Penser les espaces vidéoludiques comme des discours sociologiques : l’ACAB dans Earthbound et le capitalocène de Mother3

Cet article est la transcription d’une communication donnée en colloque. Sa citation est la suivante :
Giner, E., (2020). Penser les espaces vidéoludiques comme des discours sociologiques : le cas des villes dans EarthBound et Mother 3. Communication donnée au colloque « Espaces Imaginés ». Le laboratoire des imaginaires, Rennes : 4, 5 et 6 mars.

L’histoire par laquelle je vais introduire cette communication suscite toute mon empathie. Le 13 novembre 1990, une jeune fille de 9 ans, Fusako Sano, est kidnappée par un homme. Cet enlèvement survient au moment ou l’équipe de Shigesato Itoi travaille sur EarthBound. Fusako Sano fu retrouvée en 2000 soit six années après la sortir du jeu. Si je commence cette communication par cet horrible événement, c’est tout d’abord parce que cette histoire fut un torrent médiatique et émotionnel fort au Japon suscitant de nombreuses critiques à l’égard de la police, considérée comme incompétente. C’est aussi parce que c’est une histoire qui arrive aux abords du studio de développement de Shigesato Itoi, auteur du corpus de jeux de cette communication, et que selon Ken Baumann (2014), elle est reliée à l’une des péripéties du jeu EarthBound (1994). Dans la ville de Twoson, l’audience joueuse apprend qu’une jeune fille répondant au nom de Paula, fut, elle aussi, kidnappée, cette fois par une secte répondant au nom des Happy Happy, et ce, pour ses pouvoirs magiques.

 Cette anecdote fait partie des exemples d’intégration du réel dans le fictionnel, ou plutôt d’une réalité pragmatique vers une réalité fictionnelle. Dès lors, de Fusako Suno au Japon à Paula à Twoson, il y a donc un processus de remédiation d’un système social vers le jeu et l’une de mes hypothèses fondamentales que je soutiens dans mon travail de thèse est que les jeux vidéo eux-même peuvent être considérés comme des systèmes sociaux simples dans le sens où l’on remplace des corrélations par des liens de causalités, où l’on remplace une complexité systémique par des boucles programmés. De ce processus émergent des discours sociologiques qui selon Pascal Fugier sont « des interprétations d’un morceau de réalité sociale construites à partir d’une boîte à outils conceptuels et méthodologiques. » (Fugier 2008:2). Cette boîte à outils conceptuel est dans le cadre de cette communication le game design. Pour certains chercheurs et chercheuses en cultural studies, les jeux vidéo peuvent être considérés comme des formes de narrations spatialisées ou d’environnements narratifs. On peut citer entre autres Janet Murray en 1997, Henry Jenkins en 2003 mais surtout, la définition de Celia Pearce qui en 1997 énonce à propos des environnements narratifs : « Simply put, it is a space that facilitates a story. » (Pearce et al 1997:440). A l’instar de Céline Matuszak (2007), je propose alors la notion d’environnement discursif, analogue à ceux de Celia Pearce : « simplement, ce sont des espaces qui facilitent un discours ».

L’objectif de cette communication porte donc sur ces espaces vidéoludiques considérés comme des discours sociologiques : quels peuvent être les enjeux et les méthodes ?

Pour répondre à cette question, je sollicite deux jeux de mon corpus de thèse qui sont EarthBound que j’ai déjà évoqué et Mother 3 qui en est la suite sortie en 2006, toujours pilotée par Shigesato Itoi. Ces deux jeux font partie de ce que j’appelle les mothertales, qui sont, dans une définition restrictive, des jeux de rôle linéaires qui subvertissent les codes du genre tout en abordant au premier degré des problématiques de sociétés. J’ai aussi choisi ces jeux car ils me permettent d’aborder les discours sociologiques de deux façons : par leur spatialité et leur temporalité puisque je considère aussi les jeux comme étant des espaces-temps fictionnels et explorables. Si Earthbound propose d’explorer des villes dans une temporalité mal définie, l’expérience de Mother 3 nous sera utile pour illustrer la temporalité des discours dans son récit qui se déroule, par son chapitrage, sur environs sur quatre années fictives.

La spatialité des discours sociologiques dans EarthBound

Cela étant dit, il est maintenant temps d’aborder le contenu même des jeux. Si je me suis intéressé aux espaces urbains dans EarthBound et Mother 3, c’est parce que Shigesato Itoi installe ses récits dans des villes occidentales principalement contemporaines mais fantasmées des années 1990 et 2000. Ces villes sont des opportunités pour la diffusion de discours et d’opinions sur un ensemble de phénomène sociaux. En effet, comme le notent Laurent Di Filippo et Patrick Schmoll :

« Le décor urbain, pour sa part, a au moins deux utilités : d’un côté, il fait office de symbole du monde moderne et, de l’autre, il sert de référence au quotidien des joueurs. Les relations qui se tissent entre la ville physique actuelle et l’activité ludique sont au cœur des processus de transformation et des nouvelles appropriations possibles » (Filippo and Schmoll 2016:133)

 Ainsi, dans Earthbound, les protagonistes Ness, Paula, Jeff et Poo traversent des villes imaginaires tirées des Amériques, de l’Europe et de l’Afrique. Chacune des villes est alors un espace explorable propice à la coconstruction d’un discours à propos d’une problématique sociale. Ainsi, l’audience traverse quatre villes du pays nommé Eagleland, le pays de l’Aigle en référence aux Etats-Unis. Onett met en conflit un gang, les Sharks (référence à West Side Story) à une police incompétente et célèbre pour ses barrages. Twoson voit sa population adhérer à une secte religieuse et dangereuse. Threed doit lutter contre une invasion de zombie causée par le déversement de polluant d’une usine limitrophe et enfin Fourside a à sa tête un maire véreux en prise avec des affaires de pots-de-vin et un détournement des forces de police qu’il utilise par sa propre protection plutôt que celle des habitants.

Ainsi, telle que je viens de le présenter, il apparaît aisément que EarthBound semble contenir des discours critiques à l’égard de phénomènes sociétaux. Cependant, il convient d’interroger comment ces discours se construisent au contact de l’audience. Pour cela, les pistes que j’explore son double : il est nécessaire d’aborder dans un premier temps le design systémique de ces espaces urbains, puis dans un second temps d’analyser ce que j’appelle des sentiers discursifs. Pour illustrer mon propos je vais me focaliser sur un cas particuliers que j’ai choisis pour son caractère actuel : le traitement de la police dans les villes du jeu EarthBound avec une focale sur la ville de Onett. A travers ce traitement, ce sera aussi l’occasion pour moi d’aborder d’autres phénomènes liés.

La police d’Eagleland

Onett est la première ville de Earthbound. Il s’agit d’une ville proche de la côte océanique Est. C’est dans cette ville que Ness, notre avatar et héros du jeu démarre son aventure. Selon les informations que l’on peut récupérer du guide du jeu, Onett est une ville de 3 500 habitants (avec 2 chiens) : il s’agit donc d’une petite ville côtière étasunienne. Au tout début du jeu nous avons deux modèles de familles nucléaires hétéronormées : celle de Ness dont le père est absent pendant l’intégralité du jeu et celle des Minchs dont les parents sont violents avec leurs enfants. Par ailleurs, la ville possède les services régaliens : une hôpital, une force de police et un pouvoir public avec la présence du maire B.H. Pirkle. La vie culturelle de la ville se résume quant à elle à une bibliothèque, une salle d’arcade, une maison côtière abandonnée et une caverne mystique.

De gauche à droite, en rouge : l’hôpital, la mairie & la police ; en bleu : la salle d’arcade la bibliothèque.

La police de Onett

Au tout début du jeu, une météorite tombe et Ness est réveillé par le vacarme de la police qui barricade l’ensemble des routes. Celle-ci est d’ailleurs célèbre pour le nombre de ses barrages. Les policiers recherchent même à obtenir un record du monde du nombre de rues bloquées par leur soin.

La présence politique, notamment avec la mairie, est impuissante face aux Sharks, un gang contrôlant le sud de la ville et dont la base se trouve dans la salle d’arcade. Le chef de ce gang, Frank Fly a une réputation suffisamment importante pour que la police de Onett ne tente rien car elle est bien trop effrayée. Cette incompétence des forces de l’ordre est appuyée par le refus du maire de prendre ses responsabilités. Une fois le gang des Shark battu, celui-ci nous rappelle :

« You beat up the town bullies, punched them out big time, kicked their butts, bit their heads off, spit in their eyes, and made them wet their pants. Then you forced them to promise not to make any more trouble. Thank you! […] However, if you encounter a dangerous situation, please don’t ask me to take any responsibility. I’ll be able to avoid any responsibility, right? » (Pirkle, ingame)

Cette première péripétie aurait pu bien se terminer sauf que les forces de police devinrent jalouse de Ness, présenté dorénavant comme le héros ayant sauvé la ville du gang. Peu de temps après, Ness, et donc l’audience, est convoqué au commissariat pour avoir trépassé une zone fermée au public malgré l’autorisation que le maire lui donna. Une fois arrivés au commissariat, le capitaine Strong nous emmène à part, en présence de cinq de ses officiers afin de se venger de Ness puisque celui-ci obtint les faveurs de la mairie, ce que la police interprète comme une offense. Le guide du jeu note, sous la forme d’une feuille de journal la nouvelle suivante :

La police attaque un enfant innocent !!
Cinq policiers, sous la direction du capitaine Strong, ont piéger un enfant du coin qui, selon leurs dires, outrepassait les limites d’une zone fermée. A leur surprise, le jeune garçon leur mit une raclée, chef inclus. L’altercation a été filmée par un témoin et sera diffusée lors du journal de ce soir.
(Nintendo, 1995, notre traduction)

En tant qu’audience, nous assistons donc à une situation où les forces de l’ordre abusent de leur pouvoir afin de se venger. Par ailleurs, il s’agit, dans une mesure relativement édulcorée de violences policières qui dans notre contexte actuel, n’est pas sans rappeler les violences que des adolescents manifestants ont connues en ces dernières années. Le cas de Mantes-La-Jolie en 2018 est un parmi d’autres.

