectronicArts par exemple.

Conclusion

Voilà tout ce que j’avais à peu près à dire dans ce billet d’opinion et de plus, il n’y a pas véritablement de bonne façons de conclure cette réflexion, surtout qu’il s’agit plus d’un travail sur moi-même que je partage avec vous. Les jeux vidéo sont une forme d’art, un média et un moyen de communiquer. Ainsi, par essence, ils possèdent forcément des incohérences fondamentales comme j’ai pu le montrer précédemment. Cependant, le concept de dissonance ludonarrative fait passer le jeu vidéo comme le seul média à posséder ce type d’incohérences entre les différentes étapes de la progression de son public à travers l’œuvre.

Or, les films ou les romans possèdent ces mêmes problèmes qui sont inhérents à toute forme narrative. Ainsi je serais plutôt d’avis à cesser d’utiliser ce concept. Enfin, il est bon de rappeler que les jeux vidéo diffusent sans arrêt des messages politiques ou idéologiques, que ce soit sur des représentations ou sur ce qu’est fondamentalement l’acte de jouer. Cependant, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu diffusant un message politique que l’on apprécie pas ou avec un jeu possédant de nombreuses incohérences. Tel les univers littéraires que nous adorons, il est plus intéressant de considérer les univers des jeux vidéo comme incomplets plutôt qu’incohérents. ■

Esteban Grine, 2016


Sources

  • Juul, J. (2011). Half-real: Video games between real rules and fictional worlds. MIT press.
  • Wesp, E. (2014). A Too-Coherent World: Game Studies and the Myth of “Narrative” Media. Game Studies, 14(2).
  • Eco, U. (2006). Lector in fabula: la cooperazione interpretativa nei testi narrativi (Vol. 27). Bompiani.

Merci à Olbius pour la relecture <3

 

Ces jeux qui nous apprennent à ne pas avoir peur de l’autre

Coté vidéoludique, il est impossible de dire que 2016 n’est pas une excellente année. Si 2015 a été l’une des meilleures années du Jeu Vidéo, il n’y a aucun doute quand à la supériorité de 2016. De même, à titre personnel et dans ma vie de joueur, je n’ai jamais été aussi comblé par mon média préféré. Depuis janvier, je n’ai jamais joué à autant de jeux variés dans leur gameplay, dans les émotions qu’ils transmettent et dans les plaisirs qu’ils procurent. Entre le mastodonte OverWatch qui me permet de m’éclater dans tous les sens du terme avec mes amis et le petit jeu indépendant Cibele qui nous raconte la première rupture amoureuse d’une adolescente, on peut dire que je suis comblé.


Cependant, comme tout le monde, j’ai appris avec tristesse ce qu’il s’est passé à Nice dans la nuit du 14 au 15 juillet 2016. Je n’ai pas la prétention de dire que je comprend l’ensemble de ce qu’il se passe. J’ai beau avoir une vague idée et des opinions politiques sur le sujet que je n’aborderai pas ici, je serai bien incapable de rappeler pourquoi aujourd’hui la France est en guerre et tout aussi incapable d’expliquer en détail comment, depuis 2001, la France tente de lutter contre ce terrorisme si effrayant dans les médias. Je serai encore moins capable d’affirmer la pertinence de telles actions. Pour tout dire, c’est cette obligation de créer une dualité entre « nous » les gentils et « eux » les méchants qui m’effraie le plus pendant l’écriture de cet article.

L’article Lu <3

Cet ennemi qui nous définit.

Cette dualité, nous avons l’impression qu’elle a toujours été là, peu importe l’époque. Il nous faut un ennemi. Nous sommes tellement incapables de nous définir par nous-même que nous devons choisir un antagoniste pour au moins savoir ce que nous ne sommes pas. C’est de cette logique triste que j’essaie de m’émanciper tous les jours en lisant des essais et en jouant à des jeux qui m’interrogent sur qui je suis et comment j’interagis. Cet ennemi est aussi différent pour tous, certains vont penser que ce sont un peuple en particuliers, d’autres vont viser une communauté dont l’orientation sexuelle est différente. Les derniers penseront qu’ils s’agit de sociétés secrètes et conspirationnistes.

