Une fin infinie : le remake de Final Fantasy 7

«Une fin infinie» est l’une des techniques apprises par Cloud Strife dans le remake de Final Fantasy 7, jeu que j’ai enfin terminé hier soir, après une longue et lente descente aux enfers pour mon expérience. Le titre de cette technique sonne un parallèle étrange avec les dernières heures passées sur ce merveilleux jeu. Du coup, plutôt qu’un billet hautement fourni en référence ou qu’une série de tweets belliqueux, autant rédiger ici les quelques pensées, éparses et incohérentes que j’ai à l’égard de ce jeu. Par ailleurs, je précise que même si j’aime FF7 et son récit, je ne suis pas suffisamment passionné pour avoir cherché à obtenir l’intégralité des jeux afin de comprendre toutes les ramifications du récit original.

Attention, l’article contient des spoilers.

Final Fantasy 7 Remake, abrégé par la suite FF7R, est une expérience que j’ai beaucoup aimé. Cependant, c’est aussi profondément une expérience en demi-teinte, mal inspirée et paresseuse pour ce qui est de son ambition en terme de narration.

Le premier regret qui m’est venu à l’esprit une fois la manette posée est un problème fondamentalement structurel pour ce jeu : le fait d’avoir voulu proposer «un jeu de rôle en couloir», certes typique des productions SquareEnix, mais profondément anachronique pour 2020, année de sa sortie. On se retrouve donc finalement avec une expérience proche de ce qu’a pu être Final Fantasy X, sorti en 2001. Contrairement à Final Fantasy XV dont la formule proposait un monde vaste et explorable, FF7R, n’a pas poursuivi l’ambition de proposer Midgar en tant que ville ouverte et explorable, dans l’intégralité de ses secteurs. Ce qui est un écart majeur entre l’expérience dont je rêvais, et son constat. Par ailleurs, les RPG en couloirs était un standard tant que les jeux d’aventure en couloir tels qu’Uncharted n’existait pas encore. D’où mon second regret : ne pas avoir embrasser un game design collant au level design tel qu’il est maintenant. Ce n’est malheureusement pas les quelques chapitres ouverts qui viennent réparer la chose étant donné la maigreur des quêtes annexes et leur inconsistance en termes de world building ou de lore propre au récit que l’on vit (exception faites des quêtes liées à l’Ange Gardien qui apportent quelque chose de plus).

Cette question du world building et du lore me permet de toucher mon troisième regret à l’égard de ce jeu : un relatif manque d’ambition lié au traitement des personnages, en particulier à l’égard du groupe principal mais aussi à l’égard de Biggs Wedge et Jesse. Jesse est d’ailleurs finalement la seule à mourir à l’écran. Par ailleurs, je vois plusieurs personnes saluer la relation entre Tifa et Aerith. J’en suis moi-même heureux (le jeu a passé le test de Bechdel autour de la vingtième heure de jeu pour moi). Cependant, comment ne pas voir que cette relation souffre de la comparaison avec d’autres sororités dans d’autres triple A ? En particuliers, il m’est impossible d’être satisfait des quelques lignes de dialogues que Tifa et Aérith échangent lorsque je me remémore la relation entre Chloe Frazer et Nadine Ross dans Uncharted: The Lost Legacy. Par contre, j’ai aimé le traitement de Barret dont finalement le jeu d’acteur est bien plus nuancé. Je chérie chaque moment où il retirait ses lunettes : son visage était pour moi le plus expressif et tous ses échanges avec Marlène sont des moments merveilleux. Il est probable ici que j’en ai cette image car je suis moi même jeune parent. Si maintenant on s’attarde sur le deuxième groupe, c’est tout simplement honteux. Biggs, avant de s’évanouir (car il ne meurt plus dans FF7R) à l’un des étages du pilier du secteur 7, lâche une dernière pic grossophobe à Wedge. Leur relation d’amitié ne se résume qu’à cela d’ailleurs dans FF7R (mais je ne vais pas paraphraser des propos déjà exprimés par ailleurs, notamment par Thais_PxC) et Jesse est finalement la seule à mourir du groupe et cela m’énerve.

