Il faut abattre la sorcière : petite rétrospective des jeux Baroque Decay

Les jeux de Baroque Decay se comptent sur les doigts d’une main. Count Lucanor, sorti en 2016, raconte l’histoire de Hans, jeune garnement de dix ans beaucoup trop sûr de lui et parti à l’aventure suite à un désaccord avec sa mère. Même s’il reçoit quelques objets et vivres pour survivre quelques temps, il les abandonne très tôt. La nuit venue, il se réveille et les animaux qui auparavant ne lui voulaient aucun mal souhaitent désormais le manger. Arrivé au manoir du comte Lucanor, il apprend qu’il lui est possible de devenir le nouveau comte : s’il réussit les épreuves qui lui sont proposées, alors il succédera à Lucanor, depuis longtemps décédé. En se promenant dans le manoir, on comprend bien vite que celui-ci a été maudit et l’apothéose de cette malédiction survient lorsque l’on révèle que ses cachots emprisonnent encore une sorcière qui semble être l’origine de tous les problèmes.

Attention ! Cet article révèle des éléments clefs de l’intrigue des jeux de Baroque Decay. Certains segments des histoires ont été simplifiés.

Contrairement au monde enchanté de ce premier jeu, Yuppie Psycho (2019), sous-titré « first job horror simulator » nous met dans la peau de Brian Pasternack, un homme à l’apparence du jeune cadre dynamique arrivant, on ne sait trop comment, à son premier emploi dans la mégacorporation SintraCorp. Il nous est révélé par la suite qu’il a reçu une lettre rouge d’offre d’emploi lui permettant d’accéder au rang A des catégories sociales de ce monde au relent de (Le) Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. A la signature de son contrat, il découvre qu’elle va être sa mission dans l’entreprise : abattre la sorcière qui empoisonne le bâtiment, transformant les salariés en carcasses zombifères ou pire, en monstres tout droit sortis du film L’échelle de Jacob, de Adrian Lyne (1990).

Que cela soit Hans ou Brian, chacun vont se retrouver plus ou moins accompagnés par des personnages amis l’aidant dans leur quête. Bien que leurs intérêts soient clairement distincts – Hans veut richesses et merveilles tandis que Brian recherche plutôt une forme de simplicité – chacun finit par résoudre les problèmes de ces lieux corrompus, d’un côté un manoir féérique, de l’autre une entreprise.

On retrouve dans ces jeux les motifs principaux de l’actuelle ludographie de Baroque Decay et de son game designer : Francisco Calvelo. Un jeune homme relativement candide arrive dans un lieu subissant les affres d’une forme de corruption dont la cause est liée à une sorcière : Lucrezia dans le The Count Lucanor (TCL) et Domori dans Yuppie Psycho (YP). Il reçoit de manière plus ou moins directe l’ordre de l’abattre, ce qui le conduit à une forme confrontation. Les systèmes de sauvegarde sont liés à une forme de salvation ou de corruption. Dans TCL, en jettant une pièce dans une des fontaines, on « sauve notre âme » tandis que dans YP, en photocopiant notre visage, un finit par « partitionner » notre âme et donc à la corrompre. Dans ce dernier cas, la signification est alors similaire des fioles de sang dans Bloodborne (From Software, 2015) : leur utilisation fait que nous nous protégeons à court termes mais cela nous corrompt à long terme.

Les deux jeux prennent aussi une forme particulière pour ce qui est du temps de la chose racontée. Tout d’abord il y a une unité de temps et de lieu respectant, ou plutôt, reprenant de manière vidéoludique, les règles du théâtre classique. Les histoires quant à elles dépassent finalement la simple chasse aux sorcières, cette dernière ne se révélant alors qu’une péripétie parmi d’autres. Enfin, elles se concentrent particulièrement sur la représentation de formes d’aliénations. Dans TCL, Hans ne s’extrait jamais de sa condition, tout comme les personnages que nous rencontrons (la mère et son fils entre autres). Dans YP, chacun des salariés de l’entreprise sont pleinement conscients de son caractère dysfonctionnel, pourtant chacun et chacune ne peut s’empêcher de continuer indubitablement, malgré les monstruosités rencontrées. Dans tous les cas, nous avons là deux jeux particulièrement similaires dans leur fond et dans leurs formes. Les héros, aidés de personnages non-joueurs navigue dans un espace à la frontière de ce qui leur est réel ou imaginaire, en résolvant des énigmes, fuyant les monstres et métaphoriquement mettre fin aux sorcières qui ne sont finalement pas les premières coupables de la corruption des bâtiments, elles sont tout au plus complices volontaires ou involontaires.

