Les Pals, le capitalisme tardif et des gros guns

En moins d’une semaine, le jeu Palworld (Pocket Pair, 2024) est déjà devenu un nouvel étalon de mesure de l’industrie vidéoludique. Noté 8 sur 10 par IGN, le jeu revendique plus de 8 millions[1] de joueurs et de joueuses seulement 6 jours après sa sortie en early access. Sur le site officiel, il est présenté comme intégrant sans aucune porosité « des éléments de combat, de capture de monstres, d’entraînement et de construction de bases. Les joueurs disposent d’un large éventail d’armes, des arcs et lances classiques aux fusils d’assaut et lance-roquettes modernes » (Pocket Pair, sans date, traduction de l’auteur)[2]. Dès son annonce, le jeu optait pour un ton à la frontière de la satire et du sérieux dans la façon qu’il avait de présenter sa propre expérience. Entre second et premier degré,

les vidéos promotionnelles de Palworld subvertissent l’ambiance bon enfant typique de Pokémon, les monstres de dessin animé y tenant des mitraillettes au design réaliste. On y voit le joueur cribler de balles, de flèches ou d’explosifs ces adorables créatures, et armer celles qu’il a capturées. Dans Palworld, il est aussi question – sans que l’on sache très bien s’il s’agit ou non de satire –, d’esclavagisme et de cruauté envers les animaux. (Trouvé et al. In Le Monde, 2024)[3]

Dès sa sortie, le jeu fut immédiatement comparé à d’autres. Immédiatement également, une partie de l’audience se mit à interroger l’intégrité des pratiques du studio et du processus de production qui fut nécessaire pour sortir ce jeu dans de telles conditions. Pour résumer brièvement, des soupçons de plagiat, d’utilisation d’intelligences artificielles portent sur le jeu, à tel point que Nintendo vient d’annoncer une enquête sur la ressemblance troublante entre les Pals (les monstres de Palworld) et les Pokémons[4]. Tout en étant par ailleurs relativement élogieux à l’égard du titre, le magazine IGN prend en considération la chose de la manière suivante :

Il est impossible de ne pas remarquer à quel point il reprend sans vergogne les idées et les designs de Pokémon, il y a quelques bugs et problèmes de performance peu surprenants, et le travail de maintien des réserves de votre base a besoin d’un peu de retouche – mais quand vous êtes sur le dos d’un dragon volant tout en tirant sur un canard bleu avec un fusil d’assaut, la plupart de ces imperfections s’effacent complètement. (Northup, 2024, traduction de l’auteur)[5]

Alors, avec tout ce contexte, il serait aisé de traiter Palworld comme un énième exemple illustrant l’impossibilité d’une consommation éthique dans le capitalisme. Il serait également aisé de se positionner soit en défense, soit en accusation de ce jeu comme par exemple en focalisant son regard sur ses éléments, le passif de l’entreprise, etc. Cela étant, un tel exercice ne permettrait au mieux qu’une prise de position dans un débat en cours. Or, Palworld est davantage qu’un simple élément permettant de se distinguer individuellement dans un débat. Il est également la dernière saillance d’un système qui rejette peu à peu les possibilités artistiques, culturelles et sociales des jeux pour inscrire ces derniers profondément dans une seule et unique identité d’objet de consommation de masse. Ce faisant, Palworld révèle dans une certaine mesure comment une partie de l’industrie du jeu vidéo conditionne ses propres futures productions à n’être que des produits marchands se dédouanant de toute innovation technique, créative et culturelle. C’est une ultime illustration d’un capitalisme tardif dans lequel l’industrie s’enfonce.

Idées clefs de l’article

  • Palworld n’est que la dernière saillance illustrant la convergence de tendances illustrant l’inscription de certains acteurs de l’industrie, gravitant autour du AAA et du jeu service, dans un capitalisme tardif avancé.
  • Le capitalisme tardif se traduit dans l’industrie du jeu vidéo par la plateformisation des outils de développement dans le but de proposer des expériences peu innovantes dans leur contenu de sorte à limiter les risques pris par les stakeholders.
  • Pour les joueurs et les joueuses, ce capitalisme tardif se traduit par la recherche d’expériences respectant des canevas ludiques typiques plutôt que véritablement novateurs.
  • Plus que Palworld et malgré tout une certaine incertitude sur son développement futur, c’est une victoire commerciale pour Epic et l’Unreal Engine.
  • Palworld illustre le fait qu’il y a une distinction qui s’opère entre l’idée d’un jeu telle qu’elle est médiatisée dans la communication du studio et la communauté joueuse et telle qu’elle se traduit matériellement dans l’expérience. Cette distinction se retrouve dans les stratégies marketing prédatrices de certains autres jeux comme Evertale qui capitalisent leur communication sur des contenus et des intentions artistiques qui sont absentes du jeu.
  • Les « Pokémons with a gun » ne sont finalement qu’une idée davantage partagée dans les discours que véritablement traduite dans l’expérience du jeu qui est, pour le coup, typique d’un jeu de survie en monde ouvert.
  • Les accusations de plagiats et d’usages plausibles d’IA, vérifiées ou non, révèlent davantage un processus de production incompatible avec une certaine idée de l’intégrité professionnelle des game designers. Mieux connaitre comment cette intégrité se cristallise dans les discours sera incontournable pour comprendre les trajectoires futures de l’industrie.

Dans la suite de cet article, plutôt que d’adopter cette problématique par la consommation, c’est donc davantage le système productif des jeux, et particulièrement Palworld, qui sont interrogés. Au-delà des critiques qui peuvent être adressées à Pocket Pair, c’est tout un ensemble de tendances qu’il faut remettre en exergue afin de comprendre finalement ce qui est en train de se jouer avec les Pals, mais en réalité, avec de nombreux jeux AAA et AA.

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Quels enjeux vidéoludiques pour les blockchains ?

Le Crypto Art est un mouvement artistique récent dans lequel les artistes produisent des œuvres qui vont ensuite être distribuées par des crypto art galeries tout en s’appuyant sur une technologie blokchain. Une blockchain est une technologie de transmission d’informations dont la distribution est gérée de pairs-à-pairs. Autrement dit, il s’agit en somme d’une base de données dont les informations sont partagées au sein d’un réseau et validées directement par les utilisateurs et utilisatrices de ce réseau. Sécurisées cryptographiquement, les blockchains permettent d’offrir une alternative décentralisée à de nombreux systèmes d’informations.

Bien que la présentation de ce qu’est une blockchain soit simpliste ici, cela permet tout de même de comprendre les enjeux liés au crypto art. Une œuvre fait partie d’une blockchain lorsqu’elle est tokenisée, c’est-à-dire qu’elle a suivi un processus par lequel un set de donnée est défini par une suite de caractères randomisés. Chaque œuvre est donc associée à un seul et unique token sur une blockchain. L’intérêt de ce procédé est d’assurer une certaine rareté à l’œuvre, rareté qui est reconnue par le réseau (Finucane, 2018)[1]. Si pour une image, il n’y a qu’un seul et unique token, alors cela revient à la considérer comme étant la seule et unique véritable image et donc en somme, la seule à avoir une véritable valeur. En réalité, plus que l’image (qui peut être téléchargée, réuploadée, etc.) en tant que telle, c’est le titre de propriété qui a une valeur.

Autrement dit, pour ce qui est du marché de l’art, à l’heure de son immatérialité, les blockchains sont cruciales puisqu’elles contredisent la reproductibilité infinie, pour citer Walter Benjamin, et rendue possible par la dématérialisation de l’art (Lippard, Chandler, 1967)[2]. Par le processus de tokenisation, il est possible d’imposer une rareté dans un espace numérique et donc techniquement reproductible à l’infini. Par ailleurs, les utilisateurs et utilisatrices, pour gérer leurs possession, possèdent des wallets dans lesquels se trouvent leur token. Cela donne un caractère d’hyper-portabilité selon Franceshet et al (2019)[3]. De fait, le crypto art est particulièrement une affaire économique puisque les tokens sont comme des titres de propriété qui s’échangent sur un marché secondaire, le tout soutenu par une blockchain.

