Lancement du Premier Recueil sur LCV !

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau.

PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 140-145

Souvenirs Heureux et Madeleines Vidéoludiques – Recueil #1

Lorsque Nathan Drake (Uncharted 4) dépose le dossier d’une épave assis à son bureau dans son grenier, les joueurs peuvent ressentir une certaine nostalgie exprimé par ce personnage. Cette nostalgie fait référence aux souvenirs qu’il a de ses aventures passées. En se levant, les joueuses et joueurs peuvent alors contrôler Nathan et explorer son grenier. On peut interagir avec des objets qui se trouvent être des secrets des précédents opus de la série. Le message est ici très clair. Le game design aligne les souvenirs de Nathan avec ceux du joueur. On retrouve dans cette séquence ce qu’a pu ressentir Proust en croquant dans ses si célèbres madeleines​ : un objet, de la vie, déclenche avec émotion un souvenir d’un moment vécu. Ce qui nous intéresse avec cette séquence d’Uncharted, c’est la façon dont les développeurs se sont saisi de ce moment pour illustrer le souvenir d’expériences vidéoludiques passées. Le premier objet que l’on peut ramasser dans ce grenier est une pièce en or, la même pièce que le joueur trouve dans la première aventure de Nathan Drake. Mieux, il s’agit du premier secret à découvrir du jeu.

Le lien que suscite le jeu est alors extrêmement fort. En alignant les souvenirs de Drake à ceux des joueurs, au bon moment, le game design suscite immédiatement une relation très fort entre le joueur, son avatar et les aventures communes, vécues ensemble. Mais ce n’est pas tout, lorsque le joueur saisi les différents objets, il ressent alors lui-aussi cette nostalgie d’un moment heureux passé. C’est avec ce type d’exemples que l’on peut rapprocher ou plutôt intégrer le game design dans la grande famille de l’emotion design (pour reprendre la pensée de Miguel Sicart). Ce sont ces émotions à propos des souvenirs qui nous intéresseront dans ce premier appel à contribution pour la Revue LCV.

Nous nous intéressons donc ici aux souvenirs que nous avons de nos expériences vidéoludiques passées et à ce qui, aujourd’hui, nous rappelle ces souvenirs. Comment nous remémorons-nous ces souvenirs heureux ou malheureux autour des jeux vidéo et quels sont justement ces souvenirs ? Sont-ils attachés à une odeur ? Des personnes ? Une période particulière de la vie ? Qu’est ce que cela signifie d’ailleurs pour le joueur de se « souvenir d’un moment vécu lors d’un jeu vidéo » ? En lançant cet appel, nous souhaitons recueillir des témoignages sur les souvenirs vidéoludiques. Quels sont les jeux de votre enfance ? Pourquoi ceux-là plutôt que d’autres ? Y-a-t’il une figure familiale qui vous a fait découvrir le jeu vidéo ? Etes-vous capable de traduire à l’écrit l’émerveillement ressenti devant votre premier jeu vidéo ?

LCV souhaite en apprendre plus sur les joueuses et joueurs qui répondront à ce premier recueil et sur les relations qu’ils et elles entretiennent avec ce média. Tout participant devra alors proposer un témoignage écrit. Celui-ci, pour répondre à l’appel, doit intégrer des éléments de réponses à au moins l’un des axes suivants :

  1. Les jeux vidéo de votre enfance : lequel ou lesquels ont-ils été ? Pourquoi ce(s) jeu(x) précisément ? votre relation avec celui-ci / ceux-ci ? Était-ce un bon jeu ou plutôt un mauvais jeu ? Était-ce vous qui y jouiez ou quelqu’un de votre entourage ? Est-ce qu’ils vous ont transformé-e ? Aujourd’hui, comment estimez-vous l’impact de ces sessions sur votre vie ?
  2. Le souvenir vidéoludique : comment le définir ? S’agit-il de se remémorer une session de jeu ? Faut-il intégrer le contexte ? S’agit-il d’un souvenir qui peut être partagé ?
  3. Les madeleines : en 2017, quels sont les objets, les contextes et les moments qui nous rappellent nos expériences vidéoludiques passées ?  S’agit-il de reprendre une vieille manette ou faut-il aujourd’hui regarder un Let’s Play sur internet pour se remémorer ?

