Death Stranding infini // Death Log infini

Et bien salut à toi Pier-re. A l’heure à laquelle je te parle, on est le 24 juillet 2020 et en fait, c’est très compliqué, le temps de remettre un peu les choses en forme, nous sommes maintenant le 2 août – mélange infini des temporalités.

C’est étrange parce que pendant toute cette saison, tu m’as adressé des messages vocaux au début et à la fin. De mon côté, c’est très paradoxal parce qu’au moment où tu vas voir ces mots rédigés, moi, je les aurais prononcés à travers un transcripteur et je m’amuse à penser que pendant que, toi, tu vas lire ces mots – peut-être tu t’imagineras ma voix en train de te parler – il y aura en réalité toute une remédiation complexe en réalité derrière ce texte.

Death Stranding est merveilleux, le plus beau jeu auquel j’ai joué cette année. Cependant, plus que le jeu en lui-même, en fait, c’est vraiment nos propos, nos paroles, qui me rendent heureux au moment où je t’écris, au moment où je te parle. J’ai eu beaucoup de plaisir à réécouter les épisodes de cette saison. C’était un peu étrange de s’entendre. Une sorte de dissonance cognitive que j’ai vécue pendant toutes ces vidéos.

C’était comme si deux étrangers communiquaient des propos que j’aurais pu tenir, mais sans avoir l’impression d’y avoir participer. Ce sont un peu ces émotions que j’ai eues à chaque épisode. Je me disais à chaque fois : « voilà, ils disent des choses avec lesquelles je suis d’accord. Ces personnes racontent des choses intéressantes et j’aurais bien aimé les penser moi-même ».

C’était très plaisant de discuter avec toi. Cela faisait tellement longtemps déjà que que toi et moi, on échangeait pour qu’on aille se faire plein de projets ensemble. Je ne vais pas mentir à qui que ce soit qui lira ce message. Clairement, je ne suis ni l’instigateur ni le créateur ni la personne qui est fondamentalement à l’origine de ce projet en tout le mérite, vraiment, te revient. Et je suis très heureux en fait, merci sincèrement car sans toi, cela n’existerait pas.

C’était une brève lettre que je voulais l’adresser afin de te partager le bonheur que j’ai eu à réécouter et à découvrir des propos qui me semblent à la fois être les miens, les tiens et ceux de deux parfaits inconnus.

Plein de bisous, à bientôt. 

Esteban Grine, 2020.

Du grimdark aux bleak joys : sentiers vidéoludiques d’une morosité moderne

Metal Gear Solid 4 est un jeu déceptif dans le sens où la fin proposée sort complétement des récits typiques s’appuyant sur le schéma classique du monomythe. Son héros, Snake, n’est plus que l’ombre de lui-même. Autrefois puissant et sûr de lui, il est dorénavant une personne âgée, vieillie artificiellement dans la diégèse car étant un clone, son ADN n’est pas régie par les mêmes règles biologiques que les nôtres. C’est aussi un artifice pour l’équipe de Hideo Kojima pour enfin être tranquille et ne plus avoir à travailler sur la licence Metal Gear Solid. Le jeu se conclut en apprenant qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre et qu’il compte bien en profiter comme il peut. Loin d’être une apothéose, le jeu se termine sur une émotion entre le doux et l’amer, entre la joyeux et la morosité.

Cette suite vidéoludique rentre dans la case des bleakquels qui selon le chroniqueur cinéma de The Guardian Luke Holland définit comme des suites déceptives offrant des fins plutôt misérables à nos héros (2020). Pour justifier son propos, il mobilise tout un corpus de références : Logan (2017), Star Trek : Picard (2020), la dernière trilogie Star Wars (2015, 2017 & 2019). La chercheuse Lisa Habegger observe elle aussi un phénomène similaire dans la littérature pour jeunes adultes qu’elle nomme le bleak realism :

« The most recent trend in young adult literature is the focus on « bleak » novels. These books tend to focus on topics that can be unsettling and uncomfortable, such as rape, murder, sexual and physical abuse. Some of today’s top young adult authors are writing these « sophisticated, edgy books about issues that reflect today’s more complex society and culture » (Carter 9). » (Habegger 2004:2)

Les propos de Habegger sont intéressants dans le sens où elle met en relation la complexification des sociétés et des cultures (notamment, selon moi, par la démultiplication de constructions sociales), et la morosité des récits. Holland, quant à lui, identifie les directions que prennent les franchises concernant les trajectoires de leurs personnages. Luke Skywalker, tout comme Logan et Snake évoqués tantôt, est un exemple de cela. Par ailleurs, ce sont les thèmes abordés par ces œuvres qui sont aussi selon Habegger la raison de leur morosité. Elle les résume au « 4D » : Death, divorce, disease and drugs.