D’une manière générale, malgré les regrets que j’ai exprimés jusqu’alors, mon parcours du jeu fut merveilleux jusqu’à la fin du chapitre 14, à savoir l’effondrement du pilier et son après. Il est important donc de mentionner maintenant, avant d’exprimer mon quatrième regret, que j’ai parcouru le jeu en slowrun, c’est-à-dire uniquement en marchant. Cela m’a pris au total 42 heures, dont 29 environ dédiés à ces 14 premiers chapitres. C’était 29 merveilleuses heures à me promener dans les environnements qui de loin sont très beaux mais dont les textures sont discutables, quoi qu’on en dise. Cela ne m’a pas fondamentalement dérangé mais je considère que pour un jeu sur deux blu-rays, il y a une interrogation à poser.

Et finalement, le problème transparaît de lui-même : un quart de mon expérience fut dédiée uniquement à l’ascension de l’équipe et à la tour Shinra et donc au tunnel de fin composé de boss à la chaîne. Inutile de dire que ce quatrième regret est dédié à ce problème fondamental de rythme lié aux derniers moments du jeu. Contrairement à des jeux qui focalisent leur fin sur une envolée et une accélération comme par exemple Death Stranding ou Red Dead Redemption 2 (pour ne parler que de AAA), j’ai vécu l’inverse dans mon exploration de la Shinra. Particulièrement, la séquence entièrement dédiée au laboratoire d’Hojo n’apporte finalement rien de fondamentalement concret au nouveau récit de FF7R. Je suis ressorti particulièrement fatigué de ce tunnel qui fut beaucoup trop long. Par ailleurs, ayant fait le jeu en facile, je n’étais absolument pas intéressé par le système de combat. Je peux donc comprendre que pour les personnes appréciant cette partie du game design, je peux comprendre pourquoi ce tunnel plaît. Cependant, la seule chose qui m’intéressait portait sur l’histoire, la marche et l’exploration : d’où mon désintérêt complet pour cette fin déceptive, étant donné finalement que tous les ennemis s’en sortent.

Ce qui m’amène à mon cinquième et dernier regret : le jeu ne m’a apporté aucune satisfaction vis-à-vis des interactions entre Avalanche et les ennemis qui, exception faite du président de la Shinra, parviennent toutes et tous à s’en sortir. En dehors des «grands méchants», il est dommage qu’aucun des «petits ennemis» que sont Hojo et particulièrement Don Cornéo, ne soient finalement jugés pour leurs actions. Don Cornéo cristallise cet suspension du dénouement qui caractérise ce jeu, présenté par certain·e·s comme une introduction, même si je me refuse personnellement d’attribuer cette adjectif à ce jeu qui se tient en tant que tel.

Je n’aborde finalement que très peu les éléments que je considère comme les plus réussis du jeu. Ce billet n’avait pas cet objectif. Cependant, il m’est difficile de ne pas saluer les efforts des équipes pour illustrer les conséquences des actes d’Avalanche, la séquence où Aérith va chercher Marlène (globalement tous les moments avec Aérith sont savoureux), où tout simplement le fait de marcher pendant ces quarante heures qui fut une lutte permanente entre le game design et mes habitudes de joueur. Dans un contexte de confinement, c’est cela qui me restera de Final Fantasy 7 Remake.

Marcher pour se reposer, le Coping By Gaming

Cela fait maintenant huit semaines que je suis confiné chez moi, à télétravailler, dormir, manger, profiter de ma famille et de mon bébé. Cela fait aussi depuis qu’il est sorti que je joue au remake de ce qui fut mon premier Final Fantasy, échangé contre un Crash Bandicoot en 1999. Sans être particulièrement bluffé par le jeu, je dois bien avouer que je prends plaisir à le parcourir en le slowplayant. Plus particulièrement, cela fait maintenant plus de 27h que je traverse Midgar en marchant, uniquement.

Or, depuis que j’ai acheté Final Fantasy 7, j’essaie de comprendre pourquoi le fait de marcher dans ce jeu est devenu pour moi la seule façon de l’appréhender. Car au-delà du plaisir de prendre son temps ou de me rendre disponible à émerveillement que procure la découverte de Midgar (Auray & Vétel, 2013), j’avais le sentiment que cette slowrun était bien différente des autres slowruns que j’ai pu faire sur Zelda, AC Odyssey ou encore Death Stranding.