Règles applicables aux contributions

  • Les contributions doivent être formulées, si possible, dans un français inclusif.
  • Seules les contributions écrites seront publiées, si l’autrice ou l’auteur souhaite faire une production supplémentaire, telle une vidéo ou un podcast de son texte, nous seront ravis de l’adjoindre à la contribution écrite.
  • Elles ne doivent pas être inférieures à 5 000 signes (espaces inclus).
  • Elle ne doivent pas être supérieures à 10 000 signes (espaces inclus).
  • Les textes des contributions doivent être rédigés en Times New Roman, taille 12, interligne 1,5 et justifiés.
  • Si vous souhaitez inclure des sources :
    • Les sources doivent apparaitre dans le texte au format suivant : (Nom de l’auteur-ice, Année de publication).
    • Les sources doivent apparaitre au format suivant dans la bibliographie : Nom, P., Année de Publication, Titre du livre ou de l’article, Maison d’Édition ou Titre de la Revue.
  • Le courriel doit contenir une version de la contribution comprenant le titre, le contenu, la bibliographie et le nom (ou pseudonyme s’il le préfère) de l’auteur & une version de la contribution anonymisée ne contenant que le titre et la contribution. Les deux contributions doivent être envoyées au format .doc ou .odt.
  • Les documents joints (les articles) doivent être nommés de la façon suivante :
    • 2017. NOM. Prénom – Titre de l’article
    • 2017. Titre de l’article
  • Les images utilisées doivent peser moins de 1 mo. Dans l’article, elles doivent avoir un nom (Figure X – Titre de l’image). Elle doivent être trouvées en pièces-jointes avec le nom « Figure X » (X étant leur numéro attribué par l’auteur-ice).
  • Les auteurs_ices sont invité-e-s à sélectionner une image au format 1920×1080 qui sera retravaillée afin d’en faire une en-tête avec la charte graphique LCV.
  • Les Contributions doivent être transmises à l’adresse mail suivante : chroniquesvideoludiques [ a ] gmail . com.

Échéances

  • 15 Mars 2017 : Début de l’Appel à Contribution.
  • 15 Juin 2017 à 23h59 : clôture de l’Appel à Contribution (toute contribution transmise après ce délai seront automatiquement rejetée, les courriels ne seront pas ouverts).
  • 5 Juillet 2017 : Remise des avis du jury.
  • 10 Juillet 2017 : Publication des Témoignages sur le site LCV et publication des avis du jury.
  • Les Contributions doivent être transmises à l’adresse mail suivante : chroniquesvideoludiques [ a ] gmail . com.

Règles de sélection des Contributions

  • Le jury qui sélectionnera les meilleurs témoignages est le suivant :
    • Julie Delbouille, doctorante
    • Julien Bazile, doctorant
    • Guillaume Grandjean, doctorant
  • Méthode de sélection des meilleurs témoignages :
    • Les meilleurs témoignages seront sélectionnés en fonction de la qualité de l’écriture, de l’organisation du texte, de la syntaxe, du vocabulaire, du respect général des consignes et des axes de développement. Une grille critériée sera envoyée aux membres du jury afin de les aider dans leurs choix puis celle-ci sera publiée sur le site pour assurer la transparence de la sélection.
  • Les lots :
    • Plein de jeux sont à gagner dont : The Witness, The Stanley Parable, Day of the Tentacles, Octodad, Super Hexagon, VVVVVV, Guacamelee, 2064 : Read Only Memories, Human Ressource Machine, etc. (environ une trentaine de jeux au total).

Les Dissonances Ludonarratives, Mes Amours

Il existe de plus en plus de poncifs dans la critique vidéoludique. Avec l’augmentation des compétences ludiques des individus, ces derniers sont devenus de plus en plus exigeants vis-à-vis de ce médium et c’est une très bonne chose. Par exemple, aujourd’hui, de plus en plus de joueur demandent de la variété et beaucoup de développeurs cherchent aussi à diversifier les expériences. De même, les joueurs comprennent de mieux en mieux le game design. Ils sont aujourd’hui de plus en plus capables de justifier et d’expliquer un univers d’un jeu par rapport à son gameplay. Ainsi, il est très facile de trouver aujourd’hui des vidéos expliquant les liens entre la diégèse d’un jeu comme Super Mario et son gameplay.

