Death Stranding infini // Death Log infini

Et bien salut à toi Pier-re. A l’heure à laquelle je te parle, on est le 24 juillet 2020 et en fait, c’est très compliqué, le temps de remettre un peu les choses en forme, nous sommes maintenant le 2 août – mélange infini des temporalités.

C’est étrange parce que pendant toute cette saison, tu m’as adressé des messages vocaux au début et à la fin. De mon côté, c’est très paradoxal parce qu’au moment où tu vas voir ces mots rédigés, moi, je les aurais prononcés à travers un transcripteur et je m’amuse à penser que pendant que, toi, tu vas lire ces mots – peut-être tu t’imagineras ma voix en train de te parler – il y aura en réalité toute une remédiation complexe en réalité derrière ce texte.

Death Stranding est merveilleux, le plus beau jeu auquel j’ai joué cette année. Cependant, plus que le jeu en lui-même, en fait, c’est vraiment nos propos, nos paroles, qui me rendent heureux au moment où je t’écris, au moment où je te parle. J’ai eu beaucoup de plaisir à réécouter les épisodes de cette saison. C’était un peu étrange de s’entendre. Une sorte de dissonance cognitive que j’ai vécue pendant toutes ces vidéos.

C’était comme si deux étrangers communiquaient des propos que j’aurais pu tenir, mais sans avoir l’impression d’y avoir participer. Ce sont un peu ces émotions que j’ai eues à chaque épisode. Je me disais à chaque fois : « voilà, ils disent des choses avec lesquelles je suis d’accord. Ces personnes racontent des choses intéressantes et j’aurais bien aimé les penser moi-même ».

C’était très plaisant de discuter avec toi. Cela faisait tellement longtemps déjà que que toi et moi, on échangeait pour qu’on aille se faire plein de projets ensemble. Je ne vais pas mentir à qui que ce soit qui lira ce message. Clairement, je ne suis ni l’instigateur ni le créateur ni la personne qui est fondamentalement à l’origine de ce projet en tout le mérite, vraiment, te revient. Et je suis très heureux en fait, merci sincèrement car sans toi, cela n’existerait pas.

C’était une brève lettre que je voulais l’adresser afin de te partager le bonheur que j’ai eu à réécouter et à découvrir des propos qui me semblent à la fois être les miens, les tiens et ceux de deux parfaits inconnus.

Plein de bisous, à bientôt. 

Esteban Grine, 2020.

Tu seras un gamer féministe mon fils – lettre ouverte à Hugo

Tu seras un gamer féministe mon fils.

Tu seras un gamer féministe car dans le contexte dans lequel on vit, il est important de toujours inclure le plus grand nombre. Dans le contexte dans lequel on vit, il est toujours important d’éprouver de la sympathie et de l’empathie pour toutes les personnes que tu vas rencontrer dans ta vie.

Tu seras un gamer féministe ou un allié parce que dans une époque où le racisme, la misogynie et toutes les formes d’oppressions deviennent de plus en plus visibles, il est important que des oppositions existent et qui promeuvent des messages d’amour et de paix.

J’ai essayé de t’écrire cette lettre depuis des mois, je n’ai jamais les mots pour exprimer ce que j’ai envie de te partager. Cependant je n’arrête pas d’y penser. Tu seras un gamer féministe mon fils.

J’essayais de m’imaginer ce que pourrait être une éducation féministe aux jeux vidéo, je me suis demandé par quel jeu j’allais te faire commencer, te faire découvrir ma passion, mon travail et mes recherches. Maintes et maintes fois, je me suis dit que plutôt que de te faire jouer à des jeux récents. J’avais envie de te faire commencer comme moi par Super Mario.

Ces dernières semaines à mon travail, il y a de grands changements qui sont en train de se produire. Parce que ce n’étaient pas des gamers féministes. Le contexte dans lequel j’évolue à savoir le milieu du jeu vidéo est toxique pour les femmes, les LGBTQIAA+ et les personnes de couleurs, les BIPOC.  

Tu seras un gamer féministe mon fils parce qu’il est important d’éprouver de l’empathie pour ces personnes et pour tout le monde en général bien sûr. Tu privilégieras les expériences qui promeuvent l’amour de son prochain plutôt que la haine.

Sache que ton père n’est pas féministe. C’est un allié et probablement un mauvais. Ton père profite d’un système qui plus généralement permet à de nombreux hommes de se positionner de manière avantageuse dans la société. Ton père profite d’un certain nombre de privilèges, ça ne veut pas dire qu’il fait partie des plus riches ou qu’il est tout simplement mieux situé socialement qu’une autre personne mais il profite de privilèges qui lui rendent la vie plus facile parce que c’est un homme blanc cisgenre.

Est-ce que ton père est une mauvaise personne pour cela ? Peut-être, je ne sais pas, ce n’est pas à moi d’en juger. Ce qui est important ici n’est pas d’être une bonne personne ou d’une mauvaise personne. Ce qui est important, c’est de savoir où toi tu te positionneras dans un système qui privilégie certaines personnes plutôt que d’autres. Où te positionneras-tu dans un système oppressifs dont tu hériteras, toi et ta génération ?

Quand je te regarde en train de sourire à agiter ton chapeau ou tes jouets. Je me pose ces questions : quelle personne seras-tu plus tard mon fils ? Aux alentours de tes 10 ans, est-ce que tu vas commencer à rencontrer des personnes sur Internet qui vont te dire que les femmes profitent des hommes ? Qu’il y a certaines entreprises qui poussent un agenda politique au profit des personnes de couleur ou des femmes ou des LGBT et que c’est une mauvaise chose ? Est-ce que tu vas discuter avec des personnes qui expliquent pourquoi certains groupes d’humains sont mauvais simplement à cause de quelques caractéristiques physiologiques ?

Ce sont des questions qui m’animent tous les jours, que je me pose tout le temps et qui me hante la nuit.

Est-ce que je vais être capable de discerner quand tu discuteras avec des personnes qui te partagent des idées qui ne permettent pas à l’empathie de s’épanouir ?  Est-ce que je vais être capable de déconstruire certains a priori que tu pourras avoir plus tard quand tu seras grand ou pas, quand tu seras adolescent ? voilà d’autres questions que je me pose sans cesse.

J’aimerais que tu sois un gamer féministe mon fils. J’aimerais que tu commences à jouer à des jeux vidéo comme moi, j’ai pu le faire. Puis suivre des étapes qui te permettront personnellement d’entamer un lent processus de déconstruction. J’aimerais que tu puisses jouer à Call of Duty, à Mario à Zelda sans savoir pourquoi ces jeux diffusent des idées parfois toxiques ou oppressives. J’aimerais que tu joues par la suite à des jeux comme Beyond Good and Evil qui mettent en avant des femmes fortes et qui soutiennent des causes écologiques, féministes est définitivement progressistes. J’aimerais que tu joues à des jeux indépendants comme Undertale qui permettent de représenter des situations de vie parfois compliquées, complexes, et qui vont te proposer des dilemmes éthiques et moraux pour lesquels tu n’auras pas forcément de réponse immédiate. J’aimerais que tu joues à des triple A qui permettent de s’évader, de ne pas réfléchir, de profiter d’une expérience confortable, de marcher, de prendre des photos, etc.

Tu seras un gamer féministe mon fils mais comme ton père, tu seras peut-être lent dans cette déconstruction et tu feras peut-être des erreurs. Sache que ce n’est pas grave, que la déconstruction est une marche et non pas une course.

Au moment où j’écris ces lignes. Tu es devant moi. Toujours en train de jouer avec ton chapeau et tu as encore du mal à tenir du debout sans mon aide. Tu regardes les fourmis, l’herbe séchée. Tu prends dans tes mains un jouet. Tu me souris. tous ces problèmes sont bien éloignés.

Je passe beaucoup de temps à étudier ta génération mon fils, c’est mon travail. Il faut savoir que ta génération sera la plus diverse jamais connue. Tu auras avec toi pour camarades des personnes de tous les genres, de toutes les orientations sexuelles et de toutes les couleurs de peau. Toi même, tu seras concerné.

La génération de ton père n’est pas comme ça. la génération de tes grands-parents encore moins et ne parlons même pas de la génération de tes arrières grands-parents.

Tu seras un gamer féministe mon fils. Parce que toute ta vie, il faudra que tu te poses une seule et unique question. Comment se situer dans ce système de valeurs, de normes, de règles et de lois ? Comment en tant qu’individu unique, je me situe par rapport à certaines idées, à certaines idéologies ?

Toutes ces questions, Ce sera à toi d’y répondre. Mon travail de parent sera uniquement de te proposer quelques axes, quelques éléments de discussion. Au cours de ta vie, tu vas rencontrer de nombreuses personnes. qui partageront des opinions diverses parfois contradictoires parfois antinomiques et ces personnes aussi auront une influence sur tes opinions, tes idées et tes croyances.