Pendant plusieurs semaines, j’ai donc cherché à comprendre les émotions que me prodiguait ff7. Je pense avoir compris maintenant. Généralement, ces déclics entraînent chez moi des questions de recherche, c’est pourquoi dans cet article il va être question des jeux vidéo en tant que coping strategies ou stratégies d’adaptation.

Au sens large, une stratégie d’adaptation, ou un mécanisme d’adaptation, est un processus permettant à un individu de faire face à une problématique anxiogène, stressante, etc. Faisant référence à toute une littérature dédiée aux mécanismes d’adaptation, Loton et al définissent ces derniers de la façon suivante :

L’adaptation fait référence aux « efforts cognitifs et comportementaux en constante évolution pour gérer des demandes externes et/ou internes spécifiques qui sont évaluées comme taxant ou dépassant les ressources de la personne ». (Loton et al 2016:570, ma traduction)

Dans la littérature académique, il apparaît avec le très bref état de l’art que j’ai mené, que généralement, les mécanismes d’adaptation sont étudiés au prisme des troubles potentiels de l’addiction que des joueurs et joueuses peuvent développer à l’égard d’une pratique de jeu qui peut leur être nocive. En particulier, les premières études que j’ai parcourues ont pour objectif principal d’interroger ces mécanismes comme pouvant potentiellement être des causes à un trouble du jeu vidéo (Plante et al, 2019). D’autres études portent plutôt sur les façons dont certains groupes de joueurs ou de joueuses mettent en place des mécanismes d’adaptation de sorte à pouvoir faire l’expérience d’un jeu vidéo tout en limitant l’environnement toxique dans lequel peut se dérouler le jeu. Jesse Fox et Wai Yen Tang ont étudié auprès d’un échantillon de 293 femmes les stratégies que ces joueuses mettaient en place afin de faire face à la toxicité des jeux en ligne (2016). Afin de limiter le harcèlement en ligne, Fox et Tang notent que leurs enquêtées évitent le tchat, choisissent des avatars d’un autre genre, s’exprime de manière neutre, se font passer pour des enfants quand leur capacité vocale le leur permet, etc. (2016).

Ainsi, même si considérer les jeux vidéo comme des mécanismes d’adaptation semble pertinent, les recherches que j’ai parcourues semblent surtout questionner les liens que ces mécanismes ont avec un potentiel trouble du jeu vidéo. Or ce qui m’intéresse ici, en prenant en compte mon expérience récente avec Final Fantasy 7, c’est fondamentalement ces mécanismes d’adaptation. Ou plutôt, ce qui m’intéresse, c’est de formaliser ici que le fait de jouer, et plus particulièrement le slowplay et les slowruns, sont en soi des stratégies que j’ai mises en place afin de soulager mon stress et mon anxiété, deux paramètres générés à la fois par la quantité de travail que j’ai l’impression d’avoir en étant en télétravail et le confinement, qui plus largement est causé par une pandémie globalisée.

Le phénomène du coping by gaming comme un mécanisme permettant de gérer une réalité, un phénomène et le stress lié à cela est déjà documenté, notamment avec des audiences en situation de handicap. The Washington Post a d’ailleurs recensé quelques témoignages intéressants à ce sujet :

“I don’t think about being disabled when I’m in my gaming setup and talking to everyone,” Reece, 33, said. “Just Jackson ‘pitbullreece,’ just sitting here playing, and that’s what makes me me.”

In the United States, one in four people have a disability, according to Centers for Disease Control and Prevention. Gaming allows many of them to do things in a virtual space they could only dream of in reality. It also helps them connect and overcome social anxiety and feelings of depression.

“It’s my escape,” said Brian “Wheely” McDonald, 31, who has arthrogryposis, causing the normally elastic tendons in his hands to stiffen. “I’m not disabled in video games. I have people telling me all the time how amazing I am at games.”