De plus en plus de ponts se tissent entre le monde du jeu vidéo et les technologies Blockchain. L’un des exemples les plus probants est CryptoKitties, une plateforme vidéoludique de collection et de reproduction de chats présentés comme uniques puisque le service et les utilisateur·ice·s passent par la blockchain Ethereum pour pouvoir échanger ces NFTs dont les plus chers sont estimés à plus de 1,5 millions d’euros (999 ETH). Au-delà d’un simple outil facilitant la collection, les blockchains peuvent représenter un enjeu pour le partage des données entre les joueur·euse·s d’un même jeu et pour le game design en général. Cet article vient donc situer depuis une perspective critique les enjeux de l’usage des blockchains et du crypto art dans le game design des jeux vidéo.

Citation conseillée pour cet article :
Grine, E., (2021). Quels enjeux vidéoludiques pour les blockchains . Les Chroniques Vidéoludiques. URL : https://www.chroniquesvideoludiques.com/quels-enjeux-videoludiques-pour-les-blockchains/

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Un souffle sauvage de conservatisme sur les mondes ouverts

La fin d’année 2018 a été pour moi une période de mondes (semi) ouverts puisque j’ai respectivement joué à Shadow Of The Tomb Raider (SOTTR), Red Dead Redemption 2 (RDR2), Spyro The Reignited Trilogy (STRT), Farcry 5, Assassin’s Creed Odyssey (ACOD) et enfin Breath Of The Wild (BOTW). Si certains pourraient discuter de la pertinence d’appeler SOTTR ou STRT des mondes ouverts ou semi-ouverts, ce n’est pas la discussion que je vais mener ici.

Plutôt, je vais m’intéresser à la question : pourquoi certains de ces univers invitent plus à la découverte que d’autres ? En effet, si l’on compare de manière factuelle les mondes que nous pouvons fouler, je fais l’hypothèse qu’ils sont rempli de manière plus ou moins équivalente en termes de collectibles. En témoigne les 900 et quelques Korogus à débusquer dans BOTW. Pourtant, comme l’énonce si bien Hamish Black, comment se fait-il que l’on ne ressente pas les effets d’une liste « à checker » lorsque l’on joue à ce jeu en comparaison des autres ? Autrement dit : pourquoi préfère-t-on explorer certains mondes plutôt que d’autres ? C’est sur cette question que je vais me concentrer pendant les prochains paragraphes.


Note aux lecteur·ice·s : les propos que je tiens dans ce billet ne sont pas immuables. J’écris cette note après la rédaction de ce billet qui ne me satisfait pas particulièrement. Il a été difficile de tenter de se défaire d’une approche formaliste. Cette tentative peut donc a posteriori être une fausse route. C’est pourquoi, je me réserve donc un droit de rétractation. Je ne suis pas non plus sûr et certain d’être clair dans mon cheminement logique. J’invite donc tout·e·s lecteur·ice·s à ne pas trop surinterpréter mes propos. 


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Elles étaient pourtant vertes, ces collines.

Afin de pallier mon envie de me replonger dans l’univers de Spyro le dragon avec son remake à peine sorti, j’ai décidé de refaire le tout premier épisode de la trilogie initiale. J’ai aimé Spyro. J’ai aimé ce personnage, ses niveaux et ses univers. Pourtant, en relançant le jeu, ma nostalgie s’est heurtée à l’épreuve du temps : comment se fait-il que ce jeu de mon enfance soit si triste et si terne ?

Ce n’est pas lui qui a changé, c’est sûr. C’est mon regard et ma compétence de joueur. C’est aussi l’environnement technologique qui a évolué. Comment considérer la première itération du dragon encore chatoyante alors que l’an passé est sorti le merveilleux remake de Ratchet & Clank ?

Il y a une déconnexion entre mon souvenir du jeu et le jeu tel qu’il est réellement. J’avais une discussion avec un ami et durant cet échange, nous questionnions la pertinence de proposer un remake quand le jeu d’origine est toujours « fluide, fun, beau, coloré, etc. ». Si aujourd’hui je devais formuler une réponse, je dirais que les remakes existent pour qu’une structure de jeu corresponde aux souvenirs que nous avons (ou l’inverse). Lorsque j’ai repris Spyro, sur émulation, je suis entré dans cette vallée de l’étrange. Les mondes ne sont plus si beaux que ça. L’enjeu central du jeu est résumé très succinctement dans un des niveaux du monde des pacifiques entre un dragon délivré et le protagoniste :

Gunnar : Bien joué Spyro, continue comme ça et je suis certain que tu accompliras ton destin !

Spyro : Mon destin ? Je veux juste leur botter…

Gunnar : Débarrasse-toi des ennemis et récupère des joyaux.

Une lecture bête et méchante résumerait l’histoire en énonçant que Spyro est simplement un huissier chargé par les dragons de récupérer les joyaux que Gnasty Gnorc a dérobés. Le récit (enchâssé) est quelque chose que j’avais finalement oublié. Sa redécouverte fut déceptive et décevante. Lorsque j’ai rejoué au jeu, en 2018, je me suis rendu compte que les lignes de dialogues, hormis pour leur qualité didactique, sont très pauvres. C’était un détail oublié dans mes souvenirs.

Je n’ai même pas parlé du gameplay du jeu qui dans mes mémoires semblait parfait : comment se fait-il que manette en main, j’éprouve des difficultés à me mouvoir ? J’applique ici l’hypothèse suivante : il est très difficile de se remémorer le gameplay effectif et réel d’un jeu. De fait, nos souvenirs occultent certains pans (pour mon cas, c’était par exemple la manipulation exécrable de la caméra avec R2 et L2) ou les bonifient (je ne me souvenais pas par exemple des imprécisions des déplacements). Encore une fois, c’est cette déconnexion entre mon souvenir est l’expérience récente que j’ai du jeu qui m’a fait prendre de la distance par rapport au jeu.

Les remakes semblent alors être une réponse à la question posée plus haut. Si les souvenirs restent intemporels (car nous les réactualisons en prenant en compte certaines évolutions technologiques, sociales, etc.), les objets restent ancrés dans leur époque. Les remakes sont alors des outils permettant de réaligner une structure de jeu sur nos souvenirs. ■

Esteban Grine, 2018.

(Epilogue : je vais me jeter en effet sur le remake de Spyro)


Spyro The Dragon (Insomniac Games, 1998)

Spyro Reignited Trilogy (Toys For Bob, 2018)

La narration vidéoludique est un problème à n-corps

La question « y’a t-il des histoires qui ne peuvent être bien racontées qu’en jeu vidéo ? » fascine. Tout d’abord, elle offre immédiatement à la personne qui répond une possibilité de prendre une position pour ensuite engager un débat avec celui ou celle qui souhaiterait devenir son antagoniste. Ensuite, elle invite à positionner, ou plutôt « à situer », le jeu vidéo par rapport à d’autres médias. Enfin, elle questionne fondamentalement et ontologiquement les histoires que nous (nous) racontons en jouant : sont-elles différentes des autres histoires racontées dans d’autres médias ? Une histoire peut-elle être la même si elle est racontée de façon différente ?

Voilà des pistes et des enjeux de recherches passionnants. Non pas parce ce qu’il s’agit de mettre en exergue une vérité mais plutôt parce que cela interroge fondamentalement et sémiotiquement notre compétence à définir ce que sont les « histoires vidéoludiques » (si tant est qu’elles existent). Dans cet article, je vais donc principalement me concentrer sur l’élaboration d’un modèle permettant de représenter les phénomènes narratifs des jeux vidéo. Cela me permettra de questionner les modèles actuels et enfin de répondre aux questions posées.