Parfois, tu seras amené à travailler pour des entreprises dans lesquelles se produisent des choses horribles, parce que c’est un système entier qui les a rendues possibles, qui les a entretenues.

La question ne changera pas. Comment toi, mon fils, te situeras-tu dans ce système et par rapport à ce système ?

Je n’ai pas de bonne réponse maintenant. Peut-être que je n’en aurai jamais. Je peux seulement avoir des réponses pour moi. Et te les partager au moment où tu grandiras. 

Tu seras un gamer féministe mon fils, parce qu’un jour, ta sœur, ta camarade, tes amies voudront jouer avec ou sans toi à des jeux vidéo.

Tu seras un gamer féministe car jamais tu ne seras coupable d’un système que les générations précédentes ont maintenu.

Tu seras un gamer féministe car toujours, tu seras responsable de tes choix dans ce système. ■

esteban grine, 2020.

Note : j’ai été et suis toujours très influencé par ce livre : « tu seras un homme féministe mon fils », c’est ma bible, mon ouvrage de référence. Son importance est sans égale. Ce billet en est inspiré.
https://www.marabout.com/tu-seras-un-homme-feministe-mon-fils-9782501134057

A propos de Lou, Sam et Hugo

Death Stranding (2019) est probablement l’expérience vidéoludique la plus marquante que j’ai vécue jusqu’à aujourd’hui, probablement par ce que ce jeu est arrivé à un moment de ma vie qui est particulièrement comme en parallèle avec les propos du jeu. Dès lors, même si j’aimerai parler du jeu pendant des heures, à travers de nombreux articles et sur de nombreuses thématiques, je n’ai pas envie de faire l’impasse sur le partage d’une expérience avant tout très personnelle. C’est donc par l’explication de mes conditions de jeu que L’on peut comprendre les lectures que j’en ai tirées. Le jeu est une caisse de résonance à tout ce que je vis en ce moment, et c’est important de l’écrire.

Continuer la lecture de « A propos de Lou, Sam et Hugo »

Les films documentaires de VR Chat, ou « comment j’ai appris à parler aux arbres ? »

Cela fait très longtemps que je souhaite parler de VR Chat, d’une façon ou d’une autre. La raison est assez simple : ce jeu est à mon sens un parangon de la façon dont je conceptualise les objets vidéoludiques, à savoir des systèmes sociaux lacunaires. Systèmes car ils sont le fruit d’interactions entre une structure et des individus ; sociaux car ils s’inscrivent dans un contexte socioculturel particulier et qu’ils représentent et donnent à jouer des relations sociales avec d’autres joueurs/joueuses ou tout simplement des PNJs ; lacunaires car ils sont simples : les représentations (du monde par exemple) sont partielles et le game design remplace les corrélations par des causalités immédiates tout en représentant ce que l’on croit être là réalité. Chaque action a un effet immédiat, ce qui ne saurait être systématiquement le cas dans la réalité. J’aurai l’occasion de développer prochainement sur le sujet puisqu’il s’agit d’une idée que je développe de plus en plus dans mes travaux de recherches.

En tout état, il me semble important d’aborder une pratique que je suis depuis quelques mois maintenant à savoir : les documentaires réalisés à partir de captures réalisées en jeu que je distingue des documentaires faisant usage de captures de jeu dans un but d’illustration. Comment identifier et catégoriser ces nouveaux contenus ? Y’a-t-il des distinctions fondamentales entre cette forme de documentaires et des créations plus typiques ?

Note au lecteur / à la lectrice : cet article est pour moi l’occasion de noter mes quelques pensées sur le sujet. Maintenant, je suis sûr au moins de ne pas les oublier.

Nouveau genre ou transfert des codes du documentaire ?

Depuis quelques mois, j’observe avec grande attention des séries de discussions dans VR Chat entre joueurs/joueuses et un enquêteur (en l’occurrence les vidéastes Disrupt et Syrmor). Les vidéos auxquelles je fais référence sont donc des témoignages sur des tranches de vie particulièrement difficiles ou tristes ou encore potaches. Toutes sont marquantes à leur façon. Pourtant, on peut s’interroger s’il s’agit, dans une certaine mesure d’un plaisir pervers de découvrir la vie d’une autre personne. Les vidéos auxquelles je fais donc référence reposent sur des marqueurs pragmatiques de genres télévisuels et cinématographiques bien identifiés : la télé-réalité et le film documentaire. Par exemple, la pratique de Disrupt s’inspire fortement des micros-trottoirs voir des guerilla researches dont la méthodologie est d’approcher rapidement un individu en lui posant des questions sur un objet ou une problématique (Jones, 2019). S’en suit tout un montage de plusieurs répondants dont les propos se répondent. Syrmor quant à lui privilégie des entretiens plus longs voire sur plusieurs sessions (c’est par exemple le cas de sa courte série avec Jordan Lagreco, un enfant ayant un avatar de chat-ange).

Contrairement à certains mockumentaires (certains faux documentaires) tel que l’excellent Farcry 5 – The story begins de Neebs (2018), les démarches de Syrmor et Disrupt sont proches de celles de journalistes vidéastes souhaitant révéler la vie de personnes pour le premier et répondre à une problématique pour le second. Ce qui m’intrigue aussi, c’est que l’on peut voir que le professionnalisme des démarches est progressif. Syrmor est bien plus dans un registre humoristique dans ses premières vidéos, en particulier avec Jordan où on les voit jouer en même temps, tout en le mettant parfois mal à l’aise (Jordan, probablement élevé dans une famille chrétienne tombe des nues par exemple lorsqu’il découvre que personne autour de lui ne semble croire en l’existence de Dieu) mais au fur et à mesure, il adopte une démarche bien plus sérieuse. De même, très tôt, on peut observer une recherche de l’émotion, ce qui invite à une discussion sur le sensationnalisme de ces documentaires en jeu. Les dernières vidéos de Syrmor reflètent plutôt cela puisque les sujets portent sur, entre autres, un enfant papillon, un homme en train de mourir, etc (kotaku, 2019).

Pour conclure brièvement cette partie, il semble qu’associer ces vidéos à de la télé-réalité semble erronée dans le sens où on ne fait pas face à un « système de cruauté » comme on peut l’être face à par exemple des gamedocs tels que Loft Story et les jeux de télé-réalité qui ont suivi. Je rapproche d’avantage les vidéos de Syrmor et Disrupt des productions audiovisuelles comme Strip Tease : l’objectif est alors de montrer la réalité d’une situation de vie. Pourtant contrairement aux documentaires typiques, l’audience n’a aucune image pour constater la réalité telle qu’elle se présente. Ce sont des avatars, potaches, mignons, zoomorphes, issus de mangas, dans des lieux virtuels qui évoquent des parcours de vie complexe. Cela m’amène donc à me questionner sur le dispositif médiatique effectif de ces documentaires.

Syrmor. kid in vr talks about living with rare disease. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=ZvKCpn4vnl4&t=313s. Consulté le 29 juin 2019.

L’authenticité de l’anonymat 

La vidéo qui m’a lancé dans le visionnage de l’ensemble est celle de Disrupt. Dans celle-ci, le vidéaste partage les plus grands regrets de ses enquêtés. On a alors droit à des registres variés : un parlant de son échec scolaire, un autre évoquant son service militaire. Puis, la vidéo met l’emphase sur le témoignage de ce qui semble être un homme d’une trentaine d’années racontant sa relation avec son étrange mère. Cette dernière avait pour habitude de parler aux arbres de son jardin et le jour de sa mort, l’enquêté découvre pourquoi sa mère parlait aux arbres. Selon ses propos, il découvre qu’avant de l’avoir, elle fit trois fausses couches et les fœtus furent enterrés sous des pousses d’arbres.

Ce qui m’interpelle ici est la force évocatrice de ce récit qu’il faut maintenant imaginer comme une histoire racontée par un petit panda dans le monde virtuel de VR Chat. Les vidéos de Syrmor contiennent aussi cette rupture entre d’un côté des sujets profondément sérieux et des cadres visuels aux contenus aberrants. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, j’ai le sentiment que ces incohérences renforcent d’autant plus ces récits. Le dispositif médiatique fait alors un usage intensif de la capacité des avatars de VR Chat à susciter des émotions. Plus particulièrement, et contrairement à d’autres vidéos mettant en scène des avatars, VR Chat permet l’expression d’un langage verbal direct via microphones et d’un langage corporel non verbal authentique puisque c’est par exemple en bougeant les contrôleurs que l’avatar va disposer ses bras différemment. Je distingue ici ce langage corporel non-verbal authentique du langage non verbal intermédié (les emotes en font partie entre autres). De même, ce type de dispositif met en avant une forme d’anonymisation de récits personnels. Contrairement à ceux que j’ai pu voir par le passé, l’anonymisation en jeu renforce l’empathie tandis que l’anonymisation que j’ai pu voir dans des films documentaires déshumanise les enquêtés. Je fais donc l’hypothèse que l’anonymat en jeu renforce l’empathie que l’on peut éprouver dans des situations de communication en jeu.

