est-ce l’appel de Cthulu ou celui du récit ? Le game design de la folie

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Aux alentours de 14h, Alistair, Jim et Arthur venaient tout juste de se réveiller. Si le premier avait relativement bien dormi malgré le matelas de mauvaise qualité de l’hôtel, il n’était pas possible d’en dire autant pour les deux autres. Il faut dire que ce que les trois compères de fortune avaient vécu était perturbant, sinon traumatisant. Au cours de la nuit, ils avaient fait prisonnier un membre d’une communauté secrète et le jetèrent en pâture à un ancien de cette même organisation, séquestré et devenu fou.

Pourtant, rien ne les préparait à ce qu’ils allaient vivre au cours de la prochaine étape de leur voyage, cette fois sur l’île de Man. Rien ne préparait non plus les joueurs, dont je faisais moi-même partie, aux choix qu’ils allaient faire. Au cours de la quinzaine d’heures que dura cette campagne, s’il y a bien quelque chose que j’ai ressenti, c’est la façon dont nos personnages sombrent peu à peu dans la psychose et la folie à la fois à cause de ce qu’ils ont vécu, mais également à cause de ce que nous leur avons fait vivre. À tout moment, nous aurions pu rebrousser chemin. À tout moment, nous aurions pu convenir que non, ce n’est pas une bonne idée que de s’infiltrer dans une crevasse de quelques 50 centimètres de largeur ou que de tenter de descendre les 9 mètres d’un puits lors d’une nuit sombre.

Et pourtant, systématiquement, nos personnages et nous-mêmes ne reculions devant rien. Ou alors, malgré l’envie de rebrousser chemin, nous ne pouvions nous empêcher d’avancer. En un sens, l’expression « l’appel de Cthulhu » faisait à la fois écho à ce que nos personnages vivaient (même si en l’occurrence, nous luttions contre les Profonds, et une secte d’humains à leur service) et à ce que nous vivions en tant que joueur : cette envie irrésistible de révéler ce qui nous attendait, nous et nos personnages. Si au début de la campagne, nous faisions faire à ces derniers des comportements mesurés, peu à peu, nous avons perdu cette mesure. Comme si chaque acte en jeu alignait nos comportements de joueurs à la démence grandissante de nos personnages.

Confronté à un être des profondeurs, mon personnage, Alistair, reçut une révélation, ou un mensonge : il faisait en réalité partie de ce peuple, mais après avoir été puni par Dagon, fut réincarné en humain, forcé à respirer à l’air libre. Pour le maître du jeu, il ne s’agissait que d’un jet de dés déterminant au hasard quel serait le personnage concerné. Pour moi, c’était un plot twist remarquable clôturant notre seconde session sous la forme d’un cliffhanger. Pour mon personnage, c’était une vérité beaucoup trop dure à absorber.

Jusqu’à la scène finale, celui-ci ne savait que faire de cette information. Plutôt faiblard, en tant qu’humain, il ne faisait pas vraiment le point face à ses compères. Dans un ultime combat, il décida, lors d’une crise de folie, de finalement abattre un de ses alliés, avant de mourir de la main d’un Profond.

Une fois la campagne terminée, nous avons pu débattre de ce qui s’était passé. Mais très vite, un premier constat apparu : celui que la folie remarquable de nos personnages illustrait finalement bien les mécaniques ludiques qui lui étaient associées. Dans le jeu, chaque péripétie est susceptible de nuire à la santé mentale des investigateurs et investigatrices. Pour nous, dans le cadre de notre campagne, cela s’est matérialisé par des actes toujours plus étranges que nous faisions faire à nos personnages. Chaque étrangeté définissait progressivement un nouveau comportement « normal », comme si trois personnes en train de discuter de la meilleure façon de se débarrasser d’un témoin l’étaient. 

« à mesure que l’investigateur appréhende le Mythe de Cthulhu et que sa Santé Mentale se dégrade, il voit sa vie et sa personnalité se désagréger sous ses yeux. Tout ce qui lui était cher n’a plus aucun sens. Ainsi, une crise de folie ou une blessure grave justifient parfois l’ajout ou la modification d’un aspect. Quand il en a trop vu, les seules choses qui relient un investigateur au réel sont la démence et la douleur. » (“L’Appel de Cthulhu – Le Manuel de l’Investigateur”, 2020, p. 48)

L’un de nos personnages, Arthur, était en prise à des folies fréquentes dans le dernier tiers de notre aventure. Un simple bruit déclenchait des hallucinations. Le pauvre avait vu Dagon lors de sa première nuit, une entité si remarquable qu’elle fait perdre la raison à celles et ceux qui l’aperçoivent. Ce qui est remarquable avec l’Appel De Cthulhu, c’est peut-être toutes ses mécaniques finalement liées à la Santé Mentale des personnages joueurs.

Au cours de notre campagne, nous en sommes venus à toujours adopter des comportements de plus en plus extrêmes, que cela soit dans notre exploration comme dans les comportements de nos personnages. À un moment, chacun de nos personnages débattait intérieurement pour savoir si nous devions commettre un meurtre. Tour à tour, nous étions au bord de prendre la parole pour surprendre les autres en exclamant la décision de notre personnage à abattre un individu, sur un presque rien.

Progressivement, nous nous laissions donc emporter par la folie de nos personnages. Dans le manuel de l’investigateur, il est énoncé que « Si vous découvrez qu’un horrible démon habite le vieux puits de mine branlant, vous n’avez pas obligatoirement besoin d’y redescendre pour courir le risque d’être dévoré ou frappé de folie permanente. » (“L’Appel de Cthulhu – Le Manuel de l’Investigateur”, 2020, p. 154)

Pourtant, progressivement, nous n’arrivions plus à nous empêcher de progresser et de sombrer. Ce n’est qu’une fois la partie terminée que nous réalisions à quel point les choix de nos personnages défiaient toute commune mesure. L’appel de Cthulhu est définitivement un jeu

« qui traite de thèmes sombres, dont la mort et la folie font partie. Mais en aucune façon il ne vise à banaliser la maladie mentale dans la vie réelle. Même s’il emprunte des termes à la médecine psychiatrique pour créer un sentiment de vraisemblance, il est en réalité davantage influencé par ce qui est dépeint dans les films et les histoires. » (“L’Appel de Cthulhu – Le Manuel de l’Investigateur”, 2020, p. 220)

La grande leçon que je retiens de cette campagne, c’est ô combien ce jeu de rôle ludicise les représentations de la folie. Comme bercé par le flow de l’expérience, les joueurs et les joueuses se retrouvent à affirmer des décisions toujours plus irrationnelles que les précédentes. C’est, une fois une session terminée, un plaisir coupable remarquable. ■

esteban grine, 2025.

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