De fait, il semble que les œuvres qui s’inscrivent dans un registre morne ont toujours existé. En témoigne par exemple Roméo et Juliette qui se conclut par les suicides des deux amants. Ceci étant, la période actuelle semble particulièrement propice à la valorisation de la morosité. En témoigne les récompenses obtenues par Parasite (2019) que l’on peut inclure dans le bleak realism, genre originellement inscrit dans des époques modernes. Dans les propositions vidéoludiques récentes, l’un des parangons du bleak realism pourrait être Lie in my heart de Sébastien Genvo (2019) et qui semble cocher trois des « 4D » évoqués plus tôt. Dans ce jeu, l’audience incarne un homme dont l’ex-conjointe met fin à ses jours. A partir de ce fait divers, l’audience suit quelques péripéties suscitant l’empathie avec les personnages du jeu. L’un de ses moments les plus poignants est notamment l’annonce de la mort de l’ex-conjointe à son fils. Ce jeu par ailleurs questionnent d’autres tendances d’actualité comme le sharenthood mais c’est un sujet que je ne poursuis pas ici (Plunkett, 2019).

Cependant, la morosité en tant que registre imprègne dorénavant aussi les œuvres de science-fiction. Comme cela a notamment été travaillé par d’autres, il semble que les mouvements littéraires autour du punk postmoderne soient les plus fertiles pour imaginer les futurs possibles de l’humanité. Ainsi, plusieurs genre sont apparus, particulièrement dans lebut de proposer une alternative au grimdark dont le postulat de chacune des fictions qui s’y réfèrent est qu’en aucun cas, le bon existe. Le solarpunk est le plus évocateur dans le sens où il définit :

« an upcoming genre in speculative fiction, which focuses on worlds that feature clean and renewable energy resources, set in futurist eco-utopia’s—through which it defies our contemporary societal structures. » (Martens, 2019)

Le Hopepunk fait aussi référence au grimdark dans le sens où il s’y oppose également. Alexandra Rowland, autrice, est celle qui a proposé le concept en l’opposant directement au grimdark. Aja Romano revient dessus en le définissant de la façon suivante :

« Depending on who you ask, hopepunk is as much a mood and a spirit as a definable literary movement, a narrative message of “keep fighting, no matter what.” If that seems too broad — after all, aren’t all fictional characters fighting for something? — then consider the concept of hope itself, with all the implications of love, kindness, and faith in humanity it encompasses. Now, picture that swath of comfy ideas, not as a brightly optimistic state of being, but as an active political choice, made with full self-awareness that things might be bleak or even frankly hopeless, but you’re going to keep hoping, loving, being kind nonetheless. » (Romano, 2018)

Ainsi, contrairement au grimdark¸ le hopepunk milite pour un optimisme politique dans le sens où être optimiste et croire en de meilleurs futurs sont des positionnements politiques sur l’échiquier. Rowland complète Romano de la façon suivante :

« Hopepunk says that genuinely and sincerely caring about something, anything, requires bravery and strength. Hopepunk isn’t ever about submission or acceptance: It’s about standing up and fighting for what you believe in. It’s about standing up for other people. It’s about DEMANDING a better, kinder world, and truly believing that we can get there if we care about each other as hard as we possibly can, with every drop of power in our little hearts. » (Rowland, quoted in Romano 2018)

Cependant, il semble que le hopepunk et le solarpunk ne couvrent pas toutes les possibilités explorables avec des prémisses aussi globales (l’écocritique et l’optimisme). C’est pourquoi il apparaît que le genre du bleak joy semble être une troisième voie explorable puisque ce registre associe la joie à la morosité et ce, dans des contextes fictionnels fondamentalement ancrés dans des thématiques écologiques. Selon Matthew Fuller et Olga Goriunova, les deux auteur·ice·s de l’ouvrage Bleak Joys : Aesthetics of Ecology and Impossibility (2020), le genre du bleak joy

« is a way of thinking thinks that are commonly and culturally figured as negative without losing the force of their impact but also without succombing te the luster of mere doom » (2020).