Pourtant, est-ce que des liens plus proches entre diégèse et gameplay font des Super Mario des jeux plus cohérents ? Pas forcément, est-ce que quelqu’un est aujourd’hui capable d’expliquer pourquoi Mario continue de tuer tant de Koopa ? De même si un jeu propose un trop gros écart entre ses différentes phases de gameplay et de cinématique, ce que l’on appelle de plus en plus des dissonances ludonarrative, la critique aura tendance à pointer cela comme étant une mauvaise chose. Prenons l’exemple d’Uncharted, poncif de la dissonance aujourd’hui. Dans ce jeu, vous incarnez un personnage au premier abord résolument bipolaire : lors des cinématiques, Nathan Drake est présenté comme un type sympa, rigolard et amical mais devient un tueur de masse pendant la plupart des phases de gameplay.  Cette distinction semblerait nuire à l’expérience du joueur. Ainsi, l’objectif de cette nouvelle critique dans laquelle je m’inscris serait de chercher quelle forme vidéoludique serait la plus parfaite pour proposer une expérience ludique optimale à un joueur-modèle, type.

Cependant, il me semble que la dissonance, comme beaucoup d’autres concepts, la difficulté entre autre, devient un terme galvaudé à cause de son utilisation abusive et de la trop grande place qu’on lui attribue dans le médium “jeu vidéo” par rapport aux autres médias. De même, il me semble que ce terme est largement réducteur quand on regarde certains concepts bien plus intéressants pour comprendre le jeu vidéo. Par ailleurs, et c’est particulièrement présent chez moi, le concept de dissonance ludonarrative se raccroche plus à une certaine idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Il crée de nombreux doubles-standards et de biais cognitifs. Tout cela me pousse sincèrement à me demander si finalement les incohérences inhérentes aux jeux vidéo sont si mauvaises pour le joueur que cela ?

Abusons-nous du concept de dissonance ludonarrative ?

Pour répondre à la première question, il faut revenir aux premiers grands travaux en science de l’information et des communications ayant étudié les médias. Marshall McLuhan vient donc en tête de liste lorsqu’il s’agit d’évoquer une référence dans la recherche sur les médias. Celui-ci a développé une théorie qui reste encore aujourd’hui fondamentale dans la compréhension que nous avons des médias : “le message, c’est le médium”. En énonçant l’idée que le médium est le message, il énonce que c’est la forme prise par le médium qui est importante, ainsi que sa combinaison avec le message. Dès lors, un même message peut théoriquement être diffusé par plusieurs médias mais comme les combinaisons vont être différentes, le message final transmis sera lui aussi différent. Ainsi, un message initial diffusé par un jeu Ratchet and Clank et un film Ratchet and clank, aboutira à deux messages finaux. Cette première réflexion nous permet déjà de relativiser énormément sur l’importance des dissonances ludonarratives sur la cohérence des jeux vidéo. Les joueurs vont eux aussi déterminer ce qu’ils vont retenir de ce qui est diffusé par un jeu. A la vue des lectures que j’ai sur internet, Nathan Drake est plus vu comme un joyeux aventurier que comme un tueur de masse et le lieutenant Shepard est plus présenté comme un ou une sauveuse de la galaxy que comme un Don Juan lubrique et patriarcale. Cela n’empêche pas d’énoncer clairement qu’Uncharted porte un système de valeur et diffuse des idées très archétypales comme la colonisation mais aussi la masculinité militarisée. Cependant, je nuancerais quand à l’impact que cela a sur l’expérience du joueur en termes ludiques.

Si l’on reprend l’exemple d’Uncharted, je ne pense pas qu’il proposerait une expérience plus cohérente s’il s’agissait d’un film. Les incohérences entre la narration et le gameplay ne seraient alors que des incohérences entre scènes d’exposition et scènes d’actions. A la vue de ces quelques éléments, le concept de “dissonance ludonarrative” commence déjà à s’effriter. Ainsi donc, noter l’existence de dissonance n’est pas une mauvaise chose, cela permet de pointer du doigt les limites dans la réflexion que le game designer a eue.