Disrupt. people in Virtual Reality share their biggest regrets. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=jYGA3QRpX0o. Consulté le 29 juin 2019.

« God is a Cloud »

Je n’ai malheureusement pas le temps de faire des recherches plus poussées et j’ai l’impression que ce billet est plus brouillon que d’autres que j’ai pu rédiger ici. Je sais juste qu’on est loin du « système de créauté » évoqué par Couldry et Raynolds pour définir la téléréalité. Cependant, cela me tenais à cœur de pouvoir aborder la réalisation de documentaires permises par les jeux vidéo ; et en particuliers VR Chat. De même, je ne prends pas le temps de faire une recherche d’un potentiel état de l’art. Cependant, je suis assuré qu’il y a là un artefact des pratiques vidéoludiques émergentes à ne pas laisser de côté. Peut-être que dans le futur, la recherche pourra se saisir de cet objet, de cette pratique afin de mieux la théoriser qu’ici.

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie et Vidéographie

Couldry, Nick, et Pierre-Élie Reynolds. « La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme ». Hermes, La Revue, vol. n° 44, no 1, 2006, p. 121‑27.

Couldry_Reynolds_2006_La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralisme.pdf. http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=HERM_044_0121&download=1. Consulté le 29 juin 2019.

Disrupt. people in Virtual Reality explain IRL death. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=ZZxYftJ0bqA. Consulté le 29 juin 2019.

—. people in Virtual Reality share their biggest regrets. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=jYGA3QRpX0o. Consulté le 29 juin 2019.

Jones, Luke. « An introduction to guerrilla research ». UX Collective, 25 février 2019, https://uxdesign.cc/an-intro-to-guerrilla-research-13a593b66a75.

Neebs Gaming. Far Cry 5 – The Story Begins – Documentary. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=3LNASTpeB7Q&t=523s. Consulté le 29 juin 2019.

Snapshot. http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2006-1-page-121.htm. Consulté le 29 juin 2019.

Syrmor. Dying Man In Virtual Reality Looks Back On His Life. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=61V3-TLee2s. Consulté le 29 juin 2019.

—. Guy In VRchat Talks About Ex Girlfriend (ft. RubberNinja & Mr.Wobbles). YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=gFcCJcq0DDU&t=11s. Consulté le 29 juin 2019.

—. VRCHAT little kid is too innocent for VR. YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=KmXEOLlX-Hk. Consulté le 29 juin 2019.

Winkie, Luke. « A YouTuber Finds Wholesome, Heartbreaking Stories Behind Silly VRChat Avatars ». Kotaku, https://kotaku.com/a-youtuber-finds-wholesome-heartbreaking-stories-behin-1833615961. Consulté le 29 juin 2019.

Où se situe le ludique ? A propos de la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost – Lettre Ouverte

Hier j’ai obtenu en guise de cadeau le dernier livre de Miguel Sicart : Play Matters (2014). Et j’ai pu exclamer ma joie sur les réseaux à ce sujet. A partir de cela, on est venu me demander pourquoi j’appréciais autant Sicart. Il se trouve, au passage qu’en effet, je possède dorénavant l’intégralité de ses livres. En réalité, je ne connais absolument pas la personne et je n’ai aucune connaissance d’un comportement toxique de sa part. Pour autant, les propos qu’il tient m’interpelle. La raison est finalement assez simple : je suis avec une très grande attention la controverse entre lui et Ian Bogost. Ces deux chercheurs sont originellement à la base de nombreux de mes travaux et je m’appuie beaucoup sur leurs théories. Et quand j’évoque le terme de controverse, c’est parce que ces deux-là se répondent publiquement aujourd’hui par livres interposés (et donc à la vue de tout·e·s). Pour moi, Play matters est une réponse aux propositions théoriques de Bogost dans ses précédents ouvrages, dont Persuasive games (2007). En 2016, ce dernier critique ouvertement Miguel Sicart dans Play anything (2016), son dernier ouvrage en date. De facto, j’éprouve de la sympathie pour ces deux auteurs car j’éprouve de l’intérêt pour cette controverse.

Dans cette lettre ouverte, j’ai envie de formaliser brièvement l’un des grands désaccords entre Sicart et Bogost : l’adjectif « ludique ». Pourquoi brièvement ? Simplement parce que je ne suis pas en mesure, dans le contexte de la rédaction de ce billet, de proposer autre chose qu’une réflexion basée sur mes souvenirs de lectures. Pour être transparent, j’ai lu pour la dernière fois Play Anything fin 2016 et Play Matters en 2017.

Ainsi donc, l’un des points centraux de ces deux livres concerne l’attribution du ludique. En 2014, Sicart argumente que c’est le comportement des êtres humains qui peut être ludique. Il s’agit donc dans ce cas-là d’une façon d’appréhender le monde. Pour Sicart, seuls les vivants peuvent donc être ludiques (par leurs comportements). il s’agit donc d’une façon d’appréhender ce qui nous entoure dont seules les espèces vivantes peuvent se targuer d’avoir. Cela fait référence à des auteurs qu’il ne mentionne pas forcément (par méconnaissance peut-être) comme Jacques Henriot puisqu’au sein des études francophones sur le jeu et le jeu vidéo (1989), c’est ce dernier qui est régulièrement associée à la notion d’attitude ludique. En 2016, Bogost formule une opposition en énonçant que ce sont les objets qui révèlent plus ou moins une caractéristique ludique. Il indique dans la foulée que si les humains ne voient pas les caractéristiques ludiques des objets, c’est à cause de leur façon d’appréhender le monde tout en restant distant, second-degré et critique de celui-ci. Il emploie d’ailleurs le néologisme ironoia pour définir cette peur des objets et cette peur d’appréhender le monde tel qu’il se présente devant nos yeux.

Ainsi donc, pour Sicart, ce sont les humains qui font preuve d’une attitude ludique tandis que pour Bogost, le ludique est une caractéristique des choses. On pourrait s’arrêter ici, or, les implications de ces deux axiomes sont pourtant bien plus profondes. Associer le ludique à l’humain, c’est donc faire l’hypothèse qu’il n’existe pas de structure qui soit ludique en soi. Associer le ludique aux objets, c’est donc supposer que tout peut être jeu et que c’est notre « travail » de le révéler. Ces deux axiomes, aux semblants antinomiques, interrogent aussi la notion du « créateur » ou de l’auteur. Sicart considère les structures comme des terrains de jeu. Les jeux (vidéo) sont alors des playgrounds spécifiquement pensés par ce qu’il nomme des architectes pour susciter une attitude ludique. A l’inverse, Bogost intègre que tout objet peut révéler une part ludique si, selon ses propos, « on est capable de la percevoir ». Un créateur n’est donc pas nécessaire fondamentalement. Ainsi donc, on s’aperçoit alors que la cause de ce qui est jeu n’est pas la même. Pour Sicart, si l’on ne s’amuse pas dans un terrain de jeu, c’est finalement parce que celui-ci a été mal fait. Pour Bogost, si l’on ne s’amuse pas avec un objet, c’est parce que l’on n’est pas capable de voir sa dimension ludique (à cause de notre ironoia).

Je pourrais encore creuser plus longuement cette distinction qui me semble au cœur de la controverse entre Sicart et Bogost car il me semble que cela révèle des ancrages sociopolitiques bien plus profonds : Sicart présente une distinction implicite entre ce qui peut devenir jeu et ce qui ne l’est pas avec sa notion de playground tandis que Bogost, de mémoire, légitime l’idée que tout peut être jeu (même les situations les plus horribles si l’on est capable de voir leurs caractéristiques ludiques). Rien que par l’interprétation que je propose (et donc critiquable), on peut entrevoir des pentes glissantes à l’argumentation de Bogost.