Ainsi, cet ennemi, si cher à notre définition, semble aussi nécessaire pour définir ce qui est ludique dans les jeux vidéo. Pendant très longtemps, l’ennemi a Waifu_Abuse_7été Russe. Ainsi, tant que nos cibles vivantes étaient soviétiques, cela ne posait pas de problème de massacrer des centaines voire des milliers de personnages non jouables. Alors oui, cela ouvre la porte de la violence dans le jeu vidéo, mais permettez-moi de la refermer gentiment. Il ne s’agit pas dans ce papier de parler de la violence. Non, nous nous intéressons ici aux idées véhiculées par les Jeux Vidéo. Implicitement, lorsqu’un jeu définit l’ennemi à abattre par sa nationalité ou encore son orientation sexuelle, sa religion, ses origines ethniques, il définit ce qui est socialement acceptable d’abattre dans la sphère du jeu. Le Jeu définit ce qui relève du ludique comme tuer un ennemi de ce qui n’est pas ludique comme tuer un concitoyen. Cette acceptation sociale est définit par sa zone géographique mais aussi par son époque. C’est pourquoi il est tout-à-fait compréhensible que l’Iran ait censuré Battlefield 3. Celui-ci met en scène une attaque sur la ville de Téhéran. Il est facile de comprendre l’absurdité de la scène : imaginer des enfants iraniens incarnant des étasuniens participant à l’assaut d’une ville iranienne.

Ainsi, nos jeux vidéo, comme tout média, véhiculent l’image de notre ennemi, notre antagoniste et alimentent sa représentation. De fait, et bien, nous ne pouvons pas décemment conclure que le Jeu Vidéo propose quelque chose de plus intéressant ou novateur que la télévision ou le cinéma. Pourtant, et fort heureusement, il existe des jeux dont les mécaniques de gameplay créent des passerelles pour comprendre l’Autre. Je dois bien avouer que sans ces jeux, je trouverais notre média favori bien terne et je soutiens qu’en ces temps difficiles pour tout le monde, il est nécessaire de mettre en avant les jeux vidéos qui favorisent le dialogue, la compréhension tout en faisant disparaitre la peur de l’Autre.

Comprendre l’Autre comme mécanique de gameplay.

Prenez Her Story par exemple. Dans ce jeu, vous vous retrouvez à visionner des extraits d’entretiens entre la police et la principale suspecte d’un meurtre conjugale. En parcourant les extraits vidéos, le joueur finit par s’attacher à cette femme qui raconte simplement sa vie. Il s’avère à la fin du jeu qu’elle est véritablement la coupable du meurtre mais en attendant, les mécaniques du jeu nous ont permis de comprendre que ce n’est plus si simple d’accuser quelqu’un. Oui, dans Her Story, cette femme est coupable et oui elle doit être punie pour son crime. Cependant le joueur ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie. Dans ce cas très précis, le jeu nous fait comprendre que l’on peut aussi se sentir triste pour la méchante. Si notre vision semblait manichéenne ou tout simplement tranchée, on ressort de cette expérience vidéoludique avec un regard nouveau et une compréhension plus fine du monde.