Cependant, il est nécessaire aussi d’observer dans quelle mesure cela impacte véritablement l’expérience vécue par le joueur. Par exemple, je ne suis pas sûr que les incohérences d’Uncharted soient un problème. Par contre, si des jeux comme Undertale avaient des dissonances, cela aurait grandement endommagé l’expérience. Dans ce dernier, si le joueur peut obtenir la true pacific ending tout en tuant des personnages non joueurs, le jeu perdrait intégralement son intérêt. Encore une fois, cela permet de relativiser sur l’importance qu’on lui accorde. Il est nécessaire de ne parler de dissonances qu’au cas par cas.

Ainsi, pour reprendre mon exemple sur Nathan Drake, au lieu de conceptualiser ce personnage comme contradictoire, il devient plus intéressant de le concevoir comme un personnage qui vit totalement bien avec son statut de meurtrier.  De même, observer que son entourage accepte de manière naturelle son statut de tueur dit bien plus de choses sur la façon dont nous nous représentons ce qui est ludique dans nos systèmes de valeurs, et dans cette conception, nous avons là quelque chose de cohérent.

Dans tous les cas, il faut toujours mettre en avant les messages portés par les jeux vidéo. Il est aussi toujours intéressant de noter à quel moment on observe des incohérences entre les valeurs portées par le jeu et les phases de gameplay, mais, il est tout aussi important de comprendre que pour certains jeux, les dissonances ludonarratives vont être déterminantes dans l’expérience du joueur tandis que pour d’autres jeux, ces mêmes dissonances n’impacteront pas le plaisir de jeu (et très peu leur message). Malgré mes centres d’intérêts vidéoludiques, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu dont je n’apprécie pas les dissonances.

La dissonance ludonarrative, ce concept galvaudé et restrictif

Tout cela m’amène à mon deuxième point. Le concept de dissonance ludonarrative est bien trop restrictif pour véritablement proposer une compréhension du médium jeu vidéo. Dans son livre de 2005 : Half Real, Jesper Juul parlait alors d’incohérences inhérentes au jeu vidéo. Notons avant toute chose que le concept de dissonance n’a quand à lui émergé qu’en 2007 mais revenons à Juul. Son propos est simple, le jeu vidéo, de part sa nature double de média et de jeu possède forcément des incohérences fondamentales. Pour constater son hypothèse, il prend l’exemple d’un jeu de la série Mario Bros et pose la question suivante : pourquoi le personnage principal a 3 vies ? Pour un joueur lambda, la question ne se poserait pas. Elle n’a d’ailleurs jamais vraiment été reposée dans le débat après Juul. Cependant, l’auteur de Half Real met le doigt sur une l’une des incohérences fondamentales qui sont présentes dans les jeux vidéo. Absolument rien n’explique dans la narration des jeux Mario pourquoi notre avatar moustachu accumule des vies. Si la question vous semble hors-sujet, laissez-moi la reformuler ainsi : pourquoi après l’écran “vous êtes mort” de GTA, nous retrouvons notre personnage frais et disponible à la sortie d’un hôpital ?

Bien entendu, il n’y a pas de réponse à ces questions si ce n’est qu’il s’agit d’une règle de gameplay. Autre exemple, la présence d’un HUD et autres phénomènes extra-diégétiques n’est généralement expliquée que dans très rares occasions. Pourtant, ces quelques constats ne nous empêchent pas de penser comme d’autres auteurs tels que Edward Wesp que le jeu vidéo est un medium cohérent par rapport à lui-même.

Les incohérences entre la narration et le gameplay sont donc perçues de la sorte lorsqu’on les considère de manières distinctes telles deux sphères éloignées l’une de l’autre. De même, le concept de dissonance ludonarrative, crée un biais supposant que seuls les jeux vidéo souffrent d’incohérences. Or comme précédemment montré, tous les médias possèdent leurs incohérences dont certaines sont très similaires et d’autres sont plus spécifiques. Ces fameuses dissonances ne sont finalement pas si distinctes des incohérences de traitement de certains personnages de film. Rappelons que les plus grands héros du cinéma et de la télévision sont aussi des meurtriers. N’oublions pas que les rebelles de Star Wars déciment trois fois les populations habitants sur les planètes-armes de l’empire. Pourtant, il serait malhonnête de dire que nous ne prenons pas plaisir à les regarder faire.

L’incohérence fondamentale du Jeu Vidéo et mess doubles standards.