Les autres traitement de la police dans d’autres espaces

Cette péripétie n’est que la première d’une longue liste à l’égard de la police qui est problématique à plusieurs moments du jeu. A partir de la ville de Twoson, des policiers deviennent des ennemis récurrents. La ville de Fourside, dont la population dépasse 300 000 habitants est quant à elle particulièrement intéressante car à sa tête se tient le maire Geldegarde Monotoli, ancien agent immobilier reconverti dans la politique. Encore une fois, les parallèles avec notre quotidien semblent plus que troublants puisqu’un jeu sorti en 1994 au Japon décrit la situation actuelle des Etats-Unis.

Par ailleurs, si Onett est une petite ville, Fourside, the big banana, est un pastiche de New-York, the big apple. Plusieurs problématiques surviennent alors à Fourside concernant la police. Premièrement, le pouvoir politique est tenu par une personne de la sphère économique qui en a profité pour s’approprier un ensemble de biens ne lui appartenant pas, l’immeuble Monotoli, cette Trump Tower locale. Par ailleurs, la police n’a plus pour mission de protéger les habitants de Fourside. Au contraire, elle est dorénavant entièrement consacrée à la protection du maire et de ses conseillers. Comme le mentionne l’un des habitants :

« In the old days, Mr. Monotoli was just a regular, unattractive real estate agent. Now he has the power to control the police force. I don’t think the city of Fourside is better than before. » (un habitant de Fourside, Earthbound)

A travers ce qui vient d’être énoncé, je soutiens que chacune des villes d’EarthBound permet d’aborder un aspect problématique différent à chaque fois : l’incompétence et les violences policières à Onett et le rejet de leurs missions au profit d’une caste dominante à Fourside. Ces environnements sont donc discursifs dans le sens où ce sont des contextes ayant une affordance (Norman, 2013) particulière pour suggérer à l’audience que les forces de l’ordre sont problématiques à de nombreux égards. Par ailleurs, si ces espaces sont effectivement clos, on passe d’une ville à une autre et les problèmes ne se ressemblent pas, il convient aussi de prendre en compte que le discours se construit sur une temporalité double : celle du temps de la chose racontée et celle finalement, du chemin parcouru par l’audience durant ses sessions. Cependant, afin faire apparaître clairement cela, il convient de mobiliser plutôt la suite d’EarthBound : Mother3, sortie en 2006.

La segmentation chronologique du discours dans Tazmily.

Il est important de mentionner que Mother3 déroule son récit dans un futur post-apocalyptique et que contrairement à Earthbound, structure son récit selon un chapitrage signifiant l’avancée du temps. Par ailleurs, si Earthbound ancrait son récit dans une représentation contemporaine des années 1990 des pays occidentaux, les deux villes principales de Mother3, Tazmily et New Pork City reprennent la dichotomie petite ville et grande ville entre Onett et Fourside sauf que les discours en jeux portés par ces espaces s’ancrent dans une temporalité clairement définie. En particulier, j’identifie trois moments qui viennent soutenir un discours.

Au début du jeu, le joueur ou la joueuse a le temps d’explorer Tazmily, un petit village au semblants anarchistes puisqu’aucune organisation politique n’existe. Cependant, le village reconnait aussi l’existence d’un pouvoir royal mais ceci reste vague. En tout état, on peut voir que ce village, très petit, s’inscrit dans une certaine symbiose avec la nature : respect des forêts environnantes, absence de bitume, constructions en bois, etc. On peut aussi noter les maisons qui semblent collectivisées. Par ailleurs, il est important que plusieurs discussion avec ses habitants font mention d’un phénomène intriguant : les habitants ont des échanges économiques sous la forme de dons ou de trocs. Ainsi, lorsque l’on se rend chez ce qui ressemble être un marchant, le bazar de Thomas, l’audience par le biais des personnages principaux peut se saisir de l’ensemble des objets, disponibles dans une certaine abondance contrainte.

Durant les premiers chapitres du jeu, une monnaie va être introduite et à partir de ce moment-là, l’organisation du village va évoluer pour se rapprocher d’un modèle de démocratie libérale. Si au début les habitants du village ne savent pas quoi faire de cette nouvelle monnaie, celle-ci finit par s’imposer tout en instaurant des rapports marchands systématiques entre les citoyens de Tazmily. Après une ellipse de trois années, on remarque qu’une individualisation a lieu en termes d’urbanisme puisque chaque maison du centre-ville est dorénavant séparée.

Par ailleurs, si la société semblait œuvrer collectivement en bienveillance, on remarque que cette bienveillance disparaît au moment où, nommons-le, le capitalisme apparaît. En témoigne par exemple la gestion des personnes âgées qui sont dorénavant concentrés dans une maison de retraite en ruine. Enfin, si les habitants étaient libres de leur emploi du temps, autonomes et auto-entrepreneurs, ils sont dorénavant, organisés selon des logiques d’entreprises, en témoignent l’existence désormais d’un réseau ferroviaire reliant la ville à une entreprise minière, ainsi qu’un cabaret et bien sûr New Pork City.

Ce qui émerge ici, c’est finalement que le jeu nous propose d’expérimenter le passage d’une anthropocène vers le capitalocène, terme utilisé notamment par Donna Haraway pour signifier que c’est fondamentalement, et là, je cite Emmanuel Hache : « la manière d’organiser le système productif – et non l’homme en soi – comme agent principal des évolutions écologiques » (Hache, 2018:197). Cette capitalocène atteint son summum dans la dernière partie du jeu où, les villageois finissent par abandonner Tazmily puisque le village devenu ville fantôme n’est plus en mesure de proposer des emplois stables à ses habitants. Ces derniers rejoignent alors New Pork City, dont le nom fait de nouveau référence à New York, ville qui possèdent moult lieux activités typiques de l’industrie culturelle qui selon Théodor Adorno, fait référence à un système liant production culturelle et consommation de masse (Adorno, 1964). Finalement, le jeu conclut son discours sur le capitalocène par un phénomène d’exode rurale.

De ces deux études de cas ressortent deux caractéristiques des discours sociologiques tout d’abord, l’espace explorable, par les éléments qu’ils possèdent, possède une affordance pour les discours sociologiques. Cependant, cet espace n’est pas suffisant pour coconstruire des discours. C’est pourquoi il est nécessaire d’étudier aussi la temporalité dans laquelle l’audience expérimente l’espace. Il s’agit donc alors de proposer un cheminement plus ou moins persuasive, dans le sens où ce cheminement et plus ou moins suggéré aux joueurs et joueuse.

Il est donc nécessaire d’observer les deux lorsque l’on souhaite proposer des méthodes de conception et de design de discours en jeu. C’est cette prise en compte des espaces-temps qui permet alors d’aboutir à une analyse systémique des discours.

Pour une recherche sur le design de systèmes discursifs et le design systémiques

De fait, quels outils peut-on mettre en place afin de concevoir et d’analyser les discours sociologiques en jeu ? La réponse que je formule dans mes travaux de recherches passe par l’analyse du design systémique des jeux. Ce point de départ fait référence notamment à la rythmanalyse de Henri Lefebvre. Celle-ci est simplifiée par Claire Revol de la façon suivante :

« l’espace, comme le temps, sont des produits sociaux, et que chaque société dans l’histoire produit son espace, le façonne par sa pratique. L’espace est à la fois le résultat de cette pratique sociale, son produit, et il est le support de la praxis. Ainsi l’espace social est producteur, c’est-à-dire qu’il donne lieu à toutes les activités et les contient. » (Revol, 2014:11)

Dans le cadre du jeu vidéo, je postule que c’est le game design qui agence l’espace et le temps d’une expérience. In fine, le game design agence aussi les discours par la mise en place de stratégies discursives plus ou moins persuasives et je renvoie à mes précédents travaux pour cela, notamment ce que j’ai proposé sous l’appellation de continuum persuasif-expressif, même si finalement, « continuum discursif » semble plus approprié. Ainsi, le discours se construit par la rencontre entre le game design qui met en place des stratégies discursives et l’audience qui répond par des stratégies interprétative.