readonlymemories1Mais ce n’est pas le seul jeu éblouissant à ce titre. Les Visual Novels Va11-Hall A et Read Only Memories sont deux exemples incroyables diffusant des messages féministes et militants forts sans jam ais forcer le joueur à voir ce qui pourrait rentrer en conflit avec ses représentations. Ainsi, ces jeux introduisent le plus naturellement du monde des personnages hétérosexuels, homosexuels, transgenres, cisgenres. Et cela fonctionne. Les personnages étant cohérents avec l’univers futuriste de ces jeux, le joueur ne passe pas son temps à s’interroger sur la pertinence des choix du game designer pour « une meilleure représentativité si critiquée par les mouvements haineux comme celui du Gamer Gate » et tout de suite, il éprouve de la sympathie et de la tendresse pour des personnes qui lui sont étrangères. Dans Read Only Memories, le joueur fait plusieurs fois la rencontre d’humains génétiquement modifiés et dans le jeu il va lutter pour leurs droits à être égaux aux humains non modifiés génétiquement. Il est évident qu’il s’agit ici d’une allégorie des luttes contre le racisme et pour l’égalité des droits.

Undertale est lui aussi un cas d’école lorsqu’il s’agit de susciter la compassion et l’empathie. A ce jour, Undertale est le seul jeu de rôle où le joueur peut faire le choix de ne tuer personne. Sauf que pour cela, Undertale aurait pu simplement proposer une règle permettant d’esquiver tous les combats or, il nous oblige aussi à participer aux combats. Ainsi, le seul moyen que le jeu met à notre disposition pour ne tuer personne est une option « agir » signifiant au joueur qu’il doit installer un dialogue avec ses potentiels ennemis. Voilà l’une des forces de ce jeu. Il nous indique que les conflits peuvent toujours se résoudre par le dialogue et qu’il ne doit jamais y avoir d’escalade à la violence. Prenons un exemple simple dans ce jeu : pour éviter de tuer le premier boss, le joueur doit choisir l’option « fuir » plus de 20 fois de suite. C’est quelque chose de totalement contre intuitif dans les jeux vidéo. Tout le monde abandonnerait au bout de 2-3 essais voyant que rien ne se passe. Le jeu teste ici votre détermination à éviter les conflits. Il montre aussi que l’usage de la violence est la méthode la plus facile mais aussi celle qui génère le plus de regrets.

Ces jeux qui peuvent changer notre avenir.

Et encore, il existe tant de jeux vidéo qui nous poussent à comprendre cet Autre. J’aurais pu parler de Metal Gear Solid qui a toujours su donner une représentation complexe de la guerre et des conflits économiques impliqués. J’aurais aussi pu parler de Spec Ops : The Line qui interroge les joueurs sur ces notions de bien ou de mal. J’aurais pu évoquer l’extraordinaire Papers, Please qui propose une vision des dérives racistes d’un état autoritaire.  Il y a tellement de jeux qui proposent des messages de paix. Alors oui, bien sûr, je peux comprendre l’intérêt ludique de tuer des ennemis mais je mettrai toujours en avant des jeux qui montrent à quel point cela peut être ludique de chercher à comprendre cette ennemi et d’en faire un allié.

Finalement, la liste de jeux dont je voudrais vous parler est longue mais je ne souhaite pas écrire ce soir un livre. Ainsi, comme le jeu vidéo est un art encore peu connu pour nos femmes et hommes politiques je ne saurais que trop leur conseiller de jouer aux jeux que j’ai cités, aux quatre premiers du moins qui ne présentent pas de difficultés motrices. A Notre président, puisque celui-ci semble vouloir contrattaquer rapidement, je recommande vivement de jouer à Undertale. Il me rappelle le personnage d’Asgore, ce roi qui dans le jeu, succombe à l’escalade à la violence. Aux personnes qui pensent que la peine de mort ou tout jugement décomplexé est un mal nécessaire, je leur propose de jouer à Her Story pour comprendre que ces peines sont bien plus faciles à appliquer quand nous ne sommes pas juges. Aux personnes se revendiquant proches d’un mouvement extrémiste, il faut que vous puissiez essayer VA11-Hall A ou Read Only Memories, je parie que votre comportement dans le jeu et les sentiments que vous développerez pour certains personnages iront à l’encontre des propos que vous tenez habituellement. Pour tous les autres, cessez de glorifier les jeux qui font de la violence quelque chose de ludique. Il ne s’agit pas de les interdire loin de là, mais disons que je pense que ce serait bien si on jouait aussi à d’autres jeux, des jeux qui ne font pas des « autres » des ennemis à abattre. ■