Plan de l’article

  1. Peut-on parler « d’histoires vidéoludiques » ?
  2. Définir les histoires vidéoludiques par la sociologie des médias et la cybernétique
  3. La narration vidéoludique n’est pas un ensemble de poupées russes
  4. Un « modèle narratif à n-corps »
  5. Les histoires se cachent-elles pour mourir ?

Note au lecteur ou à la lectrice : il s’agit de la première version de l’article. Probablement que des fautes d’orthographes, de typo et de grammaires s’y sont glissées. L’article passe en relecture (participative) dorénavant.


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Apprendre le vivre ensemble en jouant à des jeux vidéo

La question du vivre-ensemble semble être particulièrement d’actualité lorsque l’on observe un peu la situation politique de la France. L’assemblée nationale vient en effet de faire passer un texte de loi intitulé « asile et immigration » parait comme un tollé politique pour celui qui s’intéresse de près à la question du secours aux personnes en difficulté. Voir notamment des associations comme Amnesty International pointer du doigt ce texte et le considérer comme dangereux semble être un signal fort qui m’interroge en tant que chercheur à propos des valeurs de solidarités et d’empathie que nous essayons parfois de transmettre aux générations qui nous succèdent. Plus que jamais, « vivre ensemble » est d’actualité.

Si cette introduction en la matière à de quoi faire grincer des dents pour son côté actuel, elle touche à une question dans laquelle baigne mes recherches depuis un peu plus de deux années maintenant. Nous savons que les jeux vidéo sont des objets de représentations de l’acte guerrier, militaire. Des chercheurs comme Stephen Kline ont notamment travaillé sur le concept de la masculinité militarisée (2003) repris par Genvo (2008). Ce dernier questionne le rôle de ce concept dans la médiation que propose le jeu vidéo et en guise de conclusion, aimerait observer un renversement de cette tendance à voir les jeux vidéo se saisir de ce sujet pour en faire autre chose ou pour tout simplement le délaisser au profit d’autres thématiques comme celle de l’amitié – dans tous les cas, quelque chose qui ne ressemblerait pas à la ludification d’une forme de violence.

Malgré tout, on observe quand même quelques niches ici et là de jeux vidéo tentant de proposer autre chose et ce à plusieurs degrés dans leurs discours mais aussi à propos de leur célébrité. L’un des exemples que j’aime particulièrement aborder, parce qu’il est contradictoire, est celui de Metal Gear Solid 3. Ce jeu est un véritable sandbox concernant la mise à mort de personnages non joueurs. Véritable, car le game design propose tout au long du récit des espaces dans lequel le ou la joueuse peut s’amuser à tuer ses ennemis. A l’inverse, ce jeu tient un discours particulièrement antimilitariste et pousse le joueur, dans l’une des dernières séquences du jeu, à abattre, en appuyant sur le bouton de manette, The Boss. Un personnage pour lequel le récit construit progressivement une relation d’empathie. Par ce dernier acte, ce dernier jugement, le jeu nous invite à nous interroger sur la relation que nous avons avec ces amas de pixel représentant des êtres humains.

Dans Metal Gear Solid 3, on sent, on ressent ce discours contradictoire. Il est tout de même difficile de le définir comme un jeu persuasif (Bogost, 2007), c’est-à-dire un jeu qui cherche à convaincre son joueur de quelque chose, d’un message, d’un discours. Dans tous les cas, c’est finalement encore un jeu très guerrier. Il existe des jeux au contraire qui nous invitent à agir de manière pacifiste et qui nous récompense pour cela. Ou du moins, des jeux qui nous invitent à nous soucier d’autrui. On peut notamment évoquer le cas de That Dragon Cancer qui raconte littéralement la vie d’une famille dont le dernier né est atteint d’un cancer. Le message, simple et sobre, n’a pas une vocation militante. Il s’agit plutôt d’un artefact, d’un témoignage.

Un autre jeu, bien plus satyrique a été réalisé par une développeuse afro-américaine, Momo Pixel. Hair Nah est donc un jeu qui nous fait incarner une femme noire repoussant des mains blanches essayant de toucher ses cheveux. On se retrouve donc à incarner une jeune femme noire qui essaie de voyager tranquillement et qui se fait ennuyer et harceler pendant un trajet qui la mène en vacance. S’il s’agit bien plus d’un jeu vidéo adressé à un marché de niche – qui joue à ce jeu ? -, c’est pourtant l’un des nombreux constats nous permettant de penser que oui, aujourd’hui, les jeux vidéo deviennent un média destiné à sensibiliser son public sur des problématiques sociales.

Et je prends le temps de clairement énoncer que non, il ne s’agit pas forcément de grands enjeux comme dans Metal Gear Solid. Non, il ne s’agit pas non plus de grandes idées comme dans Ico qui met en avant un sentiment d’amitié. Non enfin, il ne s’agit pas de penser un nouveau système politique et économique. Les jeux vidéo sont pluriels et de plus en plus on voit émerger des jeux qui se consacrent à de tous petits problèmes. Le bon terme est plutôt celui de « problème individuel », relatif à une personne parfois isolée. J’aime bien y associer l’idée que ce sont des jeux expressifs. Il s’agit là d’un concept proposé par Genvo qui contrairement au jeu persuasif, définit des jeux qui ne souhaite que nous donner quelques éléments de compréhension à propos d’une situation de vie. Rien de plus. Il s’agit de se mettre dans les chaussures de l’autres, sans forcément vouloir apposer dessus un discours, une tirade. Air Nah est un constat pour cela. En se mettant à la place d’une femme noire, le jeu nous propose de comprendre pourquoi ce comportement que nous pouvons avoir, est un comportement raciste, est un comportement oppressant. Il nous invite d’ailleurs en conclusion à arrêter de le faire, d’où sa dimension peut-être persuasive.

Avec ce court panorama, avec ces jeux aux antipodes, je viens quand même de passer de Metal Gear Solid 3 à Hair Nah. C’est comme si je passais sans transition d’un film hollywoodien à une production indépendante et obscure. Mon objectif est le suivant : comment en jouant, on adresse des problématiques de société au joueur ? En gros, mon interrogation, c’est « est-ce que si je fais jouer quelqu’un à un jeu en particulier, il va réfléchir au comportement qu’il a avec ses amis, sa famille, etc ? » On est clairement ici dans cette fameuse question du transfert. Est-ce que les jeux rendent violent ? Est-ce que les jeux rendent plus gentils ? Moins racistes ? Plus respectueux ? Si la première partie se consacrait à la violence, mes recherches portent plutôt sur l’inverse. Alors, funfact, l’industrie y a déjà répondu. Depuis le début des années 2000, l’explosion des serious games nous laisse penser que si tant d’argent sont dépensé dans, par exemple, des projets européens de créations de jeu dans le but de sensibiliser les enfants à quelque chose, c’est que certaines observations ont dû être faites. Mais il n’y a pas non plus besoin d’invoquer les grandes entreprises pour considérer ce parti pris. Tout récemment, la chaine YouTube « Un Bot Pourrait Faire Ça » m’a fait découvrir le manifeste de la Carewave. Il s’agit d’un mouvement qui promeut le jeu vidéo comme un outil de médiation empathique sur des sujets autour de la responsabilité collective, de l’écoute attentive et sans jugement, de l’empathie et de simplement prendre soin.

Ainsi, avec les quelques jeux que j’ai présentés, une première conclusion doit nous sauter aux yeux : les jeux sont clairement utilisés comme supports de médiation et d’apprentissage. Reste à questionner la pertinence de les utiliser pour enseigner quelque chose, mais nous ne sommes pas encore à ce moment de l’exposé. Les jeux sont utilisés comme outil d’apprentissage donc. Lorsque je présente cela, j’aime bien resituer un peu leur émergence. On sait déjà que dans les années 1990, des jeux vidéo étaient spécifiquement réalisé pour cet objectif : Adi, Adibou, Passeport, les voyages du Doctor Brain et j’en passe. On parlait alors de logiciels ludo-éducatifs. Dès lors, les jeux vidéo étaient considérés comme des activités autonomes. Les jeux contenaient des activités et des éléments pédagogiques. C’est avec l’apparition de certaines pratiques que l’on finit par utiliser le terme de serious game pour définir des jeux comme support de discours institutionnels. Serious Game et Gamification sont deux concepts qui nous proviennent principalement des sciences de gestion  bien que des notions proches avaient déjà été identifiées par le passé. Jacques Henriot notamment avait perçu en 1989 dans son livre « Sous couleur de jouer » la ludicisation de la société, c’est-à-dire un processus général amenant à considérer de plus en plus d’éléments comme faisant partie de jeux.