Cette conception du jeu vidéo comme un système entre la machine et l’opérateur (Galloway, 2006) légitime l’analyse du design systémique des jeux vidéo. Dans son acception usuelle, le design systémique fait référence aux interrelations qu’un élément de jeu peut avoir avec d’autres éléments de jeux et ce, dans le plus grand nombre de boucles de gameplay possibles. Michael Sellers propose une définition relativement simple en trois parties :

  • « Parts: Fundamental and structural components.
  • Loops: Functional elements enabled by the structure and built from parts.
  • Whole: Aspects of architecture and theme arising from the functional elements, the loops. » (Sellers, 2017:119)

Initialement, le design systémique fait surtout référence aux éléments typiquement considérés comme faisant partie du gameplay, c’est-à-dire ce qui est jouable à un instant T de l’expérience sans forcément prendre en compte l’ensemble d’un jeu et donc ses représentations. Or ce que je constate après avoir évoqué EarthBound et Mother3, c’est que les formes des discours dépassent largement toute forme de rhétoriques susceptibles d’être spécifiques aux jeux vidéo. C’est pourquoi je préfère m’appuyer sur la définition du sociologue Alan G. Johnson d’un système, social en l’occurrence. Pour lui, un système réunit trois éléments : une structure, une culture et une écologie.

Si les deux premiers font référence à une littérature connue, notamment à travers les paradigmes épistémologiques socio-constructivistes, je précise le dernier qui fait référence à l’écologie dans son sens scientifique à savoir, les êtres vivants dans leur contexte de vie. Ainsi, j’adapte le propos de Johnson pour proposer ma définition du design systémique et in fine du système discursif d’un jeu vidéo. Il s’agit donc d’une conception qui prend en compte :

  1. Une structure qui formalise les interrelations pragmatiques et fictionnelles entre les éléments du systèmes. C’est finalement le game design systémique au sens usuel. Dans EarthBound, on se bat avec des policiers via une interface de combat et la police dans le jeu est une construction fictionnelle au même titre que la mairie, etc.
  2. Une culture qui amène les éléments discursifs avec lesquels une audience peut jouer au travers de la structure. Dans Mother 3, les objets, documents et témoignages permettent d’appréhender les formes de la société vivant à Tazmily.
  3. Une écologie qui intègre l’audience à travers son avatar, les autres joueurs et joueuses ainsi que les personnages non-joueurs. Dans Earthbound, la majeure partie du vivant vit dans des villes figées dans leurs problèmes tandis que Mother3 joue justement sur la modification du contexte de vie pour illustrer son discours.

Bien entendu, ces trois éléments ne peuvent être abordés de manière séparée puisque ma définition suit l’une des hypothèse fondamentale du design systémique à savoir que « we can create emergent wholes that are not simply the additive compound of the parts but that have entirely new and ultimately engaging properties not found in any of the parts on their own » (Sellers, 2017:248).

Avant de vous remercier pour votre lecture, je souhaite aborder un dernier point de mes recherches. Dans le cadre de mon travail doctoral, j’essaie de créer une théorie socio-constructiviste du game design des discours sociologiques en jeu et plus généralement, une théorie socio-constructiviste des jeux vidéo simplement. Durant cette communication, je me suis attaché à toujours parler de coconstruction des discours car contrairement à une certaine doxa narratologique, je rejette fondamentalement l’idée de récit préexistant l’expérience de jeu. De facto, il en va de même pour les discours. C’est pourquoi je préfère parler de sentier discursif puisque je définis déjà « le récit vidéoludique comme le résultat d’un enchaînement de controverses entre la machine et l’opérateur » (Giner, 2019).

Par ailleurs, employer l’imagerie du sentier permet aussi de rappeler qu’à aucun moment, une audience est tenue d’interpréter le contenu d’un jeu sous la forme d’un discours particuliers, à tout moment, on peut s’écarter des sentiers battus, c’est ce que les speedrunners ont très bien compris. 

Esteban Grine, 2020.


Bibliographie

  • Adorno, T. W. (1964). L’industrie culturelle. Communications, 3(1), 12‑18. https://doi.org/10.3406/comm.1964.993
  • Di Filippo, L., & Schmoll, P. (2016). La ville après l’apocalypse. Entre formalisation projective et réalisation locale. Revue des Sciences sociales, 56, 126‑133.
  • Fugier, P. (2008). Les discours sociologiques et les terrains des sociologues. Quelques préalables à la production de sociologies non dogmatiques. ¿ Interrogations ?, 7.
  • Hache, E. (2018). Effondrement, adaptation ou prospérité à l’heure du changement climatique. Revue internationale et stratégique, 109(1), 191. https://doi.org/10.3917/ris.109.0191
  • Haraway, D., & Neyrat, F. (2016). Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène : Faire des parents. Multitudes, 65(4), 75. https://doi.org/10.3917/mult.065.0075
  • Jenkins, H. (2003). Game Design as Narrative Architecture.
  • Johnson, A. (1997). The Forest and the Trees : Sociology as Life, Practice, and Promise. https://www.amazon.fr/Forest-Trees-Sociology-Practice-2014-10-12/dp/B01K3I56E8/ref=sr_1_6?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&keywords=allan+g+johnson&qid=1558196961&s=gateway&sr=8-6
  • Matuszak, C. (2007). L’environnement discursif des forums politiques : Le cas des forums d’organisations politiques marginales. https://journals.openedition.org/edc/510
  • Norman, D. (2013). The Design of Everyday Things : Revised and Expanded Edition (Revised edition). Basic Books.
  • Pearce, C., Ludtke, J., Young, C. S., deGraf, B., & Goldberg, A. (1997). Narrative environments (panel) : Virtual reality as a storytelling medium. Proceedings of the 24th Annual Conference on Computer Graphics and Interactive Techniques  – SIGGRAPH ’97, 440‑441. https://doi.org/10.1145/258734.258901
  • Revol, C. (2014). La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux , Ébauche d’une pratique rythmanalytique aux visées esthétiques et éthiques. Rhuthmos, 9.
  • Sellers, M. (2017). Advanced Game Design : A Systems Approach: A Systems Approach (1 edition). Addison-Wesley Professional.

Le socio-constructivisme vidéoludique comme paradigme scientifique

Dans le cadre de mon travail de recherche sur les jeux vidéo, je travaille dans ce qui me semble être une forme de socio-constructivisme appliqué aux jeux vidéo dans le sens où les apports théoriques que j’ai proposés jusqu’à maintenant, notamment le continuum persuasif-expressif et la narration à n-corps, s’inscrivent aussi dans ce courant théorique. La narration a n-corps est à ce sujet une théorie jusqu’au-boutiste puisqu’elle postule qu’un récit vidéoludique n’est jamais antérieur à l’expérience de jeu en présence d’une audience. Par ailleurs, mon statut, entre recherches académiques, privées productions médiatiques font que je m’encastre dans une certaine épistémologie – « l’étude de la constitution des connaissances valables », (Piaget, 1967 : 6) – qui me semble plus libre que celui de mes pairs, il semblait logique que je m’inscrive dans une pratique de recherche constructiviste puisqu’en :

« ne limitant pas les connaissances valables aux connaissances dites validées selon la méthode scientifique conventionnelle, cette vision de l’épistémologie enrichit et ouvre la conception de la connaissance scientifique pour inclure des connaissances dont la valeur est justifiée autrement qu’en référence à la méthode scientifique conventionnelle. » (Avenier 2011:375)

 En tout état, il convient de préciser ce que j’entends lorsque j’énonce m’inscrire en tant que socio-constructiviste que cela soit au niveau épistémologique ou au niveau de mes objets d’étude. Cela amène alors la question suivante : comment penser les jeux vidéo depuis une perspective constructiviste ?

Attention ! Ce texte est une ébauche pour la rédaction de ma thèse. Certains éléments seront donc réécrits ou réutilisés à des fins doctorales. Il n’est donc pas libre de droit (mais si vous voulez le citer, c’est possible !)

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le design systémique au prisme des sciences humaines

Depuis mon arrivée à Ubisoft en 2018, mon travail a été de conceptualiser les tendances, les phénomènes, les médias et bien sûr les jeux vidéos à travers la perspective des sciences sociales. Les gens ont tendance à définir le jeu comme une forme d’exploration. Janet Murray, l’une des premières chercheuses en jeux vidéos (si ce n’est la première anglosaxonne à s’y intéresser par un autre angle que celui de la psychologie sociale), parle même de narration environnementale : les jeux racontent des histoires à travers leur monde. Néanmoins, en tant que chercheur en sciences humaines, je dirais que si nous explorons dans les jeux, nous explorons surtout des espaces sociaux. J’admets que j’ai tendance à considérer tout comme quelque chose de  » 100% social  » (pour ma défense, c’est en quelque sorte mon travail). D’où le nom de l’une des études que j’ai réalisées :  » social by design  » (SbD), qui fut possible grâce à l’ensemble de mon travail doctoral. J’alerte sur ce sujet pour mes pairs doctorant·e·s : le travail de thèse crée un nombre d’externalités non négligeables et c’est vraiment ce qu’il s’est passé pour moi dans ce cas.

Cette étude visait à théoriser les expériences que nous vivons en jouant à des jeux vidéo dans une optique de sciences sociales et non de conception de jeux. Rien d’extraordinaire côté académique mais plutôt intéressant pour une entreprise car cela m’a permis de faire rentrer certains noms. Par exemple, en ce moment, je fais énormément de forcing pour vulgariser les travaux d’Alenda Chang. En tout état, si mon étude existe, c’est parce que je mobilise fortement mes travaux de thèse que je vulgarise en quelques sortes puis transpose au sein d’Ubisoft.