A mon sens pourtant, c’est une discussion plutôt drôle étant donné qu’il me semble qu’un ancrage sémio-pragmatique permet de largement répondre à la question de savoir à qui revient la caractéristique ludique. La notion de play design, antérieure à la controverse de Sicart et Bogost,est aussi à mon sens une réponse convaincante puisque Sébastien Genvo la définit de la façon suivante en 2008 :

« Sur le plan ludique, ce qui différencie toutefois Word d’un logiciel comme Tetris c’est que la structure de ce dernier a été conçue de sorte être reconnue comme potentiellement ludique. Les structures de jeu s’inscrivent de la sorte dans une culture particulière au sein de laquelle elles puisent leurs éléments types pour être reconnues et actualisées de façon ludique. » (Genvo, 2008:18)

« De sorte à caractériser les spécificités de l’expérience du jeu à son ère numérique, i l y a donc à notre sens une nécessité d’analyser les jeux non pas en terme de game design mais plutôt en terme de « play design ». Puisque la signification de jeu n’est pas donnée par avance mais se construit, il n’est pas possible de prendre pour acquis la dimension ludique d’un objet » (Genvo, 2008:18)

Pour conclure :

« Néanmoins il ne faut pas pour autant ignorer la structure de jeu, car cela reviendrait à ignorer une partie importante des facteurs qui rendent la médiation possible, plus particulièrement le rôle que revêt l’objet dans celle – ci. L’étude du jeu à son ère numérique incite de la sorte selon nous à adopter un cadre de référence interactionniste, qui cherche à placer l’objet et le sujet sur le même plan de sorte à comprendre comment s’opère la médiation ludique au travers des contradictions et complémentarités qu’engage cette mise en relation. » (Genvo, 2008:32)

Ce que je note fondamentalement pour résumer très succinctement l’une des idées sous-jacentes du play design, c’est clairement la représentation interactionniste du jeu et donc de l’adjectif « ludique ». Une structure peut être ludique car elle s’appuie sur des constructions socialement et historiquement interprétées comme ludiques et un individu peut avoir une attitude ludique de part son processus de socialisation. Voilà donc où moi aussi je m’arrête pour ce billet qui peut être le premier d’une série sur la controverse entre Miguel Sicart et Ian Bogost. A suivre donc !

Esteban Grine, 2019.


Bibliographie

Bogost, Ian. Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames. The MIT Press, 2007.
Bogost, Ian. Play Anything: The Pleasure of Limits, the Uses of Boredom, and the Secret of Games. Basic Civitas Books, 2016.
Genvo, Sébastien. Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du « play design ». 2008, p. 17.
Sicart, Miguel. Play Matters. The MIT Press, 2014.

Jeux-Fleuves et Œuvres-Mondes

Si je regarde mon parcours, mon « itinéraire expérientiel » comme dirait Bernard Perron (2016), de ces quelques derniers mois, il est plutôt évident que j’ai été un joueur de mondes plus ou moins ouverts. Historiquement, cette période commença en septembre avec Shadow Of The Tomb Raider (2018), Spyro : The Reignited Trilogy (2018), Red Dead Redemption 2 (2018), Zelda Breath of The Wild (2017), et enfin Assassin’s Creed Odyssey (2018). J’ai aussi pu m’essayer aux derniers opus de Farcry, bien qu’il faille reconnaitre que ces derniers m’aient bien moins inspiré, même si j’y ai passé de très bons moments. Être joueur de ces mondes ouverts, c’est aussi une organisation temporelle puisque j’ai au minimum consacré 25h pour les plus courts (SOTTR et STRT) à la  centaine d’heure pour Odyssey jusqu’à plusieurs centaines d’heures pour BOTW. De toute évidence, j’ai pu nourrir une réflexion pendant ce temps passé à jouer, pensées qui se sont largement cristallisées autour d’une critique des termes que nous employons aujourd’hui pour caractériser ces jeux. S’ils sont effectivement pertinents pour les catégoriser rapidement et par le plus grand nombre, les « triple AAA », « open-world » et consort sont des notions hautement critiquables car elles n’inscrivent finalement pasces jeux dans une histoire de l’art.

A travers ce billet de recherche, je vais donc aborder cette problématique en proposant de réencastrer ces productions culturelles et médiatiques au sein des Œuvres-Mondes.

Note du 22.04.2019 :

Un merci à toutes les personnes qui ont discuté avec moi pour ce billet, en particuliers Charles qui se reconnaitra.

Du monde ouvert au jeu-fleuve

Originellement, cette réflexion part d’une série de tweets répondant à une question plutôt simple : « pourquoi Assassin’s Creed Odyssey (ACOD) me plait autant ? » Etant donné que je n’ai jamais été un joueur de cette série, il est en effet intriguant que j’ai autant apprécié le dernier opus. Si le setting fut l’une des premières raisons avancées – l’antiquité grecque est une période et une topographie passionnante – j’ai bien vite dérivé en définissant ACOD comme un jeu-fleuve, pour faire le parallèle avec les récits-fleuves. Il s’agit alors de conceptualiser le jeu non pas comme un récit présentant une structure clairement identifiée (début, péripéties, dénouement), mais plutôt comme un monde proposant des arcs narratifs qui ne permettent pas au récit de se conclure. Au moment de la rédaction de ces tweets, je fais alors clairement référence au genre du nekketsu : une bande-dessinée japonaise présentant un groupe de héro·ine·s vivant perpétuellement des péripéties. Dans ces récits, le début et la fin importe généralement peu. Les fins sont particulièrement déceptives il me semble puisqu’elles consistent à perpétuer un statu quo, un contrat établit avec l’audience. C’est ainsi que Goku continue sa quête perpétuelle de puissance, Ranma change de genre au contact de l’eau, Inu Yasha poursuit ses aventures, détective Conan reste jeune, etc.

Si les termes open world ou « monde ouvert » (dont certains, comme le vidéaste francophone Pseudoless, distinguent les caractéristiques) sont significativement pertinents pour une audience déjà connaisseuses des marqueurs pragmatiques qui leurs sont associés, il me semble qu’ils ne transcrivent finalement pas la réalité et la dimension artistique de ce que ces jeux représentent. Par ailleurs, je ne souhaite pas non plus souscrire à un vocabulaire qui me serait imposé par un marché des idées. C’est pourquoi réencastrer ces objets à partir de la littérature me semble pertinent (et avouons-le : poétique). Selon mes premières intuitions, les jeux auxquels je joue en ce moment présentent des caractéristiques proches des romans-fleuves.  

un roman-fleuve contemporain composé pour répondre à cette demande et tirer parti du numérique devrait prendre en compte plusieurs facteurs :
– Avec une narration proposée à la façon d’un flot ininterrompu, la question du début ou de la fin devient moins essentielle ; ce qui compte, c’est la durée de l’immersion ou l’intérêt immédiat.
– La narration a besoin de susciter un effet d’accroche continuel, délivrant une récompense instantanée au lecteur à tout moment du récit.
– La narration doit en outre comporter des dénouements à plus long terme, avec une échéance difficilement prévisible, incitant constamment à une poursuite de la lecture. (Bornet et al., 2014 : 15)

Un jeu-fleuve est donc un récit vidéoludique présentant une narration ininterrompue suscitant une accroche perpétuelle et dont le dénouement dépasse la fin pragmatique de l’objet. La fin d’ACOD n’a pas dans le jeu, tout comme la fin de RDR2 qui est en réalité présente dans le premier Red Dead Redemption. Penser ces jeux comme des jeux-fleuves permet aussi de nous détacher des incohérences propres aux récits qu’ils proposent puisqu’à l’instar des nekketsu, le récit n’a d’importance qu’au moment où il se déroule. Ce qui compte, c’est non pas le cadre ou la globalité mais le moment présent qui se déroule devant le joueur ou la joueuse. C’est durant ce moment que l’émotion doit être suscitée, quitte à ce qu’elle devienne désuète dès la péripétie suivante. De même, c’est aussi par leurs structures internes (les mondes représentés, les points de vue) et externes (leur sérialisation derrière une même franchise ou derrière un même focus) que les jeux proposant des mondes ouverts, particulièrement ceux d’Ubisoft et de Rockstar, fonctionnent aussi bien avec les définitions du roman-fleuve.

La définition qu’elle [Lynette Felber, ndlr] fournit du roman-fleuve (puisqu’elle conserve le mot français, en l’absence d’un équivalent satisfaisant en anglais) rassemble les éléments suivants : étendue supérieure à trois volumes, unité thématique et narrative, « fluidité » du sujet qui conduit à une structure distendue, souvent digressive, et qui donne le sentiment d’un texte inachevé ou infini, extension du temps de la lecture, et enfin choix de sujets vastes comme l’apprentissage, la société, l’histoire, et le temps. (Leblond, 2010 : 14)

Dans tous les cas, ces œuvres (aux intentions créatives totalisantes) ne peuvent qu’être soumises aux incohérences et autres problèmes structurels étant donnée leur complexité. Ces problèmes étaient déjà identifiés dans d’autres œuvres-mondes. Bornet et al notent justement :

tous les écrivains qui ont pratiqué ce genre ont constaté cette difficulté et s’en expliquent souvent de manière directe : en témoignent les crises de découragement racontées aussi bien par Proust que par Martin du Gard ou par Sartre (de Roulet, 2013). Il s’agit de cas particulièrement visibles où le créateur est dépassé par son propre projet. Il cherche alors toutes sortes d’outils et de règles pour ne pas être emporté par la structure qu’il essaie de stabiliser. (Bornet et al., 2014 : 12)

Les jeux-fleuves dépassent largement les équipes qui les créent. Pourtant, ils sont la reproduction au XXI siècles des ambitions démesurées d’écrivains tels que Marcel Proust consacrant les quinze dernières années de sa vie à écrire La Recherche.  C’est pourquoi les jeux que j’ai mentionnés s’inscrivent dans des temporalités qui dépassent largement les œuvres elles-mêmes : le récit d’Assassin’s Creed est plus vaste que la somme de ses épisodes. Tout comme les jeux vidéo développés par Rockstar. Cependant, à l’instar des romans d’Emile Zola ou de Jules Verne, n’importe quel lecteur peut commencer par n’importe quelle porte d’entrée sans que cela soit pénalisé. Dans tous les cas – et c’est plus particulièrement vrai pour les représentants clairement identifiés open-world –, on retrouve un réalisme naturaliste jusqu’au-boutiste dans la représentation des monde que l’on peut traverser. Ces quelques intuitions m’ont donc poussé à préférer l’appellation de jeu-fleuve plutôt que de « triple A open world ». Il me semblait que cette notion décrivait finalement mieux les objets auxquels je jouais. Tels des fleuves, les récits que l’on parcourt peuvent être navigués à n’importe quel instant de leur cours.  D’autres récits les précèdent et les succèdent. Enfin, ils sont indissociables de leur série, de leur vue d’ensemble. Si je conçois RDR2 et Odyssey comme deux jeux-fleuves, ces opus sont indissociables des œuvres-mondes que Rockstar et Ubisoft ont créé et continue de créer.