Bref, début des années 2000 toujours, en parallèle de jeux développés dans le but de conditionner un acte d’achat, Gonzalo Frasca propose au début le terme de « newsgame » afin de définir des jeux traitant un sujet d’actualité. Récemment, le développeur « The Pixel Hunt » a sorti le jeu « Bury Me My Love », appelé cette fois « jeu du réel » par ses auteurs. Cependant, nous restons dans la même thématique.  Il s’agit de créer un jeu à partir d’un contexte réel. Sans avoir la prétention d’enseigner quoi que ce soit ou de « mettre à la place de », l’auteur de ce dernier jeu énonçait que si cela avait sensibilisé les joueurs, alors, il avait gagné son pari. Encore une fois avec ce dernier jeu, nous sommes sur une thématique très forte qui interroge notre capacité à ressentir de l’empathie, à nous sensibiliser sur des problématiques sociétales fortes. Etrangement, cela me permet de reboucler une fois de plus avec mon introduction. Je ne sais pas si les personnes ayant voté pour le texte de loi ont joué à ce jeu, mais je fais l’hypothèse que peut-être que s’ils y avaient joué, alors les choses n’auraient pas pris cette tournure. Il ne s’agit certes que d’une hypothèse. Comme outils d’apprentissage, les jeux peuvent se révéler pertinents et ces 20 dernières années ont constaté un engouement pour cela.

En réalité, on sait depuis bien plus longtemps que le jeu est un outil d’apprentissage et d’appréhension du monde qui nous entoure. Winnicott évoquait déjà cela dans son ouvrage « Jeu et Réalité » de 1975 l’importance du jeu comme un espace, une aire intermédiaire d’expérience entre l’enfant et le monde. En jouant, nous faisons l’expérience de possibles, et si possible dans un milieu protégé. Le jeu se déroule doit se dérouler dans un environnement protégé, safe. Henriot met particulièrement l’accent sur cela et accuse de cynisme toute personne considérant des milieux dangereux comme des espaces potentiels de jeu (1989).

Dans mes travaux, je m’interroge donc particulièrement sur les relations entre les problématiques sociales et les apprentissages qui peuvent nous amener à nous interroger sur ces sujets. Je définis alors un apprentissage comme tout phénomène que le joueur conscientise de manière plus ou moins avérée. Autant dire que ma définition des apprentissages est plutôt large. Cependant, cela me permet d’aborder alors de nombreux phénomènes et d’intégrer dans ma conception des choses aussi des phénomènes de manipulation, etc.

Tout à l’heure, je parlais des jeux comme une aire intermédiaire. On aime beaucoup cela dans les game studies : considérer que les jeux sont dans une sphère plus ou moins perméable avec le reste et dans laquelle on peut expérimenter. Personnellement, cela fait écho pour moi à un concept particulièrement important de la pédagogie : celui de la « zone proximale de développement ». Il s’agit d’un concept amené par Lev Vygotski dans « Pensée et langage » (1934). Cette zone proximale de développement définit l’espace dans lequel un apprenant atteint les objectifs qui lui sont fixés lorsqu’il est accompagné.

Appliqué aux jeux vidéo, cela énonce que si je veux enseigner quelque chose à mon joueur, je dois tout faire pour qu’il se situe dans sa zone proximale. On peut alors s’interroger sur la façon dont on met en place cette zone et la réponse est que l’on ne peut pas à coût sûr faire cela. Au mieux, en tant que créateur, nous pouvons tenter d’aligner notre approche du game design par rapport aux objectifs que nous pouvons avoir en termes d’impacts. L’une des difficultés à laquelle nous faisons face est que même si l’on peut se représenter un joueur-modèle (Genvo, 2013), une espèce d’image de la personne qui va jouer à notre jeu, on ne peut pas être sûr à 100% que le message que nous souhaitons transmettre de manière plus ou moins persuasive soit effectivement reçu et décodé par le joueur.

Faire jouer pour inviter les joueurs à réfléchir sur une problématique sociale ou modifier son comportement nécessite donc de se poser une nouvelle question. Dans les sciences de l’éducation, on fait régulièrement référence à des approches pédagogiques. Le choix d’une approche définit l’intention qu’a l’enseignant ou dans mon exposé, le game designer. Pour vivre ensemble, je peux par exemple vous faire jouer à un jeu qui vous fait répéter des centaines de fois le même mouvement. Cela peut sembler aliénant si l’on parle de jeux incrémentaux façon Tap Tap Fish comme cela peut sembler émancipateur dans le cas d’une rééducation médicale. Donc voilà une réponse que je donne lorsque l’on m’interroge sur la façon de game designer un jeu vidéo lié à cette idée de « vivre ensemble ». Premièrement, quel est votre objectif ? En pédagogie, on aime bien les choses complexes donc généralement, on formule : « à la fin d’une session d’apprentissage, l’apprenant est capable de … ».

Une fois cette chose faite, la deuxième question que je pose est la suivante : « comment allez-vous enseigner cette chose à votre joueur ? » Mieux : « souhaitez-vous enseigner ou souhaitez-vous qu’il apprenne de lui-même à partir des éléments que vous lui mettez à disposition ? ». A partir de ce moment, il faut donc choisir l’approche, est-ce qu’une joueuse va apprendre à devenir meilleure en répétant un mouvement, une séquence de jeu jusqu’à ce que cela devienne un réflexe ? Où va-t-elle apprendre par elle-même en explorant un environnement ? Dans tous les cas, il est important de toujours garder en tête que le message que l’on souhaite faire passer ne dépend pas uniquement du jeu, mais aussi du contexte que l’on propose. C’est pourquoi il est important, encore une fois, de faire en sorte que le joueur puisse faire le parallèle entre la situation qu’il vit en jouant, et une situation de la vie de tous les jours. Il faut raccrocher à son expérience personnelle. C’est ce que défend notamment Doris Rusch (2009) lorsqu’elle évoque les limites du gameplay comme élément de discours. Une fois que toutes ces questions ont été posées, on peut en évoquer une dernière : « le jeu est-il suffisant pour ce genre de volonté ? ». A cela je répondrai que si le jeu peut être joué seul, il n’est pas dit que celui-ci soit suffisant. Un médiateur peut alors être nécessaire pour intervenir et créer du lien entre le jeu et la problématique sociale. Il peut s’agir d’animateurs d’atelier, comme d’enseignants, etc.

Avant de conclure définitivement, j’aimerai résumer un peu tout ce qui a été dit en prenant brièvement le cas d’Undertale, jeu sorti en 2015. Ou plutôt, il s’agit d’une séquence du jeu qui arrive lors du premier chapitre, si l’on peut dire. Il s’agit du moment où l’un des personnages du jeu nous demande de nous entrainer à résoudre pacifiquement un conflit avec l’aide d’un mannequin. Cette séquence de jeu est particulièrement intéressante à décomposer. En effet, il s’agit d’une situation d’apprentissage dans laquelle on peut observer plusieurs événements d’apprentissages :

  1. Réception-Transmission : Toriel, la protagoniste habillée en violet, nous énonce, par métalepse, un contexte ainsi que des mécaniques de jeux.
  2. Expérimentation-Réactivité : le ou la joueuse est invité·e à suivre ou rejeter les demandes faites par Toriel en « expérimentant » le système de combat du jeu.
  3. Evaluation : A l’issue de ce combat, Toriel émet un jugement sur notre comportement afin de le valider ou non. L’absence de game over nous indique que le game design laisse le ou la joueuse libre de se comporter de la façon qu’il ou elle le souhaite.