Et de temps en temps, ici ou dans d’autres travaux, j’écris :  » tout est social  » ou  » tous les jeux vidéo sont sociaux « , c’est plutôt une Hot Take car tout le monde n’est pas d’accord avec ça.  Néanmoins, ce que je trouve intéressant, c’est que cela propose des débats avec une perspective sociale en tête. Par exemple, pourquoi des jeux comme Dark Souls seraient-ils sociaux ? Peut-être que du point de vue de la conception de jeux, DS est plutôt une expérience en solo et je ne le conteste pas. Mais d’un point de vue sociologique, il semble impossible de faire l’impasse sur cette lecture.

Ainsi, l’étude que j’ai réalisée propose plutôt à ses lecteurs de mettre mes chaussures de chercheur ascendant sociologue lors de l’analyse et de la création de jeux vidéo : quelle serait une version sciences sociales du design systémique ? Ou encore, quelle serait une version sociale des objectifs de conception des jeux ? Du coup, c’est aussi ce que je propose de faire ici car je crois avoir un lectorat aussi composé de game designers, de développeur·euse·s et de toutes sortes de métiers qui ne sont pas forcément familiarisé·e·s avec les outils des sciences humaines. C’est donc le bon moment pour moi de parler de cela pour le jour où les personnes qui me liront seront amené·e·s à travailler avec des « chercheurs en sciences humaines / biaisé·e·s / trop perché·e·s / trop de gauche / etc. ».

Cet article vise donc plutôt à partager les points de vue d’un chercheur/sociologue lorsqu’il observe des jeux vidéo. Cela me permet donc de vulgariser : une partie des façons dont je considère les jeux vidéo et une partie de mon travail de chercheur au sein d’une entreprise privée. Chose qui, dite en passant, manque terriblement dans les formations doctorales.

La conception systémique à travers un prisme social

Lorsque les concepteurs de jeux parlent de conception systémique (systemic design), ils font référence à l’idée que chaque élément d’un jeu doit être d’une manière ou d’une autre relié aux autres (et je simplifie l’idée de base ici). De plus, tout devrait faire partie d’une mécanique de jeu différente. Dans le jeu Death Stranding, dans lequel les joueurs incarnent un livreur dans une version effondrée de l’Amérique du Nord, les colis ont différentes fonctions : ils doivent être livrés, mais servent aussi d’armes. C’est systémique.

Les systèmes sont également importants dans les sciences sociales car ils consistent en des interrelations entre leurs éléments (qui peuvent être des êtres humains ou non, si on adopte comme moi une conception latourienne). Selon la définition d’Alan G. Johnson, un système social se compose d’une écologie (les environnements et les êtres vivants), d’une structure (les interrelations entre ces éléments) et d’une culture (qui fait référence à l’histoire, aux documents produits par la population, etc.) Ainsi, si nous devions considérer les jeux vidéo comme de petits systèmes sociaux simplistes, ces trois caractéristiques pourraient nous aider à les définir. Death Stranding, qui est un jeu merveilleux, peut être défini à travers ces caractéristiques :

  • Il a une écologie : dans le jeu, l’humanité s’est effondrée, et peu de survivants se sont rassemblés dans des villes abritées qui ne sont pas reliées entre elles. L’environnement est devenu sauvage, même s’il n’y a presque plus d’animaux à part les humains.
  • Il a une structure : le gouvernement n’est plus et une énorme entreprise, Bridges, l’a en quelque sorte remplacé. En tant que livreur, nous sommes récompensés pour nos livraisons. La structure comprend également la manière dont les joueurs peuvent interagir dans le jeu avec des personnages non jouables et avec d’autres joueurs. La structure de DS empêche les joueur·euse·s d’être toxiques ou méchants envers les PNJ et les autres joueurs (notamment grâce à son « social strand system« , que je ne peux pas approfondir ici).
  • Il a une culture : toute la narration du jeu a construit une forte tradition qui encourage les joueur·euse·s à se connecter et à faire le bien, mais de plus, DS fait référence à l’histoire des jeux en monde ouvert (et la contredit) puisqu’il a adopté la marche et les comportements non violents comme ses deux mécaniques de base, même s’il existe des armes.

Ce bref exemple offre, selon moi, une illustration d’une façon d’intégrer la conception systémique dans les sciences sociales. Dans ma perspective de chercheur/sociologue, la conception systémique fait référence à ces trois éléments et à la manière dont ils interagissent les uns avec les autres. Et c’est ce cadre que j’utilise lorsque j’analyse les systèmes sociaux en jeu.

D’ailleurs, avec mes travaux de thèse, cela m’a donné l’occasion de proposer une différenciation entre les systèmes sociaux. Par exemple, je considère Minecraft comme un système social libre parce que sa structure consiste à créer d’autres structures. Son écologie est centrée sur les constructeurs et sa culture est plutôt libre : nous pouvons nous comporter comme un explorateur ou un agriculteur ou autre. World Of Warcraft, au contraire, est un système social organisé. Street Fighter est un système social conflictuel alors que Two Brothers ou Keep Talking and nobody explode sont tous deux des systèmes sociaux associatifs.

Bien que les jeux puissent contenir différents systèmes sociaux, cette heuristique m’aide à comprendre pourquoi les joueurs interagissent entre eux alors qu’il n’y a presque pas de fonctionnalité sociale comme dans le jeu Journey et pourquoi ils n’interagissent pas autant que nous le souhaiterions, même s’il y a des tonnes de caractéristiques sociales. Cette heuristique m’a également conduit à une version différente des objectifs de la conception de jeux.

Formaliser les objectifs de la conception des jeux à travers un prisme social

La première question qui a lancé l’étude « social by design » était essentiellement la suivante : comment les jeux vidéo peuvent-ils améliorer la vie sociale des joueur·euses ? Et si cette question semble simple, il était impossible d’y répondre de manière simple ou non biaisée.

La première explication est que l’inclusion de fonctionnalités sociales (comme le ping ou le voice chat) ne suggère pas aux joueurs d’interagir les uns avec les autres. Je dirais que c’est l’ensemble du jeu qui suggère, plus ou moins spécifiquement, un comportement ou des façons de jouer à un jeu. En effet, si les fonctionnalités sociales se réfèrent principalement à la structure d’un système. Je m’interrogerais alors sur l’écologie et la culture. Une fois de plus, dans Death Stranding, nous avons une structure sociale qui est le social strand system©Kojima. Mais ce n’est pas tout, toute la narration du jeu (sa culture) suggère aux joueur·euse·s de se connecter les un·e·s aux autres à la fois dans le jeu et, dans une moindre mesure, en dehors du jeu. Son écologie suggère également cette même idée puisque les PNJ expriment leur besoin de se connecter alors que les joueurs qui ont aimé le jeu semblaient rechercher une expérience qui les amènerait à s’interroger sur les socialités, les sociétés et enfin la vie et l’univers.

Néanmoins, on peut certainement considérer que tous les jeux ne cherchent pas le même impact social que Death Stranding. Par exemple, des jeux comme Overwatch tentent de suggérer la coopération et l’esprit d’équipe, à travers une fois de plus, tout son système. Du point de vue du sociologue, je dirais donc qu’il existe au moins trois catégories d’objectifs :

  • Les objectifs économiques qui font référence à tout ce qui peut être comptabilisé : le capital économique (gagner de l’argent, la célébrité, les followers, etc.).
  • Les objectifs sociaux qui font référence au capital social, qui est le nombre et la force des relations qu’un joueur peut développer à travers un jeu : être dans une guilde, jouer avec des amis dans heave Ho ou avec des étrangers comme dans VR Chat (pourquoi pas les deux ?).
  • Les objectifs culturels qui font référence au capital culturel (et j’inclue dedans le capital sémantique), c’est-à-dire tout ce qui renforce la capacité d’une personne à donner du sens et à donner un sens à quelque chose : opinions, discours, connaissances, expériences partagées, etc.

Certes, on pourrait convenir que je ne suis pas très innovant puisque je fais référence à Pierre Bourdieu ( et d’autres comme Robert Putnam), dans l’énonciation de ces objectifs. Mais une fois de plus, cela m’aide à qualifier le mélange d’objectifs d’un jeu. Si Death Stranding est résolument orienté vers des objectifs culturels, il crée également des liens faibles entre les acteurs. Les jeux comme Fortnite sont beaucoup plus axés sur des objectifs sociaux et économiques.

Si le capital social peut être stimulé instantanément, le capital culturel peut changer es joueurs et joueuses sur le long terme. Non pas que les jeux aient directement un impact, mais plutôt que ceux-ci exposent leurs audiences à de nouveaux messages qui peuvent être ou non intégrés par ces dernières, puis réinterprétés, etc. C’est alors à nous de choisir de nous concentrer sur un capital ou sur un autre à travers nos productions (ou tous ?).