Ben entendu, il est hors de question de comparer ma situation à celles évoquées par The Washington Post. Elles ne sont ni équivalentes, ni pertinentes. Cependant, cela révèle une pluralité de raisons pour lesquelles une personne peut être amenée à utiliser le jeu vidéo comme une stratégie d’adaptation. Sans creuser plus cela car ce n’est pas non plus l’objectif de cet article, il est possible de représenter ces causes sur un axe micro <=> mezzo <=> macro. Par exemple, si je joue à FF7R en ne faisant que marcher, c’est pour gérer mon anxiété à l’égard du télétravail (mezzo) et pour gérer mon anxiété à l’égard du confinement et de la pandémie. Techniquement, cette pratique du jeu vidéo n’est pas non plus isolées, dans une enquête reprise par The Independant, mais que je n’arrive pas à retrouver, 55% des joueurs et joueuses utilisent les jeux comme un moyen de ventiler, de gérer son stress. Dans un article publié en 2018, Bowditch et al notent l’existence de relation entre coping et escapism. Même si le sujet de leur travail portait sur les impacts négatifs dû à un escapism considéré comme une stratégie de coping, les autrices concluent en constatant l’existence d’effets positifs sur le stress ressenti tous les jours :

« this study demonstrated that having an engaged, problem-focused style of coping with everyday stressors was not only associated with fewer negative outcomes in relation to escapism; it also seems to play a role in protecting individuals against negative gaming outcomes more generally. » (Bowditch et al 2018:94)

Cependant, caractériser ma pratique actuelle simplement comme une coping strategy ou comme échappatoire ne suffit pas. En effet, les travaux que j’ai parcouru alertent justement sur le fait que le coping fait référence à de nombreuses stratégies et mécanismes qui peuvent être bénéfique ou non. Bowditch et al notent justement cette complexité dans leurs travaux (2018). Loton et al considèrent deux grandes « familles » de stratégies d’adaptation : les stratégies d’approches et les stratégies d’évitement. « L’approche » fait référence aux efforts de concentration pour gérer un événement stressant et « l’évitement » comprend « des activités ou des changements cognitifs pour éviter des situations par le biais de la diversion (distanciation cognitive) ou du retrait » (Loton et al, 2016:570, ma traduction). De la même façon que pour les causes micro, mezzo ou macro, il ne s’agit pas ici de catégories exclusives. Ma slowrun de Final Fantasy 7R semble, selon mon ressenti, à cheval entre efforts de concentration et diversion. A un niveau micro, le fait de marcher dans FF7R me donne l’impression d’être maitre de mon rythme, ce que le télétravail m’empêche. A un niveau macro, jouer à FF7R est une façon pour moi de gérer l’actualité liée au confinement et à la pandémie.

Globalement, à partir de ces deux échelles, il me semble possible de cartographier les différents mécanismes d’adaptations utilisant les jeux vidéo comme support. Cette cartographie me semble importante car elle permet de formaliser clairement les raisons d’une telle pratique tout en étant susceptible de faire des hypothèses sur les effets positifs ou négatifs par une stratégie particulière sur les joueurs et joueuses qui en font usage. A l’issue de mes sessions sur FF7R, il m’est possible, dans une démarche autoethnographique, de formaliser les mécanismes d’adaptation ou de coping que je déploie dans le contexte actuel.

A l’issue de ce travail, relativement court et nécessitant d’être discuté, il me semble tout de même possible d’envisager le jeu vidéo comme une stratégie d’adaptation ayant des impacts positifs sur les joueurs et les joueuses, particulièrement en situation de crise sanitaire. Comme d’habitude, c’est fondamentalement ma pratique d’un jeu vidéo qui m’a suggéré cette question et finalement cette hypothèse : si je joue à FF7R en slowrun, actuellement, c’est principalement parce que cela me permet de gérer le stress et l’anxiété que le confinement suscite chez moi. J’aurai aussi tendance à penser que ces propos sont partagés par de nombreuses personnes. Surtout lorsque l’on voit que l’OMS soutient des initiatives comme #PlayApartTogether dont l’objectif est de sensibiliser les audiences à la distanciation sociale, le confinement, la santé mentale, etc. Etant donné que cet article ne s’inscrit dans aucun de mes axes de recherches doctorales, je ne pense pas que je poursuivrai la discussion. Ceci étant, rien que le fait d’avoir écrit et partagé mon ressenti et ces quelques recherches sont aussi, dans une certaine mesure, une façon pour moi de gérer mon anxiété. ■

Esteban grine, 2020.