Du jeu-fleuve à l’œuvre-monde

Dans la continuité de ma pensée, il apparait donc que les jeux-fleuves sont les éléments constitutifs des œuvres-mondes vidéoludiques. Thérenty propose de conceptualiser l’œuvre-monde par rapport à l’intention de son auteur·ice :

L’idée d’une oeuvre-monde, d’une oeuvre littéraire qui tente de créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage et d’élucidation du monde réel a cependant particulièrement fasciné le XIXe siècle. (Thérenty, 2007)

Dans ma pratique du jeu vidéo, je considère principalement Ubisoft et Rockstar comme les chefs de file, avec probablement l’antériorité attribuée au second. En effet, Rockstar a toujours fait prévaloir ses intentions de représenter l’histoire des Etats-Unis d’une manière plus ou moins réaliste et Grand Theft Auto 3 montre les signes précurseurs de cela. Ce que je retiens particulièrement du propos de Thérenty, c’est aussi l’intention des auteur·ice·s à représenter, formaliser ce qui pourrait être la réalité qu’ils et elles observent. C’est pourquoi je n’intègre finalement pas d’autres jeux qui ont aussi des prétentions à la formalisation d’un univers plus ou moins réalistes ou fantastiques. Par exemple, on pourrait finalement discuter des intentions totalisantes de Breath of the Wild dans la description qui est faite d’Hyrule. On pourrait aussi voir dans d’autres jeux des œuvres-mondes : la série Final Fantasy a toujours plus ou moins revendiqué des représentations complexes des mondes dans lesquels ses récits se déroulent : des systèmes politiques jusqu’à la vie de tous les jours.

C’est pourquoi pour l’instant, ce sont des jeux-fleuves tels que les Assassins’ Creed et les productions R* semble le plus coller aux éléments de définition que je propose. Bien que je ne verrai aucun problème à inclure d’autres jeux tels que Horizon Zero Dawn (Guerilla Games, 2017). L’une des caractéristiques que je note malgré tout est la récurrence des thèmes autour de la famille ou du cercle restreint de socialité des protagonistes. Ainsi, la majeure partie du récit d’ACOD porte sur la famille de Kassandra (ou Alexios) et que les derniers GTA et RDR2 présente des familles (celle des De Santa, la bande du Dutch, la famille spartiate de Kassandra). C’est encore plus remarquable dans les AC puisque le postulat initial reposait sur une potentielle mémoire génétique : c’est un descendant qui explore les vies de ses aïeux. Nous ne sommes finalement pas éloignés de la proposition d’Emile Zola qui par sa famille des Rougon-Macquart. Chacune de ces familles fonctionne comme miroir représentatif du monde.

Zola est l’un des premiers à utiliser la famille comme synecdoque du monde, chaque membre de sa famille renvoyant, au mépris du vraisemblable, à une portion de la société (ce qui permet à Zola de garder encore pour sa part l’amplitude panoramique caractéristique de l’œuvre-monde). (Thérenty, 2007:13)

Autant RDR2 que Odyssey sont les constats des propositions sociographiques. Plutôt que de proposer des expériences centrées sur le récit (comme c’est le cas par exemple dans la série Uncharted où aucune topographie existe en dehors du récit), il donc avant tout question de mondes dans lesquels une foultitude de récits vont se dérouler. A l’instar de Thérenty pour Zola, j’observe des intentions sociographiques de la part des studios que je mentionne depuis le début de ce billet. Par « intentions sociographiques », j’entends la volonté des entreprises développeuses et éditrices de ces titres de représenter des réalités socialement définies dans une temporalité et une topographie.

L’idée d’une œuvre-monde, d’une œuvre littéraire qui tente de créer un monde clos, totalisant et complet, dans une volonté un peu mégalomane de représentation, de décryptage et d’élucidation du monde réel a cependant particulièrement fasciné le XIXe siècle (Thérenty 2007:4).

A partir de cela, on peut alors postuler que les ambitions des œuvres-mondes d’Ubisoft et de Rockstar ne sont pas du tout les mêmes et leur vision de l’histoire ne sont pas non plus les mêmes. Si Rockstar propose des récits clairement centrées sur l’histoire des Etats-Unis du siècle dernier, sans pour autant clairement représenter les localités (Los Santos plutôt que Los Angeles par exemple), Ubisoft propose des jeux-fleuves bien plus éclatés autant au niveau géographique que concernant les périodes historiques. Pour maintenir les comparaisons avec le XIX siècle littéraire, il semble que Rockstar ait une posture proche de celle de Zola tandis qu’Ubisoft présente plutôt l’èthos d’un Jules Verne. Nous pourrions même pousser la réflexion en considérant ces jeux comme des panoramas qui à l’instar de la daguerréotypomanie à laquelle fait référence Matlock : « se fixent comme objectif de rendre la ville visible – et ceci avec autant de plaisir que possible. Les plus diffusées de ces oeuvres sont des petits livres illustrés vendus un franc l’unité dès juin 1840 sous le nom de marque de Physiologies » (Matlcok, 2007).

.L’œuvre-Monde, l’œuvre-ouverte

Ainsi donc, il semble plus convenable de parler d’œuvre-monde pour la globalité des œuvres de R* ou Ubisoft, tout en considérant les incohérences inhérentes à ces productions médiatiques.  L’éditeur de Jules Verne, Hetzel, définissait l’œuvre de son auteur comme un ensemble de romans cosmographiques (Thérenty, 2007). Les jeux-fleuves et les œuvres-mondes vidéoludiques semble être les représentations contemporaines de rêves d’auteur·ice bien plus anciens. Au langage mercatique « d’open world », il mérite une contrepointe que je défendrai dorénavant.  

L’idée d’œuvres totalisantes, babéliennes et inachevables semblent être un aboutissement artistique recherché qui suscite chez l’audience que je suis un émerveillement et l’interrogation de par l’épuisement et les conditions de travail des artistes. En tout état, il me semble que la notion de jeu-fleuve est bien plus révélatrice de toutes ces intentions artistiques et créatrices. A l’instar de la littérature, le jeu vidéo fait œuvre-monde. ■

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie

Bornet, Cyril, et al. « La simulation humaine : le roman-fleuve comme terrain d’expérimentation narrative ». Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, no 27, décembre 2014. journals.openedition.org, doi:10.4000/narratologie.7042.

Leblond, Aude. Poétique du roman-fleuve, de Jean-Christophe à Maumort. Paris 3, 2 décembre 2010. www.theses.fr, http://www.theses.fr/2010PA030138.

Matlock, Jann. « « Optique-monde » ». Romantisme, vol. n° 136, no 2, 2007, p. 39‑53.

Thérenty, Marie-Ève. « Avant-propos ». Romantisme, vol. n° 136, no 2, 2007, p. 3‑13.

Jouer pour pleurer – Lettre Ouverte

La première fois que j’ai pleuré devant une œuvre artistique, c’était devant le film « Jack » avec Robin Williams. La situation peut sembler ridicule mais je me souviens très bien de tous les détails. Alors âgé de 6 ou 7 ans, ma mère avait organisé une soirée « cinéma » pour moi et ma sœur. En réalité, il s’agissait d’un subtil stratagème pour nous faire travailler. A ce moment de nos vies, ma mère était responsable de communication d’une compagnie de théâtre et puisqu’en 1997, internet n’existait pas encore dans nos chaumières, il fallait timbrer à la main des centaines de lettres pour faire la promotion des spectacles : ancêtre du publipostage, je t’ai connu. Dans tous les cas, ce travail nous donnait le droit à moi et ma sœur de regarder un film après vingt heures, ce qui en soi n’était pas une mince victoire.