Enfin, il y a une dernière incohérence fondamentale que je souhaite aborder avant de poursuivre mon argumentation. Les dissonances ludonarratives ne sont finalement pas si spécifiques au jeu vidéo puisque nous avons montré que cela consiste simplement en des incohérences entre phases d’exposition et phases d’action. Par contre, contrairement aux autres médias et arts comme la peinture, la littérature et le cinéma, le jeu vidéo est piégé par sa double nature du jeu et de média. Comme Umberto Eco l’a montré, tous les textes doivent mettre en place ce que l’on appelle une stratégie discursive dans le but de s’assurer que le lecteur ira jusqu’à la fin de l’œuvre. Si Eco, n’avait écrit que pour la littérature, sa théorie est transposable finalement à tous les arts. Ainsi, chaque œuvre de cinéma, de musique ou d’arts plastiques met en place une stratégie pour qu’elle soit parcourue dans son intégralité. Il en va de même pour le jeu vidéo. Sauf que ce dernier est contraint par une majorité de son public qui demande à obtenir un sentiment d’accomplissement lié au parcours d’un jeu ; et cet accomplissement est créé par les différentes mises en échec que le joueur finira par surmonter. Ainsi, nous avons là une incohérence intéressante du jeu vidéo : ce dernier doit en même temps mettre en échec son joueur et lui permettre de continuer à progresser.

Maintenant que cela est dit, il convient de revenir à mon argumentation initiale. Ainsi, j’ai ce sentiment que l’on accorde bien trop d’importance aux dissonances ludonarratives. Lorsque je regarde le comportement que je peux avoir vis-à-vis de certains jeux, j’ai l’impression de mobiliser ce concept uniquement lorsque cela arrange ma propre idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Ainsi, pour des jeux avec lesquels j’ai de la sympathie, j’ai tendance à minimiser l’impact des dissonances tandis que pour les jeux que je critique, je mets en avant leurs incohérences de manière disproportionnée. Je rejoue en ce moment énormément à Batman Arkham City. Il s’agit d’un jeu extraordinaire pour lequel j’ai beaucoup d’affection. La dissonance principale repose sur le fait que Batman, dans le scénario, ne tue pas mais l’illustration des combats montre clairement l’opposé dans les diverses séquences de gameplay que l’on peut parcourir. Donc, spécifiquement pour ce jeu, j’ai décidé de suspendre mon incrédulité vis-à-vis de cette dissonance alors que je n’accepterais peut-être pas de faire de même pour un jeu Ubisoft ou ElectronicArts par exemple.

Conclusion

Voilà tout ce que j’avais à peu près à dire dans ce billet d’opinion et de plus, il n’y a pas véritablement de bonne façons de conclure cette réflexion, surtout qu’il s’agit plus d’un travail sur moi-même que je partage avec vous. Les jeux vidéo sont une forme d’art, un média et un moyen de communiquer. Ainsi, par essence, ils possèdent forcément des incohérences fondamentales comme j’ai pu le montrer précédemment. Cependant, le concept de dissonance ludonarrative fait passer le jeu vidéo comme le seul média à posséder ce type d’incohérences entre les différentes étapes de la progression de son public à travers l’œuvre.

Or, les films ou les romans possèdent ces mêmes problèmes qui sont inhérents à toute forme narrative. Ainsi je serais plutôt d’avis à cesser d’utiliser ce concept. Enfin, il est bon de rappeler que les jeux vidéo diffusent sans arrêt des messages politiques ou idéologiques, que ce soit sur des représentations ou sur ce qu’est fondamentalement l’acte de jouer. Cependant, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu diffusant un message politique que l’on apprécie pas ou avec un jeu possédant de nombreuses incohérences. Tel les univers littéraires que nous adorons, il est plus intéressant de considérer les univers des jeux vidéo comme incomplets plutôt qu’incohérents. ■

Esteban Grine, 2016


Sources

  • Juul, J. (2011). Half-real: Video games between real rules and fictional worlds. MIT press.
  • Wesp, E. (2014). A Too-Coherent World: Game Studies and the Myth of “Narrative” Media. Game Studies, 14(2).
  • Eco, U. (2006). Lector in fabula: la cooperazione interpretativa nei testi narrativi (Vol. 27). Bompiani.

Merci à Olbius pour la relecture <3