Esteban Grine, 2016

Undertale-HD-Wallpaper

 

Uncharted : les relations houleuses entre le Cinéma et le Jeu Vidéo

Bonjour Internet, ce pixel d’opinion est une réponse faite à l’article «“Uncharted 4”: et le jeu vidéo dépassa le cinéma » de Herwan Higuinen, paru le 16 mai 2016 sur le site des Inrocks. Je vous conseille donc de le lire avant de continuer ici 😉

Tout d’abord, je souhaite préciser qu’en aucun cas il ne s’agit d’une critique du jeu ou une critique de l’auteur dont j’avais apprécié certains articles comme « La Vieillesse dans le Jeu Vidéo ». Je précise aussi que malgré la critique faite, l’article de Herwan Higuinen n’en reste pas moins intéressant.

Maintenant que cela est dit, je vais donc pouvoir approfondir mon propos qui ne se résume pas à un tweet un peu sauvage « LoL Non » assez putassier, je le reconnais. (Je présente aussi mes excuses à l’auteur car il est vrai que sur twitter, j’ai tendance à me comporter de manière plus méchante et vindicative qu’à l’habituelle).

Critique de l’essentialisme dans le Jeu Vidéo

La grosse critique que je fais à l’article de Higuinen concerne l’idéologie (volontairement ou involontairement) soutenue concernant la représentation de ce que doit être le Jeu Vidéo. Celle-ci propose une vision essentialiste du Jeu Vidéo à laquelle je m’oppose fermement ; et certains de mes collègues vidéastes savent déjà à quel point je peux être tenace sur ce point.

Lorsque l’on évoque le JV, l’un des gros problèmes récurrents que j’observe est le fait de l’encastrer uniquement au sein des formes médiatiques tout en délaissant son aspect d’Objet Ludique. Par sa nature « double », le Jeu Vidéo doit être perçue et comme un média (un Art) et comme un phénomène communicationnel entre des individus (voir entre autres Habermas, Jakobson, Huizinga, Caillois, Henriot et bien entendu Eco). Ainsi, l’objectif du Jeu Vidéo ne doit pas être le « dépassement d’une autre forme d’art » aux objectifs distincts. Même des jeux extrêmement proches du cinéma (comme les productions de David Cage) ne fonctionneraient pas, une fois les mécaniques ludiques soustraites. Tout comme certaines œuvres cinématographiques qui une fois soustraites de leur grammaire cinématographique, perdent tout leur intérêt. Sur le vif, je pense par exemple à « Memento » de Christopher Nolan qui s’il était monté de manière chronologique comme un film lambda, perdrait tout la spécificité de sa narration et ne proposerait qu’une histoire banale et mal écrite d’une vengeance.

Le titre de l’article prête aussi à confusion concernant la volonté de la stratégie pré-discursive de l’auteur. S’agit-il du Jeu vidéo « Uncharted » qui dépasse le cinéma ou s’agit-il du Jeu Vidéo en général ? A la lecture de l’article, il semblerait que cela soit ce second point de vue qui est défendu. Or, dans ce cas, l’article tient un propos essentialiste sur ce à quoi doit ressembler le Jeux Vidéo pour être considéré comme Jeu Vidéo. Dans ce cas, il s’agit d’une représentation du Jeu Vidéo proche des codes du cinéma. Cependant, de nombreux exemples démontrent l’absence de liens facilement observables entre le Jeu Vidéo et le 7ème art. Je pense notamment à de nombreux jeux se passant de cinématiques voir à l’extrême des jeux qui s’émancipent totalement d’interfaces représentant une diégèse réaliste : c’est le cas des aventures vidéoludiques textuelles ou encore des roguelikes comme NetHack qui passent par une représentation en ASCII de leur monde.

nethack
L’un des tableaux de NetHack. Hormis l’angle de la caméra qui offre une vision panoptique, dire que le jeu s’inspire du cinéma dans la représentation de sa diégèse est un peu fort. Cependant, Il s’agit tout de même d’un jeu d’aventure/exploration partageant de nombreux points communs avec Uncharted.