Chaque fois que je joue à un nouveau jeu, ce sont les lentilles que j’utilise pour l’analyser : quel est son système social qui me suggère de me comporter ainsi et quels sont ses objectifs ? C’est la question que je me pose toujours lorsque je fais de l’exploration sociale dans un jeu. ■

esteban grine, 2020.

Pour une étude écocritique des jeux vidéo : les travaux d’Alenda Chang

Lorsque l’on présente les jeux vidéo comme discours, il est récurrent de s’attarder par exemple sur les interactions que les joueurs et les joueuses vont avoir avec des personnages non-joueurs. Or, il est bien entendu que tout détail laissé dans la version finale du jeu est porteur d’un élément de langage ou, comme j’aime à l’appeler, de matière discursive, que je définis ici brièvement comme ressource d’information à partir de laquelle des discours, coconstruits avec l’audience, peuvent émerger. Dans cet article, il sera intéressant d’explorer une matière discursive particulière : les décors et les environnements que nous explorons en jouant. Pour ce faire, le travail d’Alenda Chang semble primordial puisque depuis maintenant dix ans, elle travaille sur les façons dont les gameplay, level design et game design structurent nos rapports aux environnements vidéoludiques tout en faisant porter des discours à ces formes des relations. Son ouvrage sorti en 2019, intitulé Playing nature, est aussi une occasion pour une audience francophone de se plonger dans les travaux le précédant.

Ainsi donc, dans cet article, il sera donc question des environnements vidéoludiques et des outils qu’Alenda Chang a développé pour décoder les discours sociologiques contenus dans les jeux vidéo et à propos des environnements. En somme, il s’agit d’une courte monographie qui permet de penser ces environnements comme des matières discursives porteuses de certaines appréhensions légitimées par le game design à propos de l’écologie vidéoludiques, et par extension, de l’écologie en général.

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State of The Heart 2019

Nous sommes le 27 décembre à l’heure à laquelle j’écris ces lignes, il est 22h31 et dans un état de fatigue habituel, je décide de faire une liste de 10 jeux sortis en 2019 qui m’ont marqué cette année. C’est l’occasion pour moi de revenir sur une année fortement mouvementée autant professionnellement que personnellement. Aussi, plutôt que de partir sur une liste typique catégorisant les atouts et faiblesses des œuvres que je vais présenter, j’opte plutôt pour orienter la liste de cette année autour du thème suivant : « les relations sociales dans les jeux vidéo ». Cela tombe bien, c’est peu ou prou en lien avec mon sujet de thèse qui porte sur les représentations des sociétés en jeu.

Autrement dit, la sélection de cette année répond à une seule problématique : Quels jeux sortis en 2019 sont susceptibles de nourrir un regard critique et une compréhension des relations sociales ? L’objectif de cet article est donc de présenter un corpus personnels de jeux vidéo, non seulement intéressants, mais aussi en lien avec la problématique posée de sorte à objectifier ce qui pourrait être qualifier d’un « top ». Aussi, il s’agit uniquement de jeux auxquels j’ai joués cette année.

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Entre médiation des savoirs et militantismes vidéoludiques

Résumé. — Après avoir modélisé l’évolution de la vidéo sur le jeu vidéo sur internet, nous considérons la période actuelle comme une période de « science populaire » dans laquelle les vidéastes médiateurs de savoirs interagissent entre eux, se citent et citent ponctuellement des acteurs des sciences académiques et techniques. A travers le traitement de deux enquêtes, l’une comprenant 11 interviews, l’autre reprenant 17 réponses à un questionnaire, nous constatons que les créateurs se consacrant à l’objet culturel « jeu vidéo » sur YouTube ont un rapport parfois conflictuel avec la légitimité qu’ils s’attribuent ou non. Nous proposons de les catégoriser à travers trois profils théoriques qui partent de leur relation avec la légitimité et qui sont corrélés à des objectifs, des situations de productions et des intentions différentes.

Mots clés. — jeu vidéo, vulgarisation, youtubers, science populaire, vidéaste

Between mediation and militancy about videogaming: a case study about French-speaking youtubers.

Abstract. — After modeling the evolution of informative videos about the video game on the Internet, we consider the current period as a period of « popular science » in which the videomakers mediating knowledge interact with and quote each other, quote academic and technical sciences from time to time. Through the treatment of two surveys, one consisting of 11 interviews and one containing 17 responses to a survey, we found that these creators who devote themselves to the cultural object « video game » on YouTube have a conflicting relationship with the legitimacy that they attribute themselves or not. We propose to categorize them through three theoretical profiles which are based on their relation to legitimacy and which are correlated with objectives, production situations and different intentions toward their audience and their creations.

Keywords. — video games, vulgarization, youtubers, gaming, popular science,

Pour citer cet article, merci d’utiliser la citation de ma communication de colloque :

Giner, E., (2017). Entre médiation des savoirs et militantisme vidéoludique : le cas des vulgarisateur.ice.s francophones sur le jeu vidéo. Communication donnée lors du colloque « YouTubers, YouTubeuses », Université de Tours : Tours.

(une version pdf sera déposée sur HAL prochainnement)

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Caractériser le play design des walking simulators

Death Stranding est un jeu que la presse spécialisée s’amuse à catégoriser comme clivant. IGN ne s’embarrasse pas de superlatif en le qualifiant de jeu le plus clivant de l’année : « Death Stranding has been, quite simply, the year’s most divisive game around the IGN office. Some of us love its gameplay, others find it frustrating, and aspects some of us enjoy others find annoying » (IGN, 2019). La presse généraliste n’est pas en reste puisqu’à l’instar de l’article de Daniel Dawkins pour The Gardian qui écrit : « Hugely ambitious and hugely divisive, it tasks players with delivering packages across a barren America where the living and dead coexist » (Dawkins, 2019).

L’une des explications que je vois à cette façon de catégoriser le jeu repose sur le fait que Death Stranding s’inscrit déjà dans le registre du walking simulator, déjà sujet à controverses, pour en plus prendre la définition de ce genre fondamentalement au premier degré : il est fondamentalement question de marcher dans Death Stranding, là où les walking simulators que l’on se représente ne nécessitent que peu d’efforts. Comme l’énonce Maxime Deslongchamps-Gagnon : « le joueur n’a qu’à appuyer sur la touche « W » de son clavier pour avancer dans un espace en 3D, ce qui n’a rien à voir avec le réalisme actionnel et la complexité systémique de jeux comme les simulateurs de vol » (2019 : 138).

Si Deslongchamps-Gagnon a fait du walking simulator l’une de ses spécialités de recherches – il tient notamment un podcast consacré au sujet (et que je n’ai pas pris le temps d’écouter malheureusement) –, je m’intéresse pour ma part particulièrement au fait de marcher dans les jeux vidéo, autant dans une perspective esthétique que de recherche, toutes deux basées sur mes pratiques vidéoludiques. Sur Twitter, je me suis de nouveau exprimé sur ce sujet étant donné ma récente expérience de Death Stranding. Le message volontairement provocateur fut le suivant :

J’aime bien le fait quand même que #DeathStranding est le premier walking-sim qui fait de marcher une vraie mécaniques de jeu…. Contrairement à tous les walking-sim finalement… qu’on devrait peut-être appeler…. Des witnessing-sims ? (L’Esteban Grine de Twitter, 2019)

A la suite de sa publication, je me suis remis forcément à penser et c’est ce que je souhaite formaliser ici. L’objectif ici est de répondre à la question suivante : comment appréhender l’expérience de la marche dans les jeux vidéo ? Finalement, il n’est donc pas question de définir ce que sont les walking simulators. Je compte surtout proposer des clefs permettant de caractériser et qualifier la pluralité des expériences permises par les simulateurs de marche.

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L’esprit critique des joueurs et des joueuses, une simple question de profils ?

Bonjour à toutes et tous, tout d’abord, je tiens à remercier les organisateurs de ces journées de m’avoir convié afin de pouvoir vous présenter, je l’espère, des propos qui alimenteront vos réflexions. Mon intervention s’intitule « l’esprit critique des joueurs et des joueuses : une simple question de profils ? ». Outre le fait qu’en réalité, une question n’est jamais simple, j’ai eu beaucoup de mal à trouver une amorce qui pourrait lancer ce sujet. Puis, je suis tombé hier sur un article de TechRadar recensant les propos d’Hideo Kojima à propos des retours mitigés que son dernier jeu reçoit actuellement.

Cet article est la retranscription de mon intervention donnée au séminaire 2019 de Games For Change.
Pour citer cet article :
Giner, E. (2019). L’esprit critique des joueurs et des joueuses : une simple question de profils ?. Communication donnée lors du séminaire « Esprit critique / Esprit ludique », organisé par l’association Games For Change. Paris : les 18 et 19 novembre 2019.