Je suis encore capable du haut de mes 28 ans de me remémorer parfaitement la scène. Assis en brochette sur notre canapé en simili cuir blanc de notre salle télé qui se trouvait alors à l’étage, nous regardions « Jack » en train de coller des timbres et d’envelopper des cartons d’invitations. Au final, je ne me souviens que très peu du film, à peine de quelques scènes. Je revois Jack observer les abeilles, faire des sacs entiers de petits nounours gélifiés et ce, catégorisés par couleurs. Je visualise le moment où il demande à sa maitresse de l’accompagner au bal de l’école… et surtout, je vois la fin du film, lorsqu’il obtient son diplôme de fin d’études. Pour rappel, « Jack » raconte l’histoire d’un enfant dont les cellules vieillissent 4 fois plus vite dans le sens où en réalité, l’enfant obtient son corps d’adulte 4 fois plus vite que les autres. Lorsqu’il obtient son diplôme de fin d’étude, il est alors agé de la vingtaine mais son corps est celui d’une personne de 80 ans.

Je crois que le film n’a pas été particulièrement bien reçu, je ne sais pas trop. Cependant, je me souviens d’avoir pleuré et d’avoir serré ma mère et ma sœur dans mes bras parce que le film avait provoqué une tristesse immense chez moi. Je me souviens incapable de sécher mes larmes et presque 20 ans après, nous rigolons encore de cette histoire – moi petit pleurant les larmes du monde – au sein de ma famille.

J’ai toujours pleuré lorsqu’il le fallait. Je n’ai jamais su retenir mes larmes et cela fait régulièrement rire mes proches. Au cinéma, j’ai pleuré devant des dizaines de films : « Le Roi Lion », « Wall-E », « Toy Story », « Nanjin Nanjin », « Tigre et Dragon » ou encore « Cloud Atlas ». J’ai pleuré en lisant : « L’Histoire Sans fin » et d’autres récits. Il m’est arrivé de pleurer en écoutant certaines musiques de mes artistes favoris. « Busted and Blue » de Gorillaz est pour moi un morceau très communicatif dans sa tristesse. A Noël dernier, j’ai eu de nouveau le droit à des embrassades a la suite de l’épisode « The tales of Ba Sing Se » de la série « Avatar : The Last Airbender ». un des contes narrés concerne le personnage Iroh et sa promenade jusqu’aux hauteurs de la ville pour rendre hommage à son fils défunt. Les larmes que me sont venues ont de nouveaux provoquer les rires bienveillants de ma famille, moi-même succombant alors à ce mélange d’émotions, incapable de choisir être le rire et les pleurs.

Pour ce qui est des jeux vidéo, il m’est déjà plus difficile de citer des œuvres. Instinctivement, j’aurais tendance à citer Undertale comme étant le premier jeu devant lequel j’ai pleuré : la séquence de réunion avec Asriel m’a particulièrement ému, au point où la revoir même dans des contextes inappropriés, j’ai les larmes qui me montent aux yeux. C’était ce qu’il s’était passé lors du visionnage d’une des dernières Games Done Quick où le public ordonne littéralement au joueur de prendre Asriel dans les bras (de son avatar). Dans tous les cas, je sais déjà que j’ai tort puisque le véritable jeu à m’avoir pour la première fois fait pleurer est The Legend of Zelda : Majora’s Mask. Plus précisément, c’est la quête de de Kafei et Anju qui a déclenché de nombreuse larmes chaudes. La réunion de ces amants qui se fait que quelques minutes avant la fin du monde est pour moi d’une beauté immense. Autre jeu devant lequel je me souviens avoir pleuré : Nier : Automata. Plus précisément, les événements tragiques et multiples que l’on rencontre ont été pour moi autant de moments de merveilleuses tristesses. Si la dernière fin du jeu est travaillée en ce sens, c’est aussi des moments ponctuels qui m’ont fait verser quelques larmes. En particuliers, j’ai vécu une sorte de petit traumatisme en comprenant que certains robots dorés se considéraient comme des frères et que certains de cette fratrie tentaient de se venger de mon comportement, à cause perdue. Je ne sais plus si j’ai rêvé cette séquence ou si je l’ai réellement vécu. Il serait nécessaire pour cela de rejouer au jeu. Cependant, cela ne m’intéresse pas pour le moment.  Brothers : A Tale of Two Sons, To The Moon The Last Of Us sont autant d’autres jeux que je ne fais que citer mais qui ont été émotionnellement éprouvants pour moi, sans parler de Owl Boy, véritable tire-larmes sous couvert de chef-d’œuvre. 

Enfin, l’un des derniers exemples est bien entendu Breath Of The Wild que je définis dorénavant comme une véritable muse pour tous les sujets et idées de réflexion que ce jeu me suggère. L’évoquer comme un exemple ne convient pas à tout l’amour que j’éprouve à son égard : c’est pour moi un parangon magistral, une pierre angulaire et fondatrice. Les quelques 250 heures que j’ai passées dessus me laisse conclure qu’il s’agit d’un jeu majeur dans mon parcours, dans mon itinéraire expérientiel de joueur de jeux vidéo. Son histoire alterne des émotions intenses de bonheurs et de profondes tragédies. Les prodiges que l’on apprend à connaitre ont été tous des moments émotionnellement très forts pour moi et je ne me lasse pas de mentionner à quel point ces personnages ont été écrits avec une justesse typiquement asiatique : les cinématiques sont comme des montagnes russes alternant et mélangeant des situations ridicules, parfois de la distanciation voire parfois de la niaiserie pour enfin aboutir à une profonde empathie et sympathie. C’est du moins la façon dont laquelle j’ai vécu mon expérience de Breath Of The Wild. Je peux entendre que tout le monde ne soit pas d’accord avec moi, certains argumentant que son histoire est inexistante là où je considère au contraire qu’il s’agit d’un des jeux les plus chargés narrativement et scénaristiquement. Cependant, ce billet n’est pas l’occasion d’évoquer ce sujet. Ce que je retiens de BOTW, c’est un jeu qui m’a profondément marqué et qui me touche sincèrement. Ses musiques et mes souvenirs sont autant de madeleines contenant des émotions très fortes.

Ainsi, malgré le nombre de jeux auxquels j’ai joués, très peu m’ont fait pleurer de tristesse par rapport au récit qu’ils contiennent. Rétrospectivement, je pense que c’est finalement aussi la même chose pour les films. En tout cas, il me serait difficile aujourd’hui de dire si une forme artistique suscite chez moi des émotions plus fortes en comparaison d’une autre forme. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un débat important, en tout cas, pas pour moi.

Ce en quoi je crois par contre, c’est qu’aujourd’hui, les jeux qui m’ont le plus marqué et que je cite régulièrement dans mes articles et mes productions variés sont précisément les jeux qui m’ont fait pleurer. Cela ne signifie pas pour autant que je ne joue qu’à ces jeux, ni même que je les considère différemment d’autres jeux qui ont suscité chez moi d’autres émotions toutes aussi merveilleuses. Cependant, instinctivement, je cite ces jeux plutôt que d’autres. Il me semble que c’est suffisamment important pour être mentionné mais pas non plus pour commencer à faire une classification des « meilleures expériences vidéoludiques ». Notons par ailleurs que mon profil de joueur est peut-être le même au sein d’un groupe de joueurs et de joueuses en particuliers mais en aucun cas représentatif des pluralités des façons et des attitudes de jouer.

Jouer pour pleurer. Je crois que c’est aujourd’hui ce sur quoi je concentre mes expériences. Je suis dans cette recherche particulière de cette émotion. Je pense que cela est dû en partie à mon sujet de recherches : les impacts du game design et de l’éthos vidéoludique sur les comportements des joueurs et des joueuses. Certain·e·s chercheurs et chercheuses mettent en avant la peur comme émotion la plus importante. Pour ma part, j’ai le sentiment que susciter la peur peut se faire rapidement tandis je conçois les larmes et la tristesse comme des émotions que se construisent irrémédiablement dans le temps long. Nombreux sont les témoignages narrant la perte d’Aéris dans Final Fantasy 7. C’est cette émotion que je ressens pour les prodiges de Breath Of The Wild

Que cela soit cette étrange et belle tristesse que l’on peut ressentir ou des larmes de bonheur, celles-ci sont fondatrices de nos empathies. Je postule que ce sont les artefacts qui font que les liens qui nous attachent aux personnages fictifs d’une œuvre sont les plus forts. Et même plus, il s’agit là d’une preuve du renforcement de l’empathie que nous pouvons ressentir à l’égard de personnages fictifs.

Ces larmes sont aussi la preuve que les expériences vidéoludiques que j’ai eues sont réelles. J’ai réellement « vécu » des moments de jeu qui m’ont fait pleurer. Ces larmes sont une preuve qui explose les modèles de « cercles magiques ». Ces larmes sont les preuves d’une réalité tangible qu’aucun argumentaire ne pourrait contredire. ■

Esteban Grine, 2019.