Si la métaphore dans The Count Lucanor s’arrête bien vite de par sa diégèse féérique, Yuppie Psycho arrive à porter un double discours bien plus significatif et c’est sur ce point que ce jeu me semble être important : en faisant de l’entreprise un lieu horrifique, le jeu formalise des situations effrayantes qui font échos à certaines formes de réalités professionnelles. Il faut se représenter une entreprise qui pousse ses collaborateurs à la folie ou au suicide. D’une manière générale, l’absence de hiérarchie fait que de nombreuses personnes travaillent dans le vide sans donner sens à leurs actions. Par ailleurs, on se retrouve dans des atmosphères toxiques de travail : certains salariés allant jusqu’à nous blesser si l’on s’approche trop près d’eux. Par exemple, Brian commence son travail dans un bureau dont l’atmosphère, on le comprend bien vite, est particulièrement toxique à cause d’un collaborateur en particulier : Mr. Hugo. Celui-ci joue des tours, ment à ses collègues, fait de la rétention d’informations et par-dessus tout, est le candidat favori à la succession de la présidence de l’entreprise. Il représente le collaborateur qui écrase les autres pour avancer. C’est par exemple quelque chose que j’ai vécu dans mon précédent emploi et c’est peut-être pour cela que j’y suis sensible dans ce jeu.

Les autres salariés ne sont pas plus sympathiques pour autant hormis quelques rares exceptions dont bien évidemment Kate qui elle aussi démarre son premier jour en même temps que nous. Cependant, elle aussi, aussi gentille soit elle, illustre une forme de collègue ne se révoltant pas contre des situations toxiques ou contre des aberrations. Au pire, nos collègues sont néfastes, au mieux ils sont sympathiquement inutiles pour la plupart. Un autre moment qui m’a particulièrement marqué se déroule lorsque nous explorons le service des ressources humaines pour trouver des collaborateurs et des collaboratrices se prosternant devant une bouche géante semblant être la seule étant capable de promouvoir ces personnes carriéristes.

Ainsi donc, Yuppie Psycho porte un regard très critique vis-à-vis de l’organisation de travail dans des structures internationales : absence de véritable hiérarchie, absence de responsabilités des collaborateurs on nage en plein bullshit job théorisé par David Graeber comme des métiers vides de sens faisant leurs apparitions au gré des modes. Un dialogue apparaissant vers la fin du jeu illustre à mon sens tout ce que je viens de rapidement énoncer :

Brian : This place is a nightmare. Why don’t people leave ? Why don’t we all leave ?
Sosa : Because we can’t.
Brian : What do you mean ?
Sosa : We’re trapped. Her power is so great that, without realizing it, you are under Her influence from the very moment you enter the building. The more you get involved, the more time you spend working, the more you use those cursed papers…
Brian : …
Sosa : It’s sucking you further and further in.
Brian : What are you telling me ? Is there no way out of here ? Are we locked in this nightmare for life ?
Sosa : A lot of people jump from the rooftop… But there is a much better solution. The definitive solution.
Brian : …
Sosa : Kille Her.
Brian : …
Sosa : But you already knew that, didn’t you ?
Brian : What do you mean ?
Sosa : Mappy told me she saw you looking for that old book in the Archives.
Brian : Huh ? Ah, well… That… I got lost and…
Sosa : I’ve seen you use those papers from Her to photocopy your soul. You’ve been wandering around the building since you got here. And now the poison… You’re a Hunter, Pasternack.

Ultimement, les jeux de Baroque Decay ne proposent pas fondamentalement de résolution satisfaisante. Au contraire, celles-ci sont déceptives dans le sens où elles ne clôturent pas fondamentalement les histoires. Dans Yuppie Psycho, nous ne faisons que finir notre première journée. De même, certaines fins contiennent à mon sens des éléments annonciateurs d’autres phénomènes horrifiques. Ou plutôt, il indique que nos personnages sorte d’une aliénation pour en démarrer une nouvelle : les cycles ne se terminant jamais. Une étrange progression illustre cela dans Yuppie Psycho : les visages de Brian contre une glace. D’abord celle de l’imprimante, durant laquelle on peut effectivement observer la folie gagnant Brian puis enfin, celle du train. L’aliénation n’est alors qu’une perspective puisque la structure et le système restent les mêmes. C’est peut-être cela, le message caché des jeux de Baroque Decay: on choisit encore et toujours notre prison, revient à nous le devoir de la colorer avec de la peinture dorée ou non.

Esteban Grine, 2019.