Pour situer, Death Stranding est un jeu se déroulant dans un univers postapocalyptique et nous incarnons Sam Porter Bridges, un livreur de colis. D’ailleurs, nous passons le plus clair de notre à temps précisément à livrer des colis pendant la cinquantaine d’heures que dure l’aventure principale. Alors, je ne l’ai pas encore fini donc je n’irai pas m’aventurer à spolier l’histoire. Ce qui m’intéresse vraiment ici, ce sont les propos de Kojima. Expliquant les mauvaises notes que le jeu reçoit en provenance des Etats-Unis, Kojima énonce : « it’s a difficult game to understand ». Plus loin dans l’entretien, il explique la réception du jeu est fonction d’une sensibilité artistique qui ne serait pas la même en fonction des nationalités :

« I always try to create new things and disputes and discussions are fine, but it must be said that the Italians or the French have a different artistic sensibility that allows them to appreciate this kind of very original products, they are not in video games but also in the cinema. » (Kojima, 2019)

Il me semble que cette dernière citation illustre bien la problématique de mon intervention. Ici Kojima fait une distinction géographique entre les profils de joueurs. Par ailleurs, nous sommes habitués, soit par réflexe, soit par simplicité, à toujours procéder à des catégorisations de joueurs. Celles-ci peuvent reposer sur des dichotomies typiques, par exemple on distingue les casual des hardcore gamers (Ip, Jacobs, 2005), Les whales des non-consommateurs, etc. Ces typologies peuvent aussi reposer sur des matrices multifactoriels, surtout lorsque l’on s’intéresse particulièrement à des jeux de niches comme par exemple les queer games, des jeux vidéo principalement destinés à des personnes queers.    

De fait l’objectif de cette communication n’est pas de savoir si Hideo Kojima a raison ou pas mais plus d’interroger les productions académiques afin de discuter la notion d’esprit critique : avons-nous des outils afin d’analyser si oui ou non les jeux vidéo peuvent être des outils de développement de l’esprit critique et si oui ou non il y aurait des profils de joueurs et de joueuses ayant une appétence particulière pour cela ?

Lorsque l’on commence à décortiquer la notion d’esprit critique, on s’aperçoit que pour le jeu vidéo, il s’agit surtout d’un mouvement circulaire entre l’esprit critique à l’égard d’un jeu, d’un genre ou d’une production et l’esprit critique à l’égard d’un phénomène social qu’aborderait un joueur ou une joueuse en jouant à une production vidéoludique. Pour la première, nous avons déjà un terme : il s’agit de la littératie vidéoludique, notion définissant la compétence d’un joueur à se saisir d’un message contenu dans un jeu pour étendre sa propre compréhension du monde.

Les fondamentaux de l’exprit critique : entre catharsis et apprentissage social

Pour répondre à ces questions, il semble important de situer que depuis une perspective académique, nous pouvons raccrocher la question de l’esprit critique aux problématiques plus larges liés aux jeux vidéo comme support d’apprentissages, de discours et de représentations. Par exemple, José Zagal, qui travaille sur la littératie vidéoludique résument les positions des chercheurs et chercheuses à deux grandes écoles de pensées. D’un côté, il y aurait les tenants de l’apprentissage social. Dans ce cas, cette théorie suggère que les comportements que nous avons en tant que joueurs alimentent les comportements que nous avons dans d’autres pans de nos vies, et ce, via des mécaniques de renforcements notamment. Je suis violent dans un jeu, alors je deviens plus violent IRL et inversement, j’éprouve de l’empathie ingame et je serai plus empathique dans ma vie de tous les jours. De l’autre côté, il y aurait les tenants de la catharsis qui comme son nom l’indique suppose que les jeux vidéo semblent être des espaces-temps déconnectés de toutes réalités proches.

Dès lors, si l’on pense les jeux vidéo comme des supports nourrissant et accompagnant l’esprit critiques des joueurs et joueuses, cela suppose implicitement que l’on va se positionner sur une sorte de continuum entre ces deux catégories, relativement poreuses, et ce, en fonction des objets que l’on étudie. Il est toujours intéressant d’ailleurs de prendre ces positions pour étudier la façons dont certains groupes de joueurs se positionnent idéologiquement comme lorsque par exemple, certains vont considérer qu’un jeu de conflit militaire présente parfois un agenda politique particulier sur l’histoire comme c’est le cas de Battlefield 1 qui présente des erreurs factuelles majeures selon certains notamment vis-à-vis de la représentation des femmes. Alors qu’un autre jeu dans la même veine ne fait que proposer un espace vidéoludique sous couvert de pratiquer le négationnisme. 

En tout état et tout autant que dans les discussions entre amateurs et amatrices, ces deux grandes positions au semblants idéologiques dans le champs des game studies se retrouvent dans les productions académiques. Et particulièrement dans ce que je regroupe sous le terme d’études d’impact. Il s’agit là d’un corpus d’articles principalement issus de la psychologie et de la psychologie sociale anglo-saxonne qui vient régulièrement ponctuer l’actualité médiatique autour des effets que les jeux vidéo peuvent avoir sur leurs audiences.

Plonger dans les études d’impact est absolument passionnant car cela nourrit tout une histoire de la recherche sur les jeux vidéo depuis les années 1980. A première vue, il semble que ces travaux puissent nous donner de meilleurs clefs de lectures que simplement la conception très binaires proposé par José Zagal. Cependant, la quantité de productions scientifiques portent d’avantage sur des questions connexes à l’esprit critique. Par exemple, on peut noter tout un corpus consacré à l’emploi du jeu vidéo dans le cadre de pratiques pédagogiques. Même si ces études restent importantes car elles structurent le champs, leurs résultats sont souvent nuancés comme celle de l’équipe de Jereon Bourgonjon qui en 2010 tentait de mesurer la pertinence de l’usage de jeux vidéo l’école et qui conclut :

The results showed that students cannot be regarded as one homogeneous group of video game consumers, as there were large differences between groups of students in their video game consumption patterns. (2010)

Cet conception des pratiques vidéoludiques comme socialement située fait qu’il est difficile d’avoir un positionnement clair sur ces questions sans prises en compte d’un contexte particulier de jeu, mais pour cela, c’est Vincianne Zaban qui sera plus à même de parler de cela. Finalement, l’étude de ce type de corpus n’apporte que peu d’indices hormis de grandes conclusions relativement faibles sur les impacts au sens très large. Par ailleurs, il s’agit au passage d’un corpus miné par des controverses entre chercheurs, controverses que j’ai pu déjà abordées hier soir et dans d’autres textes. De fait, à l’issue de ce premier travail, hormis les enjeux liés entre les tenants de la catharsis ou de l’apprentissage social, il semble difficile d’en apprendre plus sur l’esprit critique des joueurs et son développement via l’usage de jeux vidéo.

Donc à la première question qui était : avons-nous des outils pour analyser si oui ou non les jeux vidéo peuvent être des supports de développement de l’esprit critique, la question semble beaucoup trop ambitieuse pour ne pas procéder plutôt au cas par cas. Pourtant, les données statistiques se heurtent régulièrement aux récits des joueurs et joueuses qui font preuves de réflexivité, de détachement et de pertinence. La question que l’on va donc maintenant explorer est donc : l’esprit critique est-il fonction de certains profils de joueurs et joueuses ? Pour cela, il se trouve qie tout un pan de la recherche académique s’est concentré sur la formalisation de typologies variées de joueurs et de joueuses.

Les profils de joueurs, méthodes pour inférer l’appétence des joueurs et joueuses au développement de leur esprit critique ?

Donc finalement, encore heureux qu’en parallèle de ces études d’impacts qui offrent en tant que corpus des conclusions en demi-teintes, il existe aussi de nombreux travaux en sociologie et en anthropologie qui vise à constater d’un côté les façons dont les jeux vidéo renforcent ou discutent certaines perceptions du monde et de l’autre la façon dont on peut faire des hypothèses sur la transmission d’un message en fonction de caractéristiques particulières des joueurs et joueuses. Pourtant finalement, la grande interrogation porte sur le fait de savoir si un joueur ou une joueuse va être capable de décoder le message d’un jeu. De même, lorsque l’on crée un jeu vidéo, on se représentant généralement la personne qui va y jouer. Sébastien Genvo a proposé le concept de « joueur-modèle » pour représenter la personne qui est considérée comme la destinataire principale du jeu. Pour Genvo, le joueur-modèle ou la joueuse-modèle fait donc référence à un ensemble de compétences qui sont mobilisées dans un contexte social particulier de jeu. Alors bien sûr, on pourrait tout de suite énoncer qu’à partir du moment où l’on souhaite créer un jeu qui va interroger les représentations et qui va solliciter l’esprit critique des joueurs et des joueuses, alors, automatiquement, les joueurs et les joueuses vont développer leur esprit critique. Et parce qu’ils et elles sont critiques, ils seront plus exigeants pour les jeux suivants. On se retrouve alors avec une sorte de cycle de renforcements mutuels.

De fait, la promesse semble alléchante : s’il on arrive à catégoriser les joueurs et joueuses de la sorte, il devient possible de déterminer les joueurs-modèles et donc les personnes les plus à même de développer leur esprit critique en jouant. A ce titre, les chercheurs Janne Tuunnanen et Juho Hamari ont catégorisé quatre façon de créer une typologie de joueurs et de joueuses (2012). On retrouve des segmentations en fonction des aspects géographiques, démographiques, psychographiques et comportementalistes.

Et c’est intéressant de constater que les typologies typiques de joueurs et de joueuses se retrouvent dans cette segmentation. Par exemple, la typologie de Bartle opte pour une segmentation comportementaliste des joueurs et joueuses (1996). Dans la typologie qu’il propose, il identifie les achievers, les explorers, les socialisers et les killers.

Je n’ai pas le temps ici de développer étant donné le nombre de typologies existantes dans la sphère académique à propos des joueurs et des joueuses. Tuunnanen et Hamari en retiennent douze pour une méta-analyse qu’ils ont faite à ce sujet. Ce que je retiens cependant, c’est qu’elles ne proposent pas vraiment d’interroger la notion d’esprit critique. Cet esprit critique est implicitement associé à des comportements ingame et encore, ce n’est pas si sûr. A ce moment de la communication, on pourrait supposer celle-ci finalement comme déceptive. Les études en psychosociologie sont prises dans des controverses et les typologies de joueurs et joueuses ne permettent que de faire des suppositions. Or, on sait, grâce aux données ethnographiques que des chercheurs et des chercheuses produisent que des jeux vidéo peuvent être le support d’interrogations nouvelles pour leurs audiences.

De fait, là encore, la seconde question semble insoluble. Celle-ci « y aurait des profils de joueurs et de joueuses ayant une appétence particulière pour cela ? » semble induire une caractéristique presqu’innée chez les joueurs et les joueuses et c’est finalement problématique car cela invite à déconsidérer certain joueur par rapport à d’autres soit parce qu’ils et elles n’auraient pas les compétences, soit parce qu’ils et elles n’auraient pas atteint un certain niveau de compréhension d’un sujet. Dans tous les cas, il y aurait systématiquement une raison ou une autre pour qu’un joueur ou une joueuse ne fasse pas suffisamment preuve d’un esprit critique. Finalement, c’est peut-être cet esprit critique, en tant que caractéristique d’un profil de joueur qui me semble problématique. 

Ce que je suggère ici, c’est qu’il s’agit, il me semble, d’une porte d’entrée intéressante pour interroger l’esprit critique, non pas comme une caractéristique intrinsèque des joueurs et des joueuses mais plutôt comme un moment de jeu qui apparaitrait du fait d’une communication entre le game design et une audience dans un contexte précis. De fait, la question n’est plus de s’adresser aux joueurs et joueuses avec des profils particuliers, les vrais gameurs par exemple, mais plutôt : comment faire pour structurer l’expérience de jeu de sorte accompagner le développement l’esprit critique des joueurs et des joueuses ?  

La perspective que je défends est donc double. Premièrement, il me semble important de considérer l’esprit critique ou la littératie vidéoludique non pas comme des caractéristiques propres, au contraire. Il me semble important de considérer cela comme des moments issus d’une rencontre entre des expériences et des joueurs et des joueuses qui viennent avec leur vécu, leurs itinéraires de joueurs et tout ce qui les définisse dans leurs identités. Ainsi, suivant cela, il semble que l’esprit critique, en tant que moment, est d’avantage l’affaire d’une controverse finalement entre la machine et l’opérateur·ice. Secondement, partant du postulat que je viens d’énoncer, l’esprit critique ne précède pas l’apprentissage en jeu. Je considère et défend l’idée que tout·e joueur·euse est à même de développer son esprit critique, sa littératie vidéoludique, pourvu qu’il ou elle soit accompagné·e, soit par le game design soit par le contexte de jeu via par exemple des accompagnateur·ice·s qui complètent l’expérience de jeu.

Esteban Grine, 2019.

Modéliser les récits de jeu vidéo avec la narration à n-corps

Le 7 novembre dernier, j’ai présenté lors du colloque « Lusor In Fabula », organisé par l’université de Rouen, ma proposition théorique qui s’intitule : « la narration à n-corps ». C’est une théorie importante pour moi car cela fait maintenant un peu plus d’un an qu’elle mûrit. De même, si j’ai l’impression d’en avoir été le premier instigateur, c’est un travail que j’ai réalisé en réseau, notamment avec mes collègues Rémi Cayatte, Charles Meyer et Martin Ringot. C’est avec eux que j’ai particulièrement échangé durant la formalisation de cette théorie, encore balbutiante, mais je reviendrai là-dessus plus tard.

Pour citer ma communication lors du colloque :
Giner, E. (2019). Pour une théorie radicale et dynamique des récits vidéoludiques : la narration à n-corps. Communication donnée lors du colloque « Lusor In Fabula ». Université de Rouen : les 7 et 8 novembre.
Pour citer ce billet :
Grine, E. (2019). Modéliser les récits de jeu vidéo avec la narration à n-corps. [Carnet de recherches] Les chroniques vidéoludiques. URL :

Note aux lecteur·ice·s : il s’agit ici d’un article qui n’est pas le texte de ma communication. Le texte sera déposé plus tard sur la plateforme HAL probablement et peut-être soumis à une réécriture en vue d’une publication pour des actes ou pour une publication future.

L’objectif de ce billet est donc de proposer un nouveau texte sur cette théorie. Finalement, il aurait pu se nommer : « la narration à n-corps : enjeux et méthodes ». Aussi, il ne s’agit pas du texte de la communication que j’ai donnée lors du colloque. Celle-ci sera publiée plus tard aux Archives Ouvertes et je ne manquerai pas de venir y réinsérer un lien vers sa page de téléchargement.

Ainsi donc, ce billet va suivre l’organisation de ma communication : après avoir formalisé un contexte théorique, je présente la narration à n-corps pour enfin aboutir à ses applications.

Pour bien comprendre le point de départ de la narration à n-corps, il m’est important de rappeler d’où je pars. N’étant ni littéraire, ni narratologue de formation, je m’appuie principalement sur les articles qui se trouvent dans le champs des game studies. Par ailleurs, ce qui m’a fondamentalement toujours intéressé, ce n’est pas un débat de concept. Au contraire, mon objectif est plutôt de modéliser les formes et les trajectoires que peuvent prendre un ou des récits en jeu. Si au passage, cela me permet de faire fi de certaines conventions scientifiques, comme par exemple en me positionnant contre certaines théories qui ont légitimement structurer le champs, c’est un plus.

De fait, la narration à n-corps est partie d’une représentation atypique des récits que je vivais en jeu. Par exemple, plutôt que de tenter une analyse sémiotique poussée du jeu The Witness, je me représente dorénavant son récit comme la figure ci-dessous. Cela ressemble vaguement à un système solaire. De fait, tout le propos de cet article est d’expliquer pourquoi et comment je conceptualise les récits vidéoludiques de cette façon.

Cependant, il m’est d’abord nécessaire de situer le contexte de cela. L’un des premiers phénomènes que je note est que les game studies ont toujours fait un usage poussé des métaphores de sorte à expliciter ce que sont les jeux. Je tire cette conclusion des travaux d’Olivier Caïra (2014). Ce que j’ajoute à son propos est que finalement, on peut aisément agencer ces métaphores sur différents plans de l’existence : de la fiction quantique (Blanchet, 2010) aux « bacs à sable » en passant par la théorie atomique du gameplay (Alvarez, 2018), toutes les métaphores s’inscrivent de sorte à mobiliser des éléments inscrits dans une spatialité à plus ou moins grande échelle.

« Comme l’huile et le vinaigre » : penser les jeux vidéo

Du coup, si nous avons déjà exploré les métaphores de l’infiniment petit, autant aller à l’opposé en optant pour les objets les plus lourds que nous connaissons actuellement : les corps célestes. En particulier, je tire cette théorie d’une lecture de science-fiction : « le problème à 3 corps » de Liu Cixin (2016). Dans ce roman, une planète gravite autour de trois soleils, ce qui lui empêche alors d’avoir une trajectoire stable. Dans la narration à n-corps, cette planète est l’équivalent d’un récit qui se développe : il gravite autour d’astres et même s’il apparait qu’il y a bien un commandant à bord, la gravité exerce une attraction qui oblige ce récit à emprunter une trajectoire plutôt qu’une autre. C’est cette métaphore que je vais garder pendant toute la durée de ce billet.

Durant la première partie de ma communication, je suis revenu sur plusieurs propositions théoriques qui semble, à mon sens, faire consensus dans le champs des game studies. J’ai le sentiment que l’on structure nos conceptions des jeux vidéo en nous reposant systématiquement sur des dichotomies qui viennent soit positionner deux termes en oxymores, soit positionner deux termes dont l’un serait le contenant de l’autre. Bien entendu, j’entends que l’on reste permissif et qu’il ne s’agit pas ici de cloisonner de manière exclusive les termes. J’interprète généralement ces lectures comme des continuums entre par exemple récits encastrés, présents dans les jeux, des récits émergents (ceux qui apparaissent du fait de l’action du joueur ou de la joueuse. J’ai aussi le sentiment que ce type de conceptions, en plus de reposer sur la façon dont le faux débat « ludologie – narratologie » qui structura les chercheurs et les chercheuses en fonction de prises de positions marquées, fait référence à une certaine tradition McLuhanienne de la conception des médias dont les plus récents contiennent toujours ceux qui les précédent.

Dès lors, on pourrait pousser cette analyse en formalisant de facto un tableau à double entrée qui agencerait ces théories en fonction des dichotomies qu’elles proposent pour définir les jeux vidéo. D’un côté, il y aurait les théories reposant sur une dichotomie game/play et celles s’appuyant sur une distinction entre narrativité et ludicité. De fait, la naissance de la théorie des n-corps repose aussi sur une volonté personnelle de tenter de « penser autrement » : est-ce que cela est possible ? Comment formaliser cela ? J’avoue qu’il y a aussi une volonté de ma part de me challenger. En tout état, on peut avoir dans la figure ci-dessous un exemple de ce que je veux établir : une théorie ne reposant sur aucune dichotomie pour formaliser et modéliser les récits vidéoludiques.