Il ne s’agit là que d’un exemple parmi de nombreux autres. Nous pourrions faire le même découpage avec Hair Nah que j’ai présenté un peu plus tôt. Finalement, apprendre à vivre ensemble en jouant à des jeux vidéo devient un objectif  réalisable. Si la question de l’évaluation des apprentissages restent pour l’instant en suspens, il me semble que le game design peut malgré tout s’ancrer dans une pratique pédagogique. Pendant cet exposé, j’ai montré de nombreux exemples utilisant des contextes sociaux pour illustrer, installer une idée de jeu. On peut forcément apprendre de tout mais il devient important de mentionner que tout ne devient pas forcément un outil ou un support efficace de médiation. Encore heureux, il devient toujours possible de détourner les jeux de leurs usages premiers en ajoutant des scénarios pédagogiques, des activités en classe ou autre part.

Quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ?

La question « quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ? » peut, à première vue, sembler naïve voire abstraite. Pourtant, la récente sortie de Kingdom Come : Deliverance et de Farcry 5 nous pousse à nous interroger sur ce pouvoir mystérieux, volontairement attribué à toute œuvre culturelle, que posséderaient les jeux vidéo. Dans le cas de Kingdom Come : Deliverance, ses auteurs lui attribuent une valeur dans le sens où ce jeu est censé représenter une réalité historique. Il y a donc bien cette idée de « vérité » potentiellement contenue. Cependant, les débats que sa sortie a engendrés ont questionné quelque chose d’autrement plus complexe qu’est la réalité historique. Critiqué pour les biais racistes de ses auteurs, on peut en effet se demander, au-delà du plaisir ludique de jouer à ce jeu, s’il est bien question d’une vérité contenue par le titre. Dans le cas de Farcry 5¸il s’agit d’une toute autre histoire. D’abord présenté comme une critique de l’extrémisme conservateur et raciste étasunien, le jeu a fait réagir des communautés suprémacistes blanches, ce qui a poussé Ubisoft à faire patte blanche en retirant tout discours potentiellement politique contenu dans son jeu. Dans ce cas, les possibles vérités contenues dans le jeu ont fait que des communautés d’interprétation ont pris peur.

Les deux cas que je viens d’évoquer sont révélateurs d’une discussion récurrente autant au sein des recherches sur les média et game studies qu’à l’extérieure entre les différentes communautés pratiquantes. Si la question pouvait sembler naïve, voilà maintenant une perspective intéressante. D’un côté nous avons un jeu qui finalement prend plutôt position pour défendre une représentation de l’histoire, il est donc difficile de parler de « vérité ». De l’autre, nous avons un jeu qui parce qu’il pouvait contenir une vérité a autant effrayé un groupe social que ses créateurs. « Est-ce qu’un jeu vidéo peut contenir une vérité ? » reste donc une question entière. Et si arrêter sa réflexion ici peut satisfaire le Stéphane Bern du jeu vidéo, il reste malgré tout de nombreuses choses à révéler.

Tout d’abord, il est important de qualifier ce que l’on entend par vérité car finalement, lorsque l’on y réfléchie bien, je n’ai encore rien dit qui mérite d’y prêter une oreille attentive. C’est donc à partir de ce moment que les choses sérieuses vont commencer.

Une première chose à noter est que la question, telle qu’elle est actuellement ne définit pas ce que l’on entend par vérité. Cela ne situe pas non plus l’ancrage théorique sur lequel nous appuyons cette définition. Par exemple, un jeu vidéo contient obligatoirement une vérité de manière absolue : celle de représenter fidèlement son code par des procédés graphiques et techniques. En tant que logiciel informatique, le jeu contient obligatoire une vérité : celle d’une machine qui parvient à traduire un code en assets, gameplay, etc. La vérité, au niveau informatique, est donc assimilée à une lecture et une application fidèle du code par la machine. Lorsqu’une erreur de lecture apparait, soit le jeu ne peut fonctionner, soit la vérité que son code contient ne peut être comprise par la machine. Le problème se situe alors, non pas en ce que l’objet contient, mais au niveau de l’interprétation et de la traduction du code.

De manière absolue, tout jeu fonctionnel contient une vérité informatique mais on peut jouer encore plus finement lorsque l’on pense les jeux vidéo comme des logiciels. Pour l’instant, je n’ai fait que l’hypothèse d’une vérité en relation avec le monde en dehors du jeu. Cependant, on peut très bien supposer que le jeu peut contenir une vérité par rapport à lui-même. Undertale¸ qui est certes une expérience cryptique et autonome de gauche, contient de nombreuses vérités que n’en seraient pas si l’on sortait de sa diégèse. Le jeu commence par des éléments de récit nous expliquant que les monstres ont été enfermés sous terre suite à leur défaite et en effet, nous rencontrons ces monstres dans ce monde sous-terrain. Parce que le jeu est un système cohérent d’une multitude d’énoncés, alors il contient de nombreuses vérités.

Cependant, il ne s’agit peut-être pas de cette vérité à laquelle les gens font référence lorsqu’ils et elles se posent cette question. Du coup, il convient alors de changer notre angle de vue pour délaisser le jeu vidéo observé comme un programme informatique ou un système cohérent pour cette fois le considérer comme une œuvre, une création issue d’un être humain. A ce moment, nous entrons donc dans le domaine du jeu vidéo pensé comme une fiction. Le terme est suffisamment parlant pour tout de suite piquer l’oreille : une œuvre de fiction peut-elle contenir une vérité ? Probablement, je ne pense pas avoir à démontrer cela. Si l’on suppose qu’une vérité se définit comme une correspondance entre un énoncé et la chose réelle qu’est censé contenir l’énoncé, alors, on peut accepter l’idée de vérité dans toute œuvre de fiction. Si j’observe que le ciel est bleu dans Call Of Duty alors je peux supposer qu’il y a bien une correspondance avec la chose réelle : nous avons effectivement aujourd’hui un ciel bleu. Dans Night In The Wood¸ le joueur voit des personnages représentant plus ou moins partiellement des réalités sociales étasuniennes. On apprend à un moment que la famille Borowski a obtenu un « crédit subprime ». Etant de « mauvais payeurs », leur maison est potentiellement la propriété de leur banque. Cette fiction correspond partiellement à une réalité : celle de nombreuses familles étasuniennes lors de la crise économique de 2008. Dans ces deux cas, le jeu vidéo contient au moins une vérité, plus ou moins partielle puisque celle-ci n’est pas mathématique mais correspond d’une manière plus ou moins aboutie à des phénomènes réels et issus d’expériences de vie. Ces vérités ne sont d’ailleurs pas forcément liées à des représentations « réalistes ». Les jeux sont des métaphores en acte disait Henriot ou des allégorithmes selon McKenzie Wark, c’est-à-dire des allégories générées par du code informatique. Bound représente particulièrement bien cela. Sous ses airs de conte de fée – nous avons tous les personnages nécessaires : une reine, une princesse, un héros et un monstre – le jeu décrit les relations complexes d’une famille plus que fragile. On y incarne une personne dont le seul refuge pour se protéger de tout est la dance, son havre de paix intérieure. Sous forme de métaphore, nous avons là encore une vérité, quelque chose qui correspond à une réalité. Une réalité finalement très personnelle, très individuelle comme un témoignage.

A partir de ce moment, on peut commencer à amener un élément de réflexion en comparant Night in the wound, Bound, Kingdome Come et Farcry 5. Le jeu vidéo semble pouvoir aisément contenir une multitude de vérités au niveau des individus, à propos d’enjeux concernant une personne ancrée dans sa réalité. Cependant, il apparait complexe de pouvoir prétendre à autre autre chose. Night in the wood reflète cela. C’est un jeu qui ne contient que des situations véritables à l’échelle des individus, rien de plus. Là où il devient important de se méfier, c’est finalement lorsqu’un jeu prétend contenir des vérités à l’échelle d’un pays ou de l’Histoire. Finalement, en disant ces propos, je réinvente plus ou moins la roue en appliquant une réflexion constructiviste à ce média : les jeux vidéo sont des œuvres de fiction. Comme ce sont des œuvres, elles contiennent les représentations que leurs auteurs ont de la réalité. Il ne s’agit donc pas de vérités mais seulement de ce que certains pensent être des vérités.

Ainsi, lorsque la question « quelle vérité contient le jeu vidéo » est posée, il s’agit principalement d’une question d’échelle. Le jeu vidéo a plus de chance de contenir des vérités à hauteur d’individus que des vérités à l’échelle de l’humanité ou de son Histoire. Cependant, il apparait qu’une dernière question subsiste : « quelle vérité contient le jeu vidéo » peut aussi être reformulée de la façon suivante : « est-ce qu’il est possible de faire tenir le jeu vidéo dans une seule et unique vérité » A cela, je répondrais qu’il faudrait d’abord supposer que le jeu vidéo, en tant qu’idée, existe, ce qui n’est pas quelque chose de nécessaire ou d’important. On peut cependant toujours se poser la question. On ne trouve pas toujours, mais il importe de chercher.

Esteban Grine, 2018.

CAPITALISME, SOCIALISME ET VIDEOLUDISME (I)

S’il y a bien une lecture qui manque encore aujourd’hui des jeux vidéo, c’est celle de la socioéconomie. En effet, il est pertinent dans les game studies de mobiliser la sociologie, l’anthropologie et bien entendu le game design mais il semble qu’encore peu d’économistes et de socioéconomistes ne se soient emparés de la question tout en proposant une grille de lecture des jeux vidéo et des représentations qui y sont contenues. Pourtant, il apparait intéressant de faire cette exercice et ce, en prenant en compte plusieurs questions. Premièrement, à partir des concepts économiques, de quelle façon pouvons-nous définir ce qui relève du ludique ? Deuxièmement, dans quelle mesure analyser le comportement d’une audience, joueuse ou pas, d’un jeu vidéo d’un point de vue économique ? Enfin, dans quelle mesure est-il possible de proposer de nouvelles pistes d’exploration pour le jeu vidéo ? Les éléments de réponses que nous apporterons nous permettrons de conclure à la pertinence ou non de mobiliser la socioéconomie et son utilisation dans le cadre des game studies. Pendant toute cette série de billets de blog, je vais donc m’attacher à discuter le game design et les jeux vidéo en les abordant par le prisme de la socioéconomie, en commençant par la rationalité et les asymétries d’information.

Les joueurs comme des agents rationnels

Penser les jeux vidéo depuis l’économie nous invite à repenser ce qui définit le caractère ludique de ces objets mais aussi notre façon d’expliquer les comportements des joueurs durant l’acte de jouer. Il semble plus facile de commencer par ce deuxième point pour ensuite étayer le premier. Dans une perspective économique, nous pouvons définir les joueurs comme des agents rationnels qui recherchent une certaine satisfaction pour un effort relatif, ou du moins cohérent avec la satisfaction visée en tant qu’objectif. Dès lors, l’activité ludique s’explique par un raisonnement logique proche d’un calcul coût/opportunité. A partir de cela, il devient possible de définir plusieurs profils de joueurs qui ne vont pas évaluer l’expérience vidéoludique de la même façon. Dans cette perspective, le hardcore gamer, terme générique et vague définissant un joueur jouant beaucoup, devient un joueur prêt à « payer » beaucoup, à accepter un coût très élevé pour son activité avec la promesse d’en tirer une grande satisfaction. Un joueur casual, va quant à lui avoir un calcul coût/opportunité pauvre : l’activité vidéoludique ne satisfait pas beaucoup, mais à défaut, ne consomme pas non plus énormément. Ainsi, la première conclusion que nous pouvons avoir est que la rationalité des joueurs va se faire en fonction des calculs coût/opportunités qu’ils font et si ceux-ci sont cohérents avec leurs objectifs vidéoludiques.

Un autre point qui devient particulièrement intéressant lorsque l’on observe le game design depuis l’économie est que finalement, un bon game design doit rechercher le point d’équilibre : c’est-à-dire le niveau accepté globalement par les joueurs de satisfaction vidéoludique par rapport à l’effort vidéoludique. Nous pouvons alors représenter ce point avec la rencontre de deux droites sur un hypothétique marché du « plaisir vidéoludique ». Cependant, il convient de supposer que les joueurs vont toujours rechercher la satisfaction maximale pour le moindre effort tandis que les game designer, pour créer l’expérience la plus intense, ou la plus addictive (pour que le joueur reviennent jouer) vont solliciter énormément de ce dernier. Nous nous retrouvons alors avec deux fonctions : la fonction joueurs (gamers) dont la satisfaction vidéoludique est inverse à l’effort requis et la fonction game designers qui propose une satisfaction fonction de l’effort. Il convient aussi de préciser que dans ce modèle, la satisfaction est propre à chacun des agents : la fonction gamer se réfère à la satisfaction des joueurs et la fonction game designer se réfère à la satisfaction des créateurs. Nous nous retrouvons alors avec cette proposition  de modélisation :

Le marché de la satisfaction vidéoludique, E. Giner, 2017

 

Dès lors, il est à la fois amusant et intéressant de montrer de manière pragmatique la façon que nous avons ici de considérer un « bon game design ». Celui-ci se définit alors comme la rencontre entre la satisfaction espérée, compte-tenu de l’effort envisagé, du joueur et du game designer. Ce qui est encore plus intéressant est que cette modélisation permet de nous extraire de toutes les idéologies et les dogmes luttant pour déterminer quel est le genre vidéoludique le plus parfait, le plus propre à la définition et à l’essence du jeu vidéo (si quelqu’un la trouve, qu’il me fasse signe, cela sera fort sympathique). Ainsi donc, un « bon » game design se résume à la rencontre d’un jeu avec son public, ni plus, ni moins. Notons au passage que cela légitime certains comportements conservateurs : il faut tout le temps qu’il y ait un point de rencontre. Tout le reste, qui dépasse donc la logique économique, ne peut être considéré comme rationnel.

Les asymétries de l’information pour expliquer les comportements du joueur

Les asymétries d’information (Akerlof, 1978) sont un concept en économie particulièrement important puisqu’elles expliquent comme le manque d’information influence la situation d’un marché. En l’occurrence, il convient de s’interroger sur la façon dont ces asymétries viennent discuter le plaisir vidéoludique. Si l’on définit les jeux comme des récits, il existe alors une asymétrie fondamentale entre le joueur et le game designer. En l’occurrence, ce dernier connait plus le récit tandis que le joueur non. Si nous nous placions dans le modèle MDA (Hunicke, Leblanc & Zubeck, 2004), nous dirions que le game designer connait mieux les mechanics, dynamics & aesthetics (mécaniques, dynamiques, esthétiques).

A l’inverse, le joueur joue pour révéler progressivement ces « strates de compréhension ». Il agit donc pour réduire ces asymétries. Une chose intéressante issue de cela est que nous pouvons alors catégoriser les joueurs et les joueuses en fonction des intentions qu’ils et elles ont pour ce qui est de réduire les asymétries d’information. Pour cela, le modèle MDA est intéressant à mobiliser puisqu’il stratifie une forme de continuum communicationnel entre le game designer et le joueur. Le game designer « comprend » le jeu par les mécaniques tandis que le joueur le comprend par l’esthétique. La différentiation que l’on peut faire correspond alors au niveau de compréhension et de maitrise que veut atteindre un joueur. J’observe alors trois profils types qui peuvent donner un éclairage sur cette question :

  1. Le joueur casual dont l’objectif est de comprendre l’esthétique de l’œuvre sans chercher à comprendre ni les dynamiques, ni les mécaniques (qui correspondent dans le modèle MDA au code informatique) ;
  2. Le pro player dont l’objectif est d’atteindre une parfaite maitrise des dynamiques (l’intégralité des boucles d’inter-réactions, etc.) ;
  3. Le super player ou le speedrunner ou le glitch hunter dont les objectifs sont d’exploiter et de comprendre directement le code informatique pour pouvoir abuser de sa permissivité.