Bibliographie indicative

  • Bowditch, L., Chapman, J., & Naweed, A. (2018). Do coping strategies moderate the relationship between escapism and negative gaming outcomes in World of Warcraft (MMORPG) players? Computers in Human Behavior, 86, 69‑76. https://doi.org/10.1016/j.chb.2018.04.030
  • Can games improve your mental health? PAX panel explores the rise of games as a coping mechanism. (2019, septembre 3). GeekWire. https://www.geekwire.com/2019/can-games-improve-mental-health-pax-panel-explores-rise-games-coping-mechanism/
  • Fox, J., & Tang, W. Y. (2017). Women’s experiences with general and sexual harassment in online video games : Rumination, organizational responsiveness, withdrawal, and coping strategies. New Media & Society, 19(8), 1290‑1307. https://doi.org/10.1177/1461444816635778
  • Loton, D., Borkoles, E., Lubman, D., & Polman, R. (2016). Video Game Addiction, Engagement and Symptoms of Stress, Depression and Anxiety : The Mediating Role of Coping. International Journal of Mental Health and Addiction, 14(4), 565‑578. https://doi.org/10.1007/s11469-015-9578-6
  • Plante, C. N., Gentile, D. A., Groves, C. L., Modlin, A., & Blanco-Herrera, J. (2019). Video games as coping mechanisms in the etiology of video game addiction. Psychology of Popular Media Culture, 8(4), 385‑394. https://doi.org/10.1037/ppm0000186

Le chemin se fait en marchant.

Une question absolument incroyable à poser aux joueuses et joueurs de jeu vidéo est la suivante : « pourquoi cours-tu ? » Quel est l’impératif qui nous pousse à courir dans un jeu qui ne nous récompense pas pour la rapidité de nos actions ? La course semble être généralement la seule façon de se déplacer envisagée par le ou la joueuse, sauf dans de rares jeux comme ceux d’épouvantes.

Pourtant, avant de courir ou de voler, il faut marcher mais c’est une mécanique régulièrement délaissée autant par les créateurs et les créatrices que par les joueurs et les joueuses. Cependant, les observations qui peuvent être faites à partir de la façon dont la marche a été designée sont passionnantes. D’un point de vue purement pragmatique, « marcher » dans un jeu permet de tester ce qui est possible ou non de faire comme par exemple dans Mario Odyssey ou dans « a hat in time ». Autant dans l’un que dans l’autre, la plupart des combinaisons et des techniques sont réalisables uniquement en marchant et cela permet en particulier de comprendre pourquoi dans ces jeux « l’air control » est réellement au centre de leur gameplays respectifs. Par exemple dans « a hat in time » on s’aperçoit que la vitesse « en l’air » n’est pas uniquement conditionnée par l’inertie acquise au sol. Ce saut en est évocateur : bien que je sois en train de marcher, j’arrive à exécuter les actions nécessaires pour atteindre la plateforme d’en face.

« Marcher » permet aussi de tester les limites techniques des jeux. Dans le dernier Zelda, certaines choses n’ont pas été pensées pour la vitesse de marche. On se retrouve parfois coincé en souhaitant réaliser des actions au demeurant banales. On peut alors en marchant illustrer la façon dont sont codées certaines interactions. En effet, le rythme forcément lent invite le ou la joueuse à focaliser son attention sur le plus grand nombre de détails observables. Dans Horizon Zero Dawn, c’est en marchant que l’on peut s’apercevoir de la rotation saccadée de Aloy. Dans Zelda, c’est en marchant que l’on peut voir les errements du code pour ce qui est de la gestion des jambes de notre avatar lorsque nous montons les escaliers. Dans Metal Gear Solid, c’est en marchant que l’on s’aperçoit que même un petit rocher devient un obstacle insurmontable.

« Marcher » dans les jeux vidéo est passionnant. Les quelques exemples que je viens d’évoquer ne sont qu’une partie de la face visible de ce que cette action reflète. Pourtant c’est une mécanique laissée de côté alors qu’en prenant le temps de « marcher », on peut alors comprendre toutes les intentions des game designers sur l’ambiance qu’ils et elles veulent donner à leurs jeux. A partir de la marche, il est possible de comprendre et d’analyser les jeux. « Montre-moi ta façon de marcher, je te dirais qui tu es », voilà la proposition que je fais ici. A partir d’un corpus de jeux actuels, je vais donc proposer une série de constats permettant de conclure que le fait de marcher n’est absolument pas neutre dans les jeux vidéo et témoigne de l’atmosphère et de l’éthos du jeu, c’est-à-dire la façon dont il se présente au joueur.