De l’importance du premier degré dans l’analyse des jeux vidéo

Ce matin sur le trajet pour aller au travail, je repensais à certaines lectures d’Undertale que l’on peut trouver ici et là sur internet et la façon dont certaines mettent l’accent sur plusieurs niveaux de lecture que peut avoir le jeu. Notamment sur la façon dont le jeu tourne en ridicule les didacticiels. Fanny Barnabé y voit un détournement des codes du jeu de rôle et définit le didacticiel d’Undertale comme étant une parodie (2017 : 38). Je n’ai bien entendu aucun souci avec cette lecture qui lui permet de faire une transition sur la notion de joueur-modèle. Cependant, j’ai le sentiment que cette lecture rentre en conflit avec les propos que j’ai pu tenir sur le jeu. En effet, dans ce cadre, la parodie permet de supposer l’existence d’un « second degré », d’un métatexte, permis par une intertextualité entre le jeu et des jeux de rôle japonais (Earthbound et Mother en l’occurrence). Or, l’existence même d’une once de second degré peut mettre à mal toute la lecture que j’ai du jeu (non pas que cette lecture soit meilleure qu’une autre, mais c’est celle que je préfère à ce jour).

C’est pourquoi dans ce court billet, qui me permet de respirer entre deux textes sur Breath Of The Wild, je souhaite défendre l’importance des lectures « premier degré » des jeux vidéo. Pour cela, il est nécessaire de comprendre d’où je pars. Undertale est pour moi un véritable discours naïf sur la résolution pacifique des conflits, sur l’amitié, le care et l’empathie. En ce sens, son didacticiel est alors un ensemble d’illustrations à propos de la résolution pacifique des conflits, sur la notion de care et sur l’empathie. Dans le cadre de cette lecture, je suis obligé de considérer les intentions de Toby Fox comme fondamentalement orientées vers la diffusion de ce message. La suite du jeu n’est alors qu’en ensemble de péripéties permettant aux joueurs et joueuses de mettre à l’épreuve leur volonté de résoudre les choses de manière pacifique. Ces péripéties permettent, notamment via principalement les deux premières runs, de constater les écarts entre un comportement « neutre », qui va parfois user de violences, et un comportement « true pacifist » qui cherche systématiquement à résoudre les conflits sans arme, ni haine, ni violence. Dans la lecture que je soutiens, la dernière run, la « genocide », est un ultime recours pour Toby Fox de prouver que la violence ne mène qu’au regret pour celui qui la perpétue.

On peut questionner pourquoi alors j’ai du mal à considérer l’existence d’un second degré dans Undertale. C’est tout simple : si je considère l’existence d’un second degré même lors d’une toute petite partie du jeu, je mets le doute dans les intentions véritables de Toby Fox. Si je lui accorde une volonté de faire du second degré, je remets en cause toute la lecture que je défends. S’il a scénarisé son jeu pour être une parodie des jeux de rôle de son enfance, alors le message que j’interprète peut lui aussi être parodique et cacher un second degré, probablement cynique. Dans mon cas, supposer l’existence d’un second degré, c’est remettre en cause une analyse complète. Le conflit est précisément situé dans le fait que je préfère une interprétation par rapport à l’autre et que je n’ai techniquement pas d’argument pour réfuter la potentielle existence d’un second degré chez T. Fox. Epistémologiquement, cela interroge terriblement le chercheur ou la chercheuse qui analyse des jeux vidéo. Enoncer comme prémisse d’une analyse l’existence d’un second degré dans l’acte de création peut aboutir à des conclusions radicalement différentes.

Que l’on s’entende, je ne suis pas dans une perspective où il ne peut y avoir qu’une seule véritable interprétation. J’avoue mobiliser les deux, celle de Barnabé et la mienne, en fonction des discussions que je peux avoir sur le jeu.

Dans ce papier cependant, je soutiens l’importance des lectures « premier degré ». C’est-à-dire que je soutiens les interprétations littérales des œuvres que j’observe. Cela ne veut pas dire que je soutiendrais cela dans un autre contexte. Cependant, il faut bien avouer que prendre les choses de manières littérales résout de nombreux conflits d’interprétations et de dissonances. Par exemple, Si l’on prenait Uncharted de manière littérale, on peut totalement accepter la normalité des situations rencontrées par Nathan. Dans ce cadre, on ne considère le monde qu’il parcourt que dans la mesure où il nous l’est présenté. On ne calque donc pas les règles de « notre monde » pour combler les vides du monde de Nathan. On accepte de manière naïve que dans le sien, recevoir des dizaines de balles dans la poitrine ne conduit pas forcément à une mort certaine. De manière moins réjouissante, cela permet aussi de ne pas excuser une œuvre sous couvert de son second degré.

Au final, j’ai le sentiment de plaider pour des lectures candides et naïves des œuvres. Non pas qu’il s’agisse de la seule bonne façon d’analyser des jeux. Au contraire, j’ai l’impression que cela demande un effort conséquent de la part du joueur ou de la joueuse. Cela demande aussi de faire abstraction de nombreux paramètres en dehors du jeu (intertextes, paratextes, etc.) sans justifier cela de manière scientifique. Au fond, mon péché est probablement de trop idéaliser Undertale. Je me retrouve à rédiger un billet justifiant une posture scientifiquement intenable !

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie

Barnabé, F., (2017). « Rhétorique du détournement vidéoludique. Le cas de Pokémon ». Thèse soutenue à l’université de Liège. http://hdl.handle.net/2268/210764

Quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ?

La question « quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ? » peut, à première vue, sembler naïve voire abstraite. Pourtant, la récente sortie de Kingdom Come : Deliverance et de Farcry 5 nous pousse à nous interroger sur ce pouvoir mystérieux, volontairement attribué à toute œuvre culturelle, que posséderaient les jeux vidéo. Dans le cas de Kingdom Come : Deliverance, ses auteurs lui attribuent une valeur dans le sens où ce jeu est censé représenter une réalité historique. Il y a donc bien cette idée de « vérité » potentiellement contenue. Cependant, les débats que sa sortie a engendrés ont questionné quelque chose d’autrement plus complexe qu’est la réalité historique. Critiqué pour les biais racistes de ses auteurs, on peut en effet se demander, au-delà du plaisir ludique de jouer à ce jeu, s’il est bien question d’une vérité contenue par le titre. Dans le cas de Farcry 5¸il s’agit d’une toute autre histoire. D’abord présenté comme une critique de l’extrémisme conservateur et raciste étasunien, le jeu a fait réagir des communautés suprémacistes blanches, ce qui a poussé Ubisoft à faire patte blanche en retirant tout discours potentiellement politique contenu dans son jeu. Dans ce cas, les possibles vérités contenues dans le jeu ont fait que des communautés d’interprétation ont pris peur.

Les deux cas que je viens d’évoquer sont révélateurs d’une discussion récurrente autant au sein des recherches sur les média et game studies qu’à l’extérieure entre les différentes communautés pratiquantes. Si la question pouvait sembler naïve, voilà maintenant une perspective intéressante. D’un côté nous avons un jeu qui finalement prend plutôt position pour défendre une représentation de l’histoire, il est donc difficile de parler de « vérité ». De l’autre, nous avons un jeu qui parce qu’il pouvait contenir une vérité a autant effrayé un groupe social que ses créateurs. « Est-ce qu’un jeu vidéo peut contenir une vérité ? » reste donc une question entière. Et si arrêter sa réflexion ici peut satisfaire le Stéphane Bern du jeu vidéo, il reste malgré tout de nombreuses choses à révéler.

Tout d’abord, il est important de qualifier ce que l’on entend par vérité car finalement, lorsque l’on y réfléchie bien, je n’ai encore rien dit qui mérite d’y prêter une oreille attentive. C’est donc à partir de ce moment que les choses sérieuses vont commencer.

Une première chose à noter est que la question, telle qu’elle est actuellement ne définit pas ce que l’on entend par vérité. Cela ne situe pas non plus l’ancrage théorique sur lequel nous appuyons cette définition. Par exemple, un jeu vidéo contient obligatoirement une vérité de manière absolue : celle de représenter fidèlement son code par des procédés graphiques et techniques. En tant que logiciel informatique, le jeu contient obligatoire une vérité : celle d’une machine qui parvient à traduire un code en assets, gameplay, etc. La vérité, au niveau informatique, est donc assimilée à une lecture et une application fidèle du code par la machine. Lorsqu’une erreur de lecture apparait, soit le jeu ne peut fonctionner, soit la vérité que son code contient ne peut être comprise par la machine. Le problème se situe alors, non pas en ce que l’objet contient, mais au niveau de l’interprétation et de la traduction du code.