La différence des profils est alors fonction de la volonté des joueurs et des joueuses, constatable par des comportements, à vouloir réduire les asymétries d’information avec le game designer. Nul doute aujourd’hui que certains joueurs connaissent « mieux » les jeux que les créateurs eux-mêmes. Cependant, cela demande un haut niveau de compétence par rapport au jeu vidéo en tant que logiciel informatique.

Conclusion

Voilà un premier billet qui se termine, ou plutôt qui inaugure toute une série de pensées que je vais développer progressivement. Mélanger le game design et l’économie – ou du moins intégrer l’économie aux game studies ­– est une sujet qui me passionne et qui me tient à cœur. Dans un prochain billet, je poursuivrais notamment sur la question de l’utilité et la façon dont celle-ci s’amenuise en fonction du nombre de jeux auxquels nous jouons.

Esteban Grine, 2018.

 

Bibliographie indicative

Akerlof, G. (1978). The market for “lemons”: quality uncertainty and the market mechanism*. In P. Diamond & M. Rothschild (Éd.), Uncertainty in Economics (p. 235‑251). Academic Press. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-214850-7.50022-X

Hunicke, R., Leblanc, M., & Zubek, R. (2004). MDA: A Formal Approach to Game Design and Game Research. ResearchGate, 1. Consulté à l’adresse https://www.researchgate.net/publication/228884866_MDA_A_Formal_Approach_to_Game_Design_and_Game_Research

 

Le chemin se fait en marchant.

Une question absolument incroyable à poser aux joueuses et joueurs de jeu vidéo est la suivante : « pourquoi cours-tu ? » Quel est l’impératif qui nous pousse à courir dans un jeu qui ne nous récompense pas pour la rapidité de nos actions ? La course semble être généralement la seule façon de se déplacer envisagée par le ou la joueuse, sauf dans de rares jeux comme ceux d’épouvantes.

Pourtant, avant de courir ou de voler, il faut marcher mais c’est une mécanique régulièrement délaissée autant par les créateurs et les créatrices que par les joueurs et les joueuses. Cependant, les observations qui peuvent être faites à partir de la façon dont la marche a été designée sont passionnantes. D’un point de vue purement pragmatique, « marcher » dans un jeu permet de tester ce qui est possible ou non de faire comme par exemple dans Mario Odyssey ou dans « a hat in time ». Autant dans l’un que dans l’autre, la plupart des combinaisons et des techniques sont réalisables uniquement en marchant et cela permet en particulier de comprendre pourquoi dans ces jeux « l’air control » est réellement au centre de leur gameplays respectifs. Par exemple dans « a hat in time » on s’aperçoit que la vitesse « en l’air » n’est pas uniquement conditionnée par l’inertie acquise au sol. Ce saut en est évocateur : bien que je sois en train de marcher, j’arrive à exécuter les actions nécessaires pour atteindre la plateforme d’en face.

« Marcher » permet aussi de tester les limites techniques des jeux. Dans le dernier Zelda, certaines choses n’ont pas été pensées pour la vitesse de marche. On se retrouve parfois coincé en souhaitant réaliser des actions au demeurant banales. On peut alors en marchant illustrer la façon dont sont codées certaines interactions. En effet, le rythme forcément lent invite le ou la joueuse à focaliser son attention sur le plus grand nombre de détails observables. Dans Horizon Zero Dawn, c’est en marchant que l’on peut s’apercevoir de la rotation saccadée de Aloy. Dans Zelda, c’est en marchant que l’on peut voir les errements du code pour ce qui est de la gestion des jambes de notre avatar lorsque nous montons les escaliers. Dans Metal Gear Solid, c’est en marchant que l’on s’aperçoit que même un petit rocher devient un obstacle insurmontable.

« Marcher » dans les jeux vidéo est passionnant. Les quelques exemples que je viens d’évoquer ne sont qu’une partie de la face visible de ce que cette action reflète. Pourtant c’est une mécanique laissée de côté alors qu’en prenant le temps de « marcher », on peut alors comprendre toutes les intentions des game designers sur l’ambiance qu’ils et elles veulent donner à leurs jeux. A partir de la marche, il est possible de comprendre et d’analyser les jeux. « Montre-moi ta façon de marcher, je te dirais qui tu es », voilà la proposition que je fais ici. A partir d’un corpus de jeux actuels, je vais donc proposer une série de constats permettant de conclure que le fait de marcher n’est absolument pas neutre dans les jeux vidéo et témoigne de l’atmosphère et de l’éthos du jeu, c’est-à-dire la façon dont il se présente au joueur.

Dans Metal Gear Solid, la posture de Snake lorsqu’il marche est celle d’un guerrier à l’affût. Dos penché, regard fixe, les bras balancent mais restent proches des armes. Marcher n’est ni plaisant, ni de tout repos. La posture est celle d’une personne prête à se cacher, à sauter au sol. En marchant, on remarque que les épaules de Snake ne sont pas dans l’axe du bassin, que le pied droit est plus ouvert que le pied gauche. Tout nous invite à penser qu’il s’agit d’un pas guerrier, sur le qui-vive. L’absence d’animations autres que celles décrites fait que tout apparaît calculé, dans un état de concentration militaire maximale. Tout cela nous est indiqué dans cette posture. Posture que l’on retrouve aussi chez Aloy qui se penche en avant aussi lorsqu’elle marche. Cependant, celle-ci laisse plus de place à la surprise et l’émerveillement. La tête qui regarde et suit des éléments, une prise de parole régulière et une finesse dans l’animation sont des constats de cela. L’exemple des mains d’Aloy caressant les hautes herbes témoigne de cette dualité entre guerrière investie d’une mission et exploratrice découvrant un nouveau monde.  A l’approche d’un ennemi, celle-ci se saisit automatiquement de son arc, rappelant alors son métier de chasseuse.

Il est intéressant de noter que ni Snake, ni Aloy, tous deux avatars du ou de la joueuse, avancent en terrain conquis. Il s’agit d’une posture de marche qui reste aux aguets. Cela rend l’ensemble cohérent avec les représentations contenues dans ces œuvres. Le ou la joueuse agit seul·e contre tous dans un territoire hostile et cela se retrouve complétement dans la façon de marcher. Cependant, tous les jeux nous mettant dans cette situation ne transmettent pas cela dans la façon de marcher des avatars. L’avatar du joueur dans Bloodborne, au contraire, avance d’un pas serein et assuré. Le léger mouvement d’ouverture des genoux donne une démarche étrangement similaire de l’imaginaire du film western. L’ouverture des bras et des mains gardant systématiquement des armes sans pression nécessaire de la part du joueur sur la manette ne transmettent pas la précision d’un Venom Snake ou la vivacité d’Aloy. Au contraire, il s’agit là d’une personne sûre d’elle, d’un tueur  avançant en terrain conquis à la recherche de ses proies. Si cette façon de marcher est incohérente avec le ou la joueuse commençant une partie, au fur et à mesure de la session, il ou elle acquière cette assurance déjà présente et observable dans son avatar. Cette posture de marche devient alors un objectif à atteindre : le joueur doit avancer de la même façon que son avatar, en terrain conquis.

Ainsi, ces trois premiers exemples nous permettent d’observer des propositions relativement guerrières de marcher. Ou plutôt ce sont des postures qui définissent la façon dont les joueurs et les joueuses interagissent avec le monde et ce, sur plusieurs gradients. Si « marcher » dans Bloodborne indique uniquement des intentions meurtrières plutôt romancées par une mise en scène empruntant au western, « marcher » dans Metal Gear Solid invite plutôt à la froideur chirurgicale de la méthode militaire. Enfin, « marcher » dans Horizon Zero Dawn présente plutôt un mélange entre exploration émerveillée et chasse sauvage.

Dans Breath Of The Wild, la façon de marcher est bien plus neutre dans le sens où elle ne sous-entend pas une recherche ou une attente de conflits. Le dos droit, les bras près du corps, les jambes n’indiquent pas un éveil des sens aux dangers environnants. On appréhende le monde tel qu’il se présente à nous. L’idée est véritablement de redécouvrir un Hyrule déjà foulé, avec un œil nouveau, celui d’une personne ayant perdu la mémoire. C’est une promenade sans jugement du monde qui nous entoure. Les chemins se dessinent en marchant : « Tout passe et tout demeure mais notre affaire est de passer en traçant des chemins » aurait pu dire Antonio Machado. Les armes toujours rangées, l’emphase est alors mise sur la découverte et l’exploration. « Marcher » dans Breath Of The Wild amène aussi à repenser le temps d’une manière plus longue. Ses vastes plaines, ses paysages dégagés sont une invitation à la réflexivité. De même, on se retrouve à observer de nombreux petits détails comme le sens du vent, les fleurs qui jonchent littéralement et complétement les hautes herbes. En marchant, les temporalités ne sont plus du tout les mêmes. Il m’a fallu un peu plus de deux jours ingame, soit environ une heure temps réel, pour atteindre le village Cocorico depuis le Grand Plateau. Cela laisse finalement beaucoup de temps à la réflexion. Des surprises nous rappellent parfois l’animosité des ennemis, d’autres nous rappellent l’état de nature dans lequel nous nous trouvons. La posture de Link se distingue en grande partie par cette façon de marcher, tel celui qui découvre et s’émerveille.

A la vue des jeux évoqués, « Marcher » est particulièrement propice aux jeux d’aventures ou du moins ceux qui proposent un contexte avec une grande liberté d’exploration. Pourtant, « marcher » peut amener à redécouvrir des jeux proposant des gameplays allant à l’opposé. C’est le cas de Mario Odyssey dans lequel le fait de « marcher » peut porter préjudice à la panoplie d’actions. La « marche » n’est pas particulièrement appropriée aux jeux de plateformes nécessitant réflexes mais aussi les phénomènes de momentum, d’inertie, etc. Dès lors, s’il est possible de marcher, le game design a plutôt intérêt à susciter aux joueuses et joueurs l’envie de courir. La posture de Mario dans Odyssey est particulièrement neutre. Cette neutralité apparaît comme une véritable invitation à ne pas marcher pour préférer la course. Cet exemple amène un constat ou plutôt une hypothèse : il est possible de définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas en observant la façon dont est game designé le fait de marcher puis de le comparer au fait de courir. Dans Odyssey, « marcher » n’est pas ludique mais courir l’est. Dans Bloodborne, « marcher » n’est pas connoté négativement. Par contre, dans A Hat In Time, Hatkid marche en roulant un peu ses épaules. On ressent une sorte de sautillement : « marcher », c’est ludique. Dans la trilogie Crash Bandicoot sortie en 2017, l’animation de Crash constate aussi cela. Sautillements, balancement des bras : on retrouve un imaginaire autour du « mec cool » d’un lycée étasunien, prêt à sortir son manteau en cuir, son peigne et sa gomina. Dans ces deux derniers jeux, « marcher » suscite le ludique car les animations des avatars font référence non pas à l’appréhension du monde mais à des attitudes déjà considérées comme appartenant à un imaginaire collectif humoristique, caricatural et théâtral. De tout cela, l’animation de la marche de l’avatar apparaît donc comme un élément ludique supplémentaire. Contrairement à Metal Gear Solid V¸ Horizon Zero Dawn et Bloodborne, « marcher » est ici utilisé pour transmettre un constat supplémentaire de l’aspect ludique de l’expérience.

« Marcher » dans un jeu vidéo n’est pas neutre. A partir du corpus de jeux que j’ai mobilisé, je conclue que les façons de designer la marche sont des éléments importants servant à définir ce qui est ludique de ce qui ne l’est pas dans un jeu. En plus de l’atmosphère, le fait de marcher détermine aussi l’attitude et la personnalité des avatars que nous incarnons. Le pas des avatars dépasse alors la question de la part de réalisme dans le ludique ou la part de ludique dans des comportements précis et calculés. Au même titre que tout autre élément de la structure du jeu, « marcher » transmet des représentations et suscitent aux joueurs et joueuses d’adopter certains comportements plutôt que d’autres : froids et assurés dans Bloodborne, punk issu d’une comédie musicale façon Grease pour Crash Bandicoot ou encore la bonhomie de Hatkid.

« Marcher », plus généralement, invite à repenser la temporalité et le rythme des jeux. Si la question « pourquoi courons-nous dans les jeux vidéo » reste sans réponse, « pourquoi ne pas marcher »  semble proposer de nombreuses ouvertures sur la façon de penser ce qui est ludique, sur la façon de penser ce qui est jeu.

Esteban Grine, 2018.

Un battement, une éternité – Far From Noise

Un battement, une éternité – Far From Noise

De nombreuses fois il m’est arrivé de me trouver dans un entre deux, un moment hors du temps dans lequel je me retrouve bloquer entre plusieurs volontés incohérentes. D’un côté je souhaitais faire marche arrière, en essayant vainement d’annuler ce que j’avais déclenché et de l’autre, je souhaitais embrasser ce futur effrayant car inconnu.

« Far From Noise » raconte cela, en poétisant le rapport que l’on a avec la peur de l’inconnu mais aussi avec la peur du monde qui nous entoure. De nombreux sujets. Oui, c’est sûr, ce jeu aborde de nombreuses problématiques : peur des étrangers, déconstruction personnelle, acceptation du fait que le monde ne tourne pas autour de nous. Il y a de nombreuses leçons de vie dans ce jeu et son auteur, Georges Batchelor, les aborde aux détours d’une discussion que le ou la joueuse entretient avec un cerf, apparition du fantastique dans un récit pragmatique. Serait-ce une hallucination ? Une déité ? Le jeu n’y répond jamais. De manière générale, le jeu ne propose aucune réponse aux questions soulevées par la conductrice, égarée, entre terre et mer.

Au fur et à mesure de la discussion, le cerf déconstruit nos arguments en les dissolvant dans une philosophie relativiste et absolue. Tout est relatif, alors pourquoi ne pas embrasser cela ? Voilà l’une des propositions du jeu. Accepter le fait de ne pas être maître de son seul destin et que ce n’est pas grave si demain, tout s’arrête. Ce n’est pas grave pour le monde qui lui, par l’horizon, restera beau, immuable, un tout absolu.

Far From Noise est beau, pas seulement dans ses graphismes mais bien dans le message qu’il porte. Il faut défaire les préjugés que nous avons, en relativisant notre situation et ce, pour ne plus avoir peur de l’inconnu mais aussi des inconnus. C’est un autre message que le jeu nous propose ici. Ponctuellement surpris par l’irruption de nouveaux animaux, c’est à chaque fois la peur qui déclenche une réaction de la conductrice et c’est en prenant le temps d’observer pour mieux les comprendre qu’elle finit par éprouver de la sympathie pour ces créatures. Je ne suis pas plus importante qu’elles. On peut s’arrêter ici mais l’on peut aussi y voir un message de paix ainsi qu’une méthode : comprendre l’autre et prendre conscience de son existence, c’est un premier pas vers un monde meilleur.

C’est aussi un premier pas nous permettant de comprendre, qu’au bord du ravin, entre naissance et mort, que nous ne sommes pas si importants que cela et c’est par les relations avec les autres que nous pouvons alors comprendre notre vie. Accepter ce relativisme dont le cerf est l’allégorie, c’est ne plus avoir peur de l’inconnu, c’est accepter la fatalité des choses et notre petitesse, lorsque nous sommes face à face avec l’éternité, sous un ciel étoilé. Et tout cela ne rend le monde que plus beau à mes yeux. ■

Esteban Grine, 2017.