Dans Metal Gear Solid, la posture de Snake lorsqu’il marche est celle d’un guerrier à l’affût. Dos penché, regard fixe, les bras balancent mais restent proches des armes. Marcher n’est ni plaisant, ni de tout repos. La posture est celle d’une personne prête à se cacher, à sauter au sol. En marchant, on remarque que les épaules de Snake ne sont pas dans l’axe du bassin, que le pied droit est plus ouvert que le pied gauche. Tout nous invite à penser qu’il s’agit d’un pas guerrier, sur le qui-vive. L’absence d’animations autres que celles décrites fait que tout apparaît calculé, dans un état de concentration militaire maximale. Tout cela nous est indiqué dans cette posture. Posture que l’on retrouve aussi chez Aloy qui se penche en avant aussi lorsqu’elle marche. Cependant, celle-ci laisse plus de place à la surprise et l’émerveillement. La tête qui regarde et suit des éléments, une prise de parole régulière et une finesse dans l’animation sont des constats de cela. L’exemple des mains d’Aloy caressant les hautes herbes témoigne de cette dualité entre guerrière investie d’une mission et exploratrice découvrant un nouveau monde.  A l’approche d’un ennemi, celle-ci se saisit automatiquement de son arc, rappelant alors son métier de chasseuse.

Il est intéressant de noter que ni Snake, ni Aloy, tous deux avatars du ou de la joueuse, avancent en terrain conquis. Il s’agit d’une posture de marche qui reste aux aguets. Cela rend l’ensemble cohérent avec les représentations contenues dans ces œuvres. Le ou la joueuse agit seul·e contre tous dans un territoire hostile et cela se retrouve complétement dans la façon de marcher. Cependant, tous les jeux nous mettant dans cette situation ne transmettent pas cela dans la façon de marcher des avatars. L’avatar du joueur dans Bloodborne, au contraire, avance d’un pas serein et assuré. Le léger mouvement d’ouverture des genoux donne une démarche étrangement similaire de l’imaginaire du film western. L’ouverture des bras et des mains gardant systématiquement des armes sans pression nécessaire de la part du joueur sur la manette ne transmettent pas la précision d’un Venom Snake ou la vivacité d’Aloy. Au contraire, il s’agit là d’une personne sûre d’elle, d’un tueur  avançant en terrain conquis à la recherche de ses proies. Si cette façon de marcher est incohérente avec le ou la joueuse commençant une partie, au fur et à mesure de la session, il ou elle acquière cette assurance déjà présente et observable dans son avatar. Cette posture de marche devient alors un objectif à atteindre : le joueur doit avancer de la même façon que son avatar, en terrain conquis.

Ainsi, ces trois premiers exemples nous permettent d’observer des propositions relativement guerrières de marcher. Ou plutôt ce sont des postures qui définissent la façon dont les joueurs et les joueuses interagissent avec le monde et ce, sur plusieurs gradients. Si « marcher » dans Bloodborne indique uniquement des intentions meurtrières plutôt romancées par une mise en scène empruntant au western, « marcher » dans Metal Gear Solid invite plutôt à la froideur chirurgicale de la méthode militaire. Enfin, « marcher » dans Horizon Zero Dawn présente plutôt un mélange entre exploration émerveillée et chasse sauvage.