Autrement dit, l’objectif derrière cette notion est de développer une esthétique des crises écologiques que nous vivons actuellement. Dans le champs vidéoludiques, plusieurs œuvres peuvent y faire référence, Zelda Breath Of The Wild, Nier Automata, The Last Of Us et le très récent Death Stranding. Stalker revient régulièrement en tant que jeu ayant une atmosphère morose. Shadow Of The Colossus aussi. Ce rapport esthétique se construit dans le mélange d’émotions oxymoriques suivant : espoir, désenchantement, déterminisme, empathie. Les œuvres comme Death Stranding sont alors des constats d’acceptations des crises sociales et environnementales tout en formalisant des messages d’amour et d’empathie. Ainsi, dans le jeu, l’audience est amenée à valoriser les liens sociaux d’amitiés tout en ayant conscientiser la fin prochaine du monde. Par ailleurs, là où le bleak realism semble se focaliser sur des récits restreints à quelques individus, le bleak joy met d’avantage l’écologie, considérée ici dans sa définition scientifique, comme étant au centre des intrigues émotionnelles. Par ailleurs, étant donné que le hopepunk et le solarpunk ne s’oppose pas, le bleak joy semble d’avantage être un contraire au solarpunk puisque dans le premier, l’écologie semble s’effondrer alors que dans le second, c’est tout le contraire. De même, cela permet une certaine finesse dans la distinction puisque le bleak joy semble s’appuyer sur des registres émotionnels similaires au solarpunk : on reste dans une forme d’empathie et de joie. Alors, je ne discute pas ici de savoir si la joie morose peut être considérée comme un genre ou comme un registre. A titre personnel, je la considérerai plutôt comme un registre, le temps de voir émerger un corpus conséquent d’œuvres ayant des caractéristiques similaires.

Fondamentalement, Death Stranding s’inscrit dans le registre du bleak joy, ou de la joie morose, étant donné le contexte environnemental qu’il propose à son audience. Cependant, il apparait que c’est précisément ce contexte morose qui rend le jeu si beau à mon sens : Death Stranding, contrairement à d’autres récits apocalyptiques parvient à esthétiser l’effondrement, là où les œuvres post-apocalyptiques tendent à laisser de côté leurs fins du monde (qu’elles soient par effondrements, catastrophes ou autres bombes atomiques), au profit de la reconstruction. Cependant, le jeu de Kojima Productions parvient à susciter une palette d’émotions particulièrement vastes malgré les doutes que l’on pourrait avoir à l’encontre du bleak joy en tant que genre. Ici, il s’agit à mon sens d’un constat que les récits s’inscrivant dans un mélange oxymorique d’émotions entre la morosité et la joie sont particulièrement féconds si l’on souhaite proposer une histoire ayant un impact fort sur son audience aujourd’hui. ■

Esteban Grine, 2020.


Bibliographie

Fuller, M., & Goriunova, O. (2019). Bleak Joys : Aesthetics of Ecology and Impossibility (1re éd.). University of Minnesota Press.

Habegger, L. (2004). Why Are Realistic Young Adult Novels So Bleak? : An Analysis of Bleak Realism in A Step From Heaven. https://scholarworks.iupui.edu/handle/1805/1351

Holland, L. (2020, janvier 21). Rise of the ’bleakquel’ : Your favourite heroes are back – and more miserable than ever. The Guardian. https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2020/jan/21/picard-amazon-skywalker-star-wars-woverine-logan

Martens, R. (2019, mai). Tracing Petromelancholia through Solarpunk Storyworlds. 2019 International Conference on Narrative, Date: 2019/05/30 – 2019/06/01, Location: University of Navarra, Pamplona, Spain. https://lirias.kuleuven.be/2471290

Romano, A. (2018, décembre 27). In the era of Trump and apocalyptic change, Hopepunk is weaponizing optimism. Vox. https://www.vox.com/2018/12/27/18137571/what-is-hopepunk-noblebright-grimdark

Solarpunk, the LGBT Community, and the Importance of Imagining Positive Futures. (s. d.). Consulté 8 mars 2020, à l’adresse http://readvitality.com/solarpunk-the-lgbt-community-and-the-importance-of-imagining-positive-futures/

Les discours de Death Stranding (1/4) : à propos de l’effondrement.