De manière absolue, tout jeu fonctionnel contient une vérité informatique mais on peut jouer encore plus finement lorsque l’on pense les jeux vidéo comme des logiciels. Pour l’instant, je n’ai fait que l’hypothèse d’une vérité en relation avec le monde en dehors du jeu. Cependant, on peut très bien supposer que le jeu peut contenir une vérité par rapport à lui-même. Undertale¸ qui est certes une expérience cryptique et autonome de gauche, contient de nombreuses vérités que n’en seraient pas si l’on sortait de sa diégèse. Le jeu commence par des éléments de récit nous expliquant que les monstres ont été enfermés sous terre suite à leur défaite et en effet, nous rencontrons ces monstres dans ce monde sous-terrain. Parce que le jeu est un système cohérent d’une multitude d’énoncés, alors il contient de nombreuses vérités.

Cependant, il ne s’agit peut-être pas de cette vérité à laquelle les gens font référence lorsqu’ils et elles se posent cette question. Du coup, il convient alors de changer notre angle de vue pour délaisser le jeu vidéo observé comme un programme informatique ou un système cohérent pour cette fois le considérer comme une œuvre, une création issue d’un être humain. A ce moment, nous entrons donc dans le domaine du jeu vidéo pensé comme une fiction. Le terme est suffisamment parlant pour tout de suite piquer l’oreille : une œuvre de fiction peut-elle contenir une vérité ? Probablement, je ne pense pas avoir à démontrer cela. Si l’on suppose qu’une vérité se définit comme une correspondance entre un énoncé et la chose réelle qu’est censé contenir l’énoncé, alors, on peut accepter l’idée de vérité dans toute œuvre de fiction. Si j’observe que le ciel est bleu dans Call Of Duty alors je peux supposer qu’il y a bien une correspondance avec la chose réelle : nous avons effectivement aujourd’hui un ciel bleu. Dans Night In The Wood¸ le joueur voit des personnages représentant plus ou moins partiellement des réalités sociales étasuniennes. On apprend à un moment que la famille Borowski a obtenu un « crédit subprime ». Etant de « mauvais payeurs », leur maison est potentiellement la propriété de leur banque. Cette fiction correspond partiellement à une réalité : celle de nombreuses familles étasuniennes lors de la crise économique de 2008. Dans ces deux cas, le jeu vidéo contient au moins une vérité, plus ou moins partielle puisque celle-ci n’est pas mathématique mais correspond d’une manière plus ou moins aboutie à des phénomènes réels et issus d’expériences de vie. Ces vérités ne sont d’ailleurs pas forcément liées à des représentations « réalistes ». Les jeux sont des métaphores en acte disait Henriot ou des allégorithmes selon McKenzie Wark, c’est-à-dire des allégories générées par du code informatique. Bound représente particulièrement bien cela. Sous ses airs de conte de fée – nous avons tous les personnages nécessaires : une reine, une princesse, un héros et un monstre – le jeu décrit les relations complexes d’une famille plus que fragile. On y incarne une personne dont le seul refuge pour se protéger de tout est la dance, son havre de paix intérieure. Sous forme de métaphore, nous avons là encore une vérité, quelque chose qui correspond à une réalité. Une réalité finalement très personnelle, très individuelle comme un témoignage.

A partir de ce moment, on peut commencer à amener un élément de réflexion en comparant Night in the wound, Bound, Kingdome Come et Farcry 5. Le jeu vidéo semble pouvoir aisément contenir une multitude de vérités au niveau des individus, à propos d’enjeux concernant une personne ancrée dans sa réalité. Cependant, il apparait complexe de pouvoir prétendre à autre autre chose. Night in the wood reflète cela. C’est un jeu qui ne contient que des situations véritables à l’échelle des individus, rien de plus. Là où il devient important de se méfier, c’est finalement lorsqu’un jeu prétend contenir des vérités à l’échelle d’un pays ou de l’Histoire. Finalement, en disant ces propos, je réinvente plus ou moins la roue en appliquant une réflexion constructiviste à ce média : les jeux vidéo sont des œuvres de fiction. Comme ce sont des œuvres, elles contiennent les représentations que leurs auteurs ont de la réalité. Il ne s’agit donc pas de vérités mais seulement de ce que certains pensent être des vérités.

Ainsi, lorsque la question « quelle vérité contient le jeu vidéo » est posée, il s’agit principalement d’une question d’échelle. Le jeu vidéo a plus de chance de contenir des vérités à hauteur d’individus que des vérités à l’échelle de l’humanité ou de son Histoire. Cependant, il apparait qu’une dernière question subsiste : « quelle vérité contient le jeu vidéo » peut aussi être reformulée de la façon suivante : « est-ce qu’il est possible de faire tenir le jeu vidéo dans une seule et unique vérité » A cela, je répondrais qu’il faudrait d’abord supposer que le jeu vidéo, en tant qu’idée, existe, ce qui n’est pas quelque chose de nécessaire ou d’important. On peut cependant toujours se poser la question. On ne trouve pas toujours, mais il importe de chercher.

Esteban Grine, 2018.

Attends-moi mon amour – Bury Me My Love

Attends-moi mon amour – Bury Me My Love

J’ai commencé la semaine dernière “Enterre-moi mon amour” de The Pixel Hunt et Pierrec de l’Oujevipo. Cela fait donc maintenant un peu plus de 4 jours que j’accompagne Nour dans son périple pour me rejoindre, ou Majd, cela n’est pas important. Parfois Majd, parfois moi, je suis ses périples.

Cela fait donc 4 jours que je « joue » à ce jeu car j’ai choisi de le faire en temps réel, c’est-à-dire que la progression s’effectue avec le temps véritablement nécessaire à Nour pour aller d’une étape à une autre. Au moment où j’écris ces lignes, Nour doit d’ailleurs arriver à la frontière bulgare. Après avoir passé deux jours à Istanbul, elle trouva un passeur pouvant la déposer avant la frontière. Mais là je m’inquiète. Je m’inquiète car elle n’a pas pensé à prendre une lampe torche, et je n’ai pas eu la possibilité de lui proposer d’en prendre une… La réalité est que même si j’avais eu ce choix, je n’y aurais probablement pas songé, ou je l’aurais tout simplement défaussé.

Bref, je suis dans l’attente. Nour est déconnectée, il n’y a pas d’internet et je dois bien composer avec les informations que j’ai pour le moment. Je nourris mon imagination de ses périples, croisant les doigts pour que rien ne puisse lui arriver. C’est difficile d’avoir totalement confiance dans ces cas-là, on se retrouve bloqué, entre notre impuissance et l’obligation de totalement croire en la personne qui nous répond sans jamais nous parler de vive-voix.

L’un des tours de force de « Bury Me My Love » réside précisément dans sa façon de maintenir son joueur dans l’attente. de nombreuses fois, j’avais critiqué justement cette façon de game designer une expérience vidéoludique. J’avais été très véhément à propos des idle games qui obligent le ou la joueuse à ne pas jouer sous couvert d’une mécanique ludique spécialement mise en place pour susciter un comportement d’achat : « tu veux jouer ? passe par la caisse et tu n’auras pas à attendre ton tour ». « Enterre moi mon amour » use pourtant de la même mécanique et in fine déconstruit tous les arguments des plus fidèles ludologues qui pensent que « seul le gameplay compte », contrairement aux assets et au scénario qui importent peu. Or, nous avons là un cas flagrant et brillant de l’utilisation de « l’attente » comme élément essentiel du game design d’un jeu et ce, pour des raisons scénaristiques plutôt que mercantiles comme c’est le cas des idle games. Pareil, cette attente ne sert pas à influencer le joueur et l’inciter à revenir par l’obtention d’une carotte tel un bonus d’expérience.

Ici, l’attente est scénarisée et cela invite le joueur à guetter toutes nouvelles informations provenant de Nour. A guetter son téléphone, espérant avoir une nouvelle qui pourrait nous rassurer. L’attente permet aussi de prendre la mesure de l’exploit humain que c’est de vouloir rejoindre l’Europe. Cela nous incite à penser à Nour même quand nous ne jouons pas au jeu. Au milieu d’une réunion de travail, on en vient à se dire : « est-ce qu’elle m’a écrit ? J’espère qu’elle n’a pas eu de soucis… », lors de son trajet pour attraper le métropolitain : « tiens ! Je n’ai toujours pas eu de nouvelles ». Il y a un mélange entre notre vie et celle de Nour, entre notre réalité et cette fiction inspirée de faits réels et quotidien dans le monde.

L’attente me fait ressentir une empathie immense pour Nour, pour les immigré.e.s qui tous les jours depuis le début de cette guerre, cherchent à rejoindre l’Europe, fausse terre d’asile et complice de ce qui se passe là-bas. L’attente me fait comprendre aussi ce qu’est de rester, loin, impuissant, des personnes que nous aimons et qui luttent pour nous rejoindre. Je n’ai jamais vécu cette situation. Je croise les doigts pour ne jamais la vivre mais je crois que « Enterre-moi mon anour » m’aide à ressentir, un peu, sans comprendre, sans être « à la place de ».

Je crois que ce jeu m’aide à ressentir à toute petite échelle ce que d’autres, moins fortuné.e.s, ont vécu ou subissent exactement au moment où j’écris ces mots. ■

Esteban Grine, 2017.