Dans Breath Of The Wild, la façon de marcher est bien plus neutre dans le sens où elle ne sous-entend pas une recherche ou une attente de conflits. Le dos droit, les bras près du corps, les jambes n’indiquent pas un éveil des sens aux dangers environnants. On appréhende le monde tel qu’il se présente à nous. L’idée est véritablement de redécouvrir un Hyrule déjà foulé, avec un œil nouveau, celui d’une personne ayant perdu la mémoire. C’est une promenade sans jugement du monde qui nous entoure. Les chemins se dessinent en marchant : « Tout passe et tout demeure mais notre affaire est de passer en traçant des chemins » aurait pu dire Antonio Machado. Les armes toujours rangées, l’emphase est alors mise sur la découverte et l’exploration. « Marcher » dans Breath Of The Wild amène aussi à repenser le temps d’une manière plus longue. Ses vastes plaines, ses paysages dégagés sont une invitation à la réflexivité. De même, on se retrouve à observer de nombreux petits détails comme le sens du vent, les fleurs qui jonchent littéralement et complétement les hautes herbes. En marchant, les temporalités ne sont plus du tout les mêmes. Il m’a fallu un peu plus de deux jours ingame, soit environ une heure temps réel, pour atteindre le village Cocorico depuis le Grand Plateau. Cela laisse finalement beaucoup de temps à la réflexion. Des surprises nous rappellent parfois l’animosité des ennemis, d’autres nous rappellent l’état de nature dans lequel nous nous trouvons. La posture de Link se distingue en grande partie par cette façon de marcher, tel celui qui découvre et s’émerveille.

A la vue des jeux évoqués, « Marcher » est particulièrement propice aux jeux d’aventures ou du moins ceux qui proposent un contexte avec une grande liberté d’exploration. Pourtant, « marcher » peut amener à redécouvrir des jeux proposant des gameplays allant à l’opposé. C’est le cas de Mario Odyssey dans lequel le fait de « marcher » peut porter préjudice à la panoplie d’actions. La « marche » n’est pas particulièrement appropriée aux jeux de plateformes nécessitant réflexes mais aussi les phénomènes de momentum, d’inertie, etc. Dès lors, s’il est possible de marcher, le game design a plutôt intérêt à susciter aux joueuses et joueurs l’envie de courir. La posture de Mario dans Odyssey est particulièrement neutre. Cette neutralité apparaît comme une véritable invitation à ne pas marcher pour préférer la course. Cet exemple amène un constat ou plutôt une hypothèse : il est possible de définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas en observant la façon dont est game designé le fait de marcher puis de le comparer au fait de courir. Dans Odyssey, « marcher » n’est pas ludique mais courir l’est. Dans Bloodborne, « marcher » n’est pas connoté négativement. Par contre, dans A Hat In Time, Hatkid marche en roulant un peu ses épaules. On ressent une sorte de sautillement : « marcher », c’est ludique. Dans la trilogie Crash Bandicoot sortie en 2017, l’animation de Crash constate aussi cela. Sautillements, balancement des bras : on retrouve un imaginaire autour du « mec cool » d’un lycée étasunien, prêt à sortir son manteau en cuir, son peigne et sa gomina. Dans ces deux derniers jeux, « marcher » suscite le ludique car les animations des avatars font référence non pas à l’appréhension du monde mais à des attitudes déjà considérées comme appartenant à un imaginaire collectif humoristique, caricatural et théâtral. De tout cela, l’animation de la marche de l’avatar apparaît donc comme un élément ludique supplémentaire. Contrairement à Metal Gear Solid V¸ Horizon Zero Dawn et Bloodborne, « marcher » est ici utilisé pour transmettre un constat supplémentaire de l’aspect ludique de l’expérience.

« Marcher » dans un jeu vidéo n’est pas neutre. A partir du corpus de jeux que j’ai mobilisé, je conclue que les façons de designer la marche sont des éléments importants servant à définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas dans un jeu. En plus de l’atmosphère, le fait de marcher détermine aussi l’attitude et la personnalité des avatars que nous incarnons. Le pas des avatars dépasse alors la question de la part de réalisme dans le ludique ou la part de ludique dans des comportements précis et calculés. Au même titre que tout autre élément de la structure du jeu, « marcher » transmet des représentations et suscitent aux joueurs et joueuses d’adopter certains comportements plutôt que d’autres : froids et assurés dans Bloodborne, punk issu d’une comédie musicale façon Grease pour Crash Bandicoot ou encore la bonhomie de Hatkid.

« Marcher », plus généralement, invite à repenser la temporalité et le rythme des jeux. Si la question « pourquoi courons-nous dans les jeux vidéo » reste sans réponse, « pourquoi ne pas marcher »  semble proposer de nombreuses ouvertures sur la façon de penser ce qui est ludique, sur la façon de penser ce qui est jeu.

Esteban Grine, 2018.