Bien entendu, je ne renie pas l’apport du langage cinématographique dans le jeu vidéo ni les liens entre les deux. La place de la caméra et des angles de vues sont d’ailleurs extrêmement importants pour les jeux vidéo ayant une diégèse réaliste. Des auteurs comme Alexis Blanchet ont d’ailleurs travaillé sur les relations entretenues entre le cinéma et le JV. Mais le langage cinématographique n’est qu’un outil pour le JV qui ne sert ni les mêmes objectifs que le cinéma, ni transfert les mêmes émotions. Par exemple, le jeu vidéo est capable de transmettre par sa grammaire vidéoludique un sentiment de culpabilité mais celui-ci n’est possible que par l’inter-réaction entre le joueur (son attitude ludique et ses inputs), le gameplay et les cinématiques quand elles existent.

Critique de la cohérence d’Uncharted

Concernant plus précisément les propos tenus sur Uncharted, je suis en désaccord avec certains points. Premièrement, bien que le titre cherche à se rapprocher de la réalité ordinaire dans ses cinématiques (vie de tous les jours, parcours de vie détruits/déconstruits), considérer le titre « cohérent » est une erreur. Naughty Dog reconnait lui-même qu’il ne l’est pas du tout entre ses cinématiques et son gameplay puisque l’existence d’un succès « dissonance ludonarrative » existe. Par ailleurs, notons que le terme « dissonance ludonarrative » est un terme qui a émergé du fait d’une critique du premier Uncharted par un Game Designer d’Ubisoft mais Jesper Juul parlait bien avant « d’incohérences » inhérentes à la nature même des Jeux Vidéo dans son livre « Half-Real ». Concernant la présence de Crash Bandicoot, j’interprète aussi cela comme un aveu de Naughty Dog sur son titre. A bien des égards, Uncharted est la même formule de parcours de niveaux en couloir que ce que proposait Crash Bandicoot déjà en 1997.

ludonarr dissonance uncharted
Un succès du jeu explicite sur le contenu de ce dernier 😉

Secondement, concernant l’écriture et la mise en forme du récit dans le Jeu Vidéo, il a plusieurs fois été démontré que le JV ne propose rien de plus que la littérature, même concernant la co-construction des récits grâce à la collaboration du lecteur-joueur. Cela a déjà été travaillé par Espen Aarseth en 1997 dans son livre CyberText. D’ailleurs, ce livre arrive finalement à une impasse dans la définition du Jeu Vidéo comme forme littéraire distincte des autres. Umberto Eco avec son concept de Lecteur-Modèle a lui aussi démontré l’importance de la posture active du lecteur (dans  » Le Rôle Du Lecteur » entre autre). Aujourd’hui, les chercheurs dont l’objet est le JV ne cherchent plus à le distinguer par la mise en forme du récit. Par exemple, Karhulahti dans son papier « Defining the Videogame » propose de définir le JV de manière totalement contre-intuitive en rejetant l’aspect interactif du medium (qui ne lui est pas spécifique). Celui-ci ne définit le JV que par le fait que cet objet ludique évalue de manière autonome la compétence du joueur.

bon je commence à m’égarer un peu dans mes élucubrations, je vais donc m’arrêter. Cependant, je souhaite revenir sur la conclusion de l’article qui me plait, en fait. J’aime l’idée que le JV et le cinéma peuvent se nourrir l’un et l’autre. Cependant, placer l’un en tant que donneur de leçon de l’autre… cela peut sembler présomptueux et cela suppose aussi que les deux médias ont les mêmes objectifs, ce qui se discute comme je l’ai expliqué.

Esteban Grine, mai 2016. <3

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