Aussi, il est important de noter, car il m’a semblé que c’est quelque chose que j’aurai dû préciser durant le colloque : je suis assez flexible lorsqu’il s’agit de changer de cadre théorique de sorte à appréhender un objet d’une nouvelle façon. Je ne considère absolument pas la narration à n-corps comme une théorie plus vraie que les autres, que j’emploie toute autant dans mes travaux.

Modéliser les récits vidéoludiques avec la narration à n-corps

En tout état, lorsque je présentais cette théorie comme étant « radicale », c’était pour précisément signaler mon intention de remercier les auteur·ice·s me précédant de sorte à mieux leur fermer la porte, et ce, uniquement dans le cadre de cette théorie qui reste une construction n’ayant pas pour objectif de formaliser une réalité : il s’agit d’un modèle, qui je l’espère, permet de mieux appréhender cette réalité.

De fait, l’adjectif radical fait aussi principalement référence à la façon dont je définis le « récit ». Celui-ci est dans cette théorie le résultat d’un enchaînement de controverses entre la machine et l’opérateur et ce, dans un contexte socialement ancré de jeu. Positionner le récit de cette façon aboutit à deux effets importants.

Tout d’abord, je m’extraie de la définition du récit de Gérard Genette : « l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements » (Genette, 1972). De facto, le récit en tant que telle ne précède pas l’expérience de jeu dans la théorie des n-corps. Tout au plus, il existe des éléments de langage, des événements mais le récit, en tant que tel, repose alors sur une co-construction entre machine et opérateur·ice.  

Le deuxième effet de cette conception est que dans le cadre de la théorie de la narration à n-corps, je refuse systématiquement de distinguer le récit, de l’expérience et de la narration. Je précise cela car cela m’a été demandé à la suite de mon intervention. En effet, à partir du moment où je réintègre ce type de distinctions, cela contredit l’intention initiale de la proposition de s’extraire d’une conception typique de la narration, du récit, etc. Je comprends que cela puisse frustrer certaines personnes qui considéreraient alors que ce modèle n’a aucune valeur. Je ne peux que leur répondre que leur frustration ne me dérange pas, au contraire, tout en précisant qu’il ne s’agit pas de la seule conception des récits que je considère avec intérêt et que je n’ai aucun mal à m’appuyer sur des conceptions typiques. Ici, je recherche précisément une façon dont laquelle je peux m’extraire de tout cela. C’est pourquoi on peut aussi envisager la narration à n-corps comme simplement un exercice de style qui apporte des éléments intéressants de compréhension et de formalisation.

Le deuxième concept important de la narration à n-corps est celui des corps vidéoludiques que je définie comme des ensembles homogènes de situations-séquences rencontrées dans les jeux vidéo. De fait, je laisse libre les utilisateur·ice·s du modèle de formaliser et de sélectionner les critères d’homogénéité. Par exemple, je m’appuie personnellement sur des événements communicationnelles (voir le continuum persuasif-expressif, Giner, 2019) mais dans d’autres contextes, j’aurai pu m’appuyer sur les médias qui composent ce corps ou encore sur les ludèmes, etc. L’objectif est de rendre le modèle relativement plastique et applicable à des questions variées de recherches.

Par exemple, j’ai représenté le récit de Super Mario Bros (Nintendo, 1985). Pour ce jeu, j’ai identifié trois corps principaux. J’aurai pu en ajouter d’autres dans l’objectif d’être plus précis mais il s’agit surtout ici clarifier un propos. Dans ce jeu, il y a donc un corps correspondant aux niveaux, un corps correspondant aux « briefs de mission » qui sont les écrans noirs disposant des informations avant chaque niveau et les cinématiques/cliffhangers qui sont les cinématiques reposant sur un texte à l’issue de chaque monde (et nous indiquant généralement que la princesse Peach se trouve dans un autre château).

De fait, la trajectoire du récit prend la forme d’une rosace sur la figure ci-dessous (gauche). Sans revenir sur les implications de la chose, je fais l’hypothèse que plus un jeu va proposer des récits ayant des trajectoires géométriques et plus le récit sera stable. A l’inverse, plus la trajectoire semblera désorganisée et plus je considérerai le récit comme chaotique. J’ai poussé un peu le vice en réalisant six runs de SMB et même si je ne suis pas mort aux mêmes endroits, on remarque que le récit est relativement stable.

Là où le jeu Undertale propose finalement un récit plus chaotique. Après avoir séquencé les vingt premières minutes d’une run pacifist et d’une run genocide, je me suis à formaliser l’ensemble en reprenant la méthodologie que je propose. Cette fois, j’ai identifié huit corps principaux plus deux autres qui émergent du fait du comportement génocidaire du joueur ou de la joueuse (figure ci-dessous, à droite). De fait, voici dans la figure ci-dessous (à gauche) les représentations que je propose des récits d’Undertale du début jusqu’à l’apparition du titre après le combat contre Toriel.

Avant de présenter les applications du modèles en conclusion, voici dans les grande lignes les éléments essentiels de la théorie de la narration à n-corps :

  • Les jeux vidéo sont considérés comme des systèmes dans lesquels un ou des récits, qui nécessitent l’action et l’agentivité du joueur ou de la joueuse, gravitent autour de corps vidéoludiques.
  • Penser les jeux vidéo comme des systèmes ne présuppose pas les relations entre les éléments le composant. Ceux-ci sont fonction d’un réagencement suivant les actualisations progressives faites par le ou la joueuse.
  • L’objectif de la narration à n-corps est de représenter la spatialité et la temporalité d’un récit. Il est donc d’avantage question de représenter la trajectoire d’un récit plutôt que d’en connaitre sa teneur.
  • Les corps vidéoludiques sont définis par les observateur·ice·s et ce, en fonction de leur question de recherches.
  • Un même jeu peut être représenté par plusieurs systèmes de corps vidéoludiques déterminés finalement en fonction des questions de recherches.
  • La teneur métaphorique de la narration à n-corps ne se substitue pas à une méthodologie de recherche reposant notamment sur l’usage de séquenciers de sorte à proposer un travail falsifiable. 
  • Il est possible de présenter un système « ouvert » dans le sens ou celui-ci va intégrer des « corps médiatiques » qui ne sont pas présents dans le jeu vidéo étudié. Par exemple, on pourrait intégrer un corps « réseaux sociaux » pour formaliser la trajectoire d’un récit qui s’effectue à l’intérieur et à l’extérieur d’un jeu (et donc, on rapproche cette théorie de la transmédialité et de l’intermédialité).

Conclusion

Il me semble qu’avec ce billet, la modélisation du récit du jeu The Witness semble plus clair : il gravite autour du corps « exploration » de l’île et ponctuellement, on résout des énigmes.

A ce jour, l’application principale de cette théorie est de pouvoir objectifier des interprétations particulières d’un jeu, faisant le pont entre game et play. Durant ma communication, j’ai présenté aussi les prémisses d’une typologie de jeux vidéo à un corps, deux corps, trois corps, à n-corps, des récits stables, des récits chaotiques. C’est quelque chose que je n’ai pas encore formaliser plus en détails.

Par ailleurs, la narration à n-corps semble être un outil de modélisation de sorte à constater la persuasivité et l’expressivité des jeux vidéo, ce qui défait est totalement raccord avec mon travail de thèse. Aujourd’hui, la principale limite est que je n’arrive pas encore à respecter la temporalité de l’expérience à l’échelle de l’expérience effective. De fait, on a l’impression que les corps semblent équivalant à tout moment d’une expérience, or je vois les choses beaucoup plus en mouvement. En tout état, les séquenciers permettent tout de même de prendre en compte cela. Enfin, une représentation qui semble efficace et utilisable semble celle que j’ai mobilisée pour le cas d’Undertale. C’est aussi une représentation que je vais prolonger et améliorer. Une excellente proposition de Martin Ringot durant le colloque fut aussi de représenter l’attractivité des corps entre eux en plus des trajectoires des récits et cela un nouvel axe de travail. Cependant sur ce, je m’arrête là, car si mon modèle nécessite de nouvelles améliorations, mon train arrive en gare : l’heure tourne, en plus de mon modèle. Ce sera donc pour de prochains billets.

Esteban, Grine, 2019.

Antichambre, Escher & le continuum non-euclidien des jeux vidéo

Dans cet article de corpus, je vais principalement m’intéresser aux jeux vidéo proposant l’exploration d’espaces non euclidiens. Ce sont des jeux que je suis depuis très longtemps pour leurs extraordinaires topographies. A cheval entre représentations à la limite du surréalisme et de l’impression de réel. Bien entendu, ces jeux n’ont rien à envier à une grande majorité de jeux de rôle dont les maisons, tels des TARDIS en puissance, ont toujours « semblé plus grande à l’intérieur ». En tout état, la question qui va alimenter ce corpus sera la suivante : dans quelle mesure est-il possible de catégoriser ces jeux ?

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