Death Stranding est un jeu complexe par les thématiques qu’il aborde de manière déstructurée. Si un grand nombre de propos surviennent au cours de la trame principale, le jeu laisse son audience libre d’explorer ses bases de données mélangeant des mails fictionnels, des interviews des personnages principaux et toute une encyclopédie à propos d’artefacts culturels qui nous sont pour le coup contemporains.

Attention, cette série d’articles révèle des éléments clefs de l’intrigue et de l’histoire de Death Stranding.

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Caractériser le play design des walking simulators

Death Stranding est un jeu que la presse spécialisée s’amuse à catégoriser comme clivant. IGN ne s’embarrasse pas de superlatif en le qualifiant de jeu le plus clivant de l’année : « Death Stranding has been, quite simply, the year’s most divisive game around the IGN office. Some of us love its gameplay, others find it frustrating, and aspects some of us enjoy others find annoying » (IGN, 2019). La presse généraliste n’est pas en reste puisqu’à l’instar de l’article de Daniel Dawkins pour The Gardian qui écrit : « Hugely ambitious and hugely divisive, it tasks players with delivering packages across a barren America where the living and dead coexist » (Dawkins, 2019).

L’une des explications que je vois à cette façon de catégoriser le jeu repose sur le fait que Death Stranding s’inscrit déjà dans le registre du walking simulator, déjà sujet à controverses, pour en plus prendre la définition de ce genre fondamentalement au premier degré : il est fondamentalement question de marcher dans Death Stranding, là où les walking simulators que l’on se représente ne nécessitent que peu d’efforts. Comme l’énonce Maxime Deslongchamps-Gagnon : « le joueur n’a qu’à appuyer sur la touche « W » de son clavier pour avancer dans un espace en 3D, ce qui n’a rien à voir avec le réalisme actionnel et la complexité systémique de jeux comme les simulateurs de vol » (2019 : 138).

Si Deslongchamps-Gagnon a fait du walking simulator l’une de ses spécialités de recherches – il tient notamment un podcast consacré au sujet (et que je n’ai pas pris le temps d’écouter malheureusement) –, je m’intéresse pour ma part particulièrement au fait de marcher dans les jeux vidéo, autant dans une perspective esthétique que de recherche, toutes deux basées sur mes pratiques vidéoludiques. Sur Twitter, je me suis de nouveau exprimé sur ce sujet étant donné ma récente expérience de Death Stranding. Le message volontairement provocateur fut le suivant :

J’aime bien le fait quand même que #DeathStranding est le premier walking-sim qui fait de marcher une vraie mécaniques de jeu…. Contrairement à tous les walking-sim finalement… qu’on devrait peut-être appeler…. Des witnessing-sims ? (L’Esteban Grine de Twitter, 2019)

A la suite de sa publication, je me suis remis forcément à penser et c’est ce que je souhaite formaliser ici. L’objectif ici est de répondre à la question suivante : comment appréhender l’expérience de la marche dans les jeux vidéo ? Finalement, il n’est donc pas question de définir ce que sont les walking simulators. Je compte surtout proposer des clefs permettant de caractériser et qualifier la pluralité des expériences permises par les simulateurs de marche.

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A propos de Lou, Sam et Hugo

Death Stranding (2019) est probablement l’expérience vidéoludique la plus marquante que j’ai vécue jusqu’à aujourd’hui, probablement par ce que ce jeu est arrivé à un moment de ma vie qui est particulièrement comme en parallèle avec les propos du jeu. Dès lors, même si j’aimerai parler du jeu pendant des heures, à travers de nombreux articles et sur de nombreuses thématiques, je n’ai pas envie de faire l’impasse sur le partage d’une expérience avant tout très personnelle. C’est donc par l’explication de mes conditions de jeu que L’on peut comprendre les lectures que j’en ai tirées. Le jeu est une caisse de résonance à tout ce que je vis en ce moment, et c’est important de l’écrire.

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