Les Pals, le capitalisme tardif et des gros guns

En moins d’une semaine, le jeu Palworld (Pocket Pair, 2024) est déjà devenu un nouvel étalon de mesure de l’industrie vidéoludique. Noté 8 sur 10 par IGN, le jeu revendique plus de 8 millions[1] de joueurs et de joueuses seulement 6 jours après sa sortie en early access. Sur le site officiel, il est présenté comme intégrant sans aucune porosité « des éléments de combat, de capture de monstres, d’entraînement et de construction de bases. Les joueurs disposent d’un large éventail d’armes, des arcs et lances classiques aux fusils d’assaut et lance-roquettes modernes » (Pocket Pair, sans date, traduction de l’auteur)[2]. Dès son annonce, le jeu optait pour un ton à la frontière de la satire et du sérieux dans la façon qu’il avait de présenter sa propre expérience. Entre second et premier degré,

les vidéos promotionnelles de Palworld subvertissent l’ambiance bon enfant typique de Pokémon, les monstres de dessin animé y tenant des mitraillettes au design réaliste. On y voit le joueur cribler de balles, de flèches ou d’explosifs ces adorables créatures, et armer celles qu’il a capturées. Dans Palworld, il est aussi question – sans que l’on sache très bien s’il s’agit ou non de satire –, d’esclavagisme et de cruauté envers les animaux. (Trouvé et al. In Le Monde, 2024)[3]

Dès sa sortie, le jeu fut immédiatement comparé à d’autres. Immédiatement également, une partie de l’audience se mit à interroger l’intégrité des pratiques du studio et du processus de production qui fut nécessaire pour sortir ce jeu dans de telles conditions. Pour résumer brièvement, des soupçons de plagiat, d’utilisation d’intelligences artificielles portent sur le jeu, à tel point que Nintendo vient d’annoncer une enquête sur la ressemblance troublante entre les Pals (les monstres de Palworld) et les Pokémons[4]. Tout en étant par ailleurs relativement élogieux à l’égard du titre, le magazine IGN prend en considération la chose de la manière suivante :

Il est impossible de ne pas remarquer à quel point il reprend sans vergogne les idées et les designs de Pokémon, il y a quelques bugs et problèmes de performance peu surprenants, et le travail de maintien des réserves de votre base a besoin d’un peu de retouche – mais quand vous êtes sur le dos d’un dragon volant tout en tirant sur un canard bleu avec un fusil d’assaut, la plupart de ces imperfections s’effacent complètement. (Northup, 2024, traduction de l’auteur)[5]

Alors, avec tout ce contexte, il serait aisé de traiter Palworld comme un énième exemple illustrant l’impossibilité d’une consommation éthique dans le capitalisme. Il serait également aisé de se positionner soit en défense, soit en accusation de ce jeu comme par exemple en focalisant son regard sur ses éléments, le passif de l’entreprise, etc. Cela étant, un tel exercice ne permettrait au mieux qu’une prise de position dans un débat en cours. Or, Palworld est davantage qu’un simple élément permettant de se distinguer individuellement dans un débat. Il est également la dernière saillance d’un système qui rejette peu à peu les possibilités artistiques, culturelles et sociales des jeux pour inscrire ces derniers profondément dans une seule et unique identité d’objet de consommation de masse. Ce faisant, Palworld révèle dans une certaine mesure comment une partie de l’industrie du jeu vidéo conditionne ses propres futures productions à n’être que des produits marchands se dédouanant de toute innovation technique, créative et culturelle. C’est une ultime illustration d’un capitalisme tardif dans lequel l’industrie s’enfonce.

Idées clefs de l’article

  • Palworld n’est que la dernière saillance illustrant la convergence de tendances illustrant l’inscription de certains acteurs de l’industrie, gravitant autour du AAA et du jeu service, dans un capitalisme tardif avancé.
  • Le capitalisme tardif se traduit dans l’industrie du jeu vidéo par la plateformisation des outils de développement dans le but de proposer des expériences peu innovantes dans leur contenu de sorte à limiter les risques pris par les stakeholders.
  • Pour les joueurs et les joueuses, ce capitalisme tardif se traduit par la recherche d’expériences respectant des canevas ludiques typiques plutôt que véritablement novateurs.
  • Plus que Palworld et malgré tout une certaine incertitude sur son développement futur, c’est une victoire commerciale pour Epic et l’Unreal Engine.
  • Palworld illustre le fait qu’il y a une distinction qui s’opère entre l’idée d’un jeu telle qu’elle est médiatisée dans la communication du studio et la communauté joueuse et telle qu’elle se traduit matériellement dans l’expérience. Cette distinction se retrouve dans les stratégies marketing prédatrices de certains autres jeux comme Evertale qui capitalisent leur communication sur des contenus et des intentions artistiques qui sont absentes du jeu.
  • Les « Pokémons with a gun » ne sont finalement qu’une idée davantage partagée dans les discours que véritablement traduite dans l’expérience du jeu qui est, pour le coup, typique d’un jeu de survie en monde ouvert.
  • Les accusations de plagiats et d’usages plausibles d’IA, vérifiées ou non, révèlent davantage un processus de production incompatible avec une certaine idée de l’intégrité professionnelle des game designers. Mieux connaitre comment cette intégrité se cristallise dans les discours sera incontournable pour comprendre les trajectoires futures de l’industrie.

Dans la suite de cet article, plutôt que d’adopter cette problématique par la consommation, c’est donc davantage le système productif des jeux, et particulièrement Palworld, qui sont interrogés. Au-delà des critiques qui peuvent être adressées à Pocket Pair, c’est tout un ensemble de tendances qu’il faut remettre en exergue afin de comprendre finalement ce qui est en train de se jouer avec les Pals, mais en réalité, avec de nombreux jeux AAA et AA.

Au-delà de l’IA, la plateformisation de la création de jeu vidéo et l’écrasante victoire d’Unreal sur les outils

Si l’on s’attarde sur les éléments de langage des deux factions opposées dans la controverse concernant Palworld, on peut s’apercevoir que celle-ci s’arrête sur des éléments très précis. Sans donner des éléments quantitatifs ici pour évaluer l’ampleur de ces discussions, il est remarquable que les éléments de comparaison portent particulièrement sur les Pals, ces animaux dotés de pouvoirs surnaturels et d’une capacité de travail qui ferait chavirer tout actionnaire, aux Pokémons. Dans un thread éclairant, l’utilisateur @Keilthar[6] revient sur le débat d’une manière particulièrement technique afin d’éclaircir une question légitime : est-ce que Pocket Pair (abrégé PP par la suite) a utilisé des modèles soit appartenant à d’autres studios ou créateurices ? Fondamentalement, la question telle qu’elle est posée adresse une problématique légitime de plagiat et des façons dont un peut définir ce qu’est le plagiat lorsque cette notion est appliquée aux jeux vidéo. En somme, est-ce qu’il s’agit de plagiat si PP a repris des modèles existants et les a sommairement modifiés ? Est-ce toujours du plagiat si PP a pris un modèle, a ouvert son fichier informatique, puis a recopié en modifiant des variables sans passer par du copier-coller en quelques mouvements de doigts sur un clavier ? Assurément, les questions énoncées ici sont rhétoriques et n’ont pas vocation à trouver une réponse. D’un assets à un autre, on voit comment cette controverse réactualise le problème du bateau de Thésée : « si l’on replace progressivement toutes les pièces d’un bateau, s’agit-il toujours du même bateau ? » Dans le film que Michel Gondry lui dédie, le penseur et linguiste, Noam Chomsky énonce :

Vous plantez un arbre, il grandit, vous en coupez une branche et vous la mettez en terre. Supposons qu’elle grandisse et qu’elle devienne exactement identique à l’arbre d’origine. Ce nouvel arbre est-il le même saule ? Pourquoi pas ? Ce n’est pas si simple. (Chomsky, in Gondry, 2013, traduction de l’auteur)[7]

De la même façon, vous prenez un Pokémon, vous lui ôtez ses meshes et le rig qui permet son animation pour insérer son essence dans de nouveaux meshes animés par un nouveau rig, s’agit-il toujours d’un Pokémon ? Ou est-ce que l’idée de ce Pokémon dépasse largement un simple modèle 3D ? Voilà les questions auxquelles il faudra trouver possiblement réponse si Nintendo entame une procédure contentieuse par exemple.

Mais au-delà des questions philosophiques qui peuvent être longuement débattues, Palworld illustre des phénomènes clairement identifiés. Dans son ouvrage à propos des outils de création des jeux vidéo, Stefan Werning interroge les façons dont les outils ont évolué de simples objets (programmes entre autres) au service d’un processus de production vers des plateformes. Dans le cadre du développement de jeu, on peut rapidement s’appuyer sur la définition de Ian Bogost et Nick Montfort : « tout ce que le programmeur prend pour acquis lors du développement et tout ce que, d’un autre côté, l’utilisateur est tenu de faire fonctionner pour utiliser un logiciel particulier, c’est la plate-forme. » (Bogost, Montfort, 2007:1, traduction de l’auteur)[8] Unity est donc une plateforme, Unreal aussi. Le fait que ces deux moteurs intègrent également des caractéristiques typiques d’autres plateformes web comme Amazon ne fait que renforcer cette idée. En l’occurrence, les market places des ces deux moteurs sont des illustrations d’un processus de plateformisation des compétences nécessaires au développement de jeu et bien entendu, des assets, de morceaux de code, etc. Encore une fois, au-delà des ressemblances troublantes entre les Pals et les Pokémons, il est aussi tout à fait remarquable que certaines animations de Palworld soient quasiment identiques à d’autres. L’animation du mouvement de pioche est identique à celui dans Fortnite par exemple. Sans aller chercher plus loin que ses propres frontières, Pocket Pair semble également pratiquer des formes d’autoplagiat, en particulier entre son précédent jeu Craftopia (Pocket Pair, 2020), toujours également en early access par ailleurs. On retrouve des assets similaires (les montagnes par exemple) et d’autres mécaniques. Craftopia possède lui aussi un système de capture d’animaux. En tout état, la piste du plagiat concerne davantage des enjeux juridiques, comme lorsque l’ex chief legal officer de Nintendo énonce que le jeu « ressemble à une arnaque habituelle, comme j’en voyais mille fois par an lorsque j’étais directeur juridique pour Pokémon. Je suis surtout surpris qu’il soit allé aussi loin » (Numérama, 2022)[9].  

Craftopia, image produite par Pocket Pair

En revanche, ce qui est important pour nous ici, c’est de bien saisir le fait que Palworld, au-delà de son propre contenu, n’est finalement que l’aboutissement d’une industrie ayant plateformisé ses ressources pour faciliter le développement de jeux. Ce faisant, plus que de la création, il est intéressant de percevoir Palworld comme un jeu qui a été « bricolé » dans le sens de Stefan Werning :

Au-delà d’être perçu comme un langage, l’utilisation des outils de conception de jeux peut également être décrite par le terme de bricolage, qui fait référence à la manière de se contenter des ressources disponibles et de les (re)combiner stratégiquement dans l’éventualité d’être un moyen de libérer sa créativité (voir, par exemple Louridas 1999). Par exemple, des développeurs créant un nouveau jeu dans Unity peuvent choisir d’importer plusieurs exemples d’assets et de scripts prêts à l’emploi, tels que des personnages, des véhicules et le comportement de la caméra, comme une vue de style CCTV. (Werning, 2021:31, traduction de l’auteur) [10]

Palworld reflète donc davantage un jeu bricolé que véritablement créé. Cela n’empêche pas la possibilité d’une vision créative bien entendu. Cependant, cela illustre la façon dont en réalité, par l’exemple de ce jeu, c’est davantage le fait qu’Unreal affirme sa position en tant qu’acteur incontournable de la création. En réalité, il est très peu probable que Palworld tienne la longueur. Cela ne signifie pas ici que le jeu est un échec. Cependant, étant donné qu’il ne sort qu’en early access et vu les moyens du studio, un scénario dans lequel le jeu va s’effondrer ne peut être occulté. En effet, d’ici à sa sortie définitive, de nombreux aléas peuvent encore survenir. Cependant, s’il y a un bien une tendance qui se pérennise et se renforce à travers Palworld, c’est la position sur le marché des jeux « en monde ouvert, bac à sable, avec une dimension de crafting, de management des ressources avec du grinding et du monster taming ». Palworld est un ultime constat de la position de ce genre sur le marché.

De fait, une dernière question subsiste : pourquoi aujourd’hui, c’est cet amalgame de genres et de mécaniques qui prime sur le reste ? À cela nous pourrions donc répondre qu’il ne s’agit en réalité que d’une conséquence logique de la plateformisation de la création de jeux à travers l’écosystème porté par Unreal. Par la prépondérance de son usage, Unreal cadre une expérience particulière du jeu vidéo. Werning, toujours, rappelle les façons dont les outils de game design cadrent les possibilités :

Plus fondamentalement, chaque outil encadre et institutionnalise de manière précise la perception de l’utilisateur du contenu médiatique que l’outil permet de traiter. Autrement dit, en fonction de ce qu’ils permettent (ou ne permettent pas) aux utilisateurs de faire avec un matériau (par exemple, un modèle 3D dans Autodesk Maya ou une texture dans Photoshop), les outils encouragent les utilisateurs à se concentrer sur des aspects spécifiques plutôt que sur d’autres et envisager des manières spécifiques d’utiliser un matériau. » (Werning, 2021:27: traduction de l’auteur)[11]

Donc, à travers le succès de Palworld, c’est la trajectoire d’une industrie qui est observable du fait qu’elle se concentre en grande partie sur un outil en situation de monopole : l’Unreal Engine. Ce faisant, ce n’est pas qu’un problème technique, mais également créatif et artistique.[12] Le risque d’une telle trajectoire est que les acteurs de l’industrie ne soient plus capables d’imaginer autre chose que des jeux « en monde ouvert, avec du craft, du monster taming, etc. » Et ce, non pas à cause d’une impossibilité effective de créer et d’innover, mais à cause d’une aversion extrême des décideurs à la prise de risques. 

Les Pals, le data-driven design et le cynisme du capitalisme tardif

Assurément, il convient de reconnaître que les propos tenus ici concernent les systèmes mainstream de production des jeux vidéo. Cela fait donc écho davantage aux jeux AAA et ceux gravitant autour de cette étiquette et non aux jeux à la marge (comme les jeux amateurs, ou publiés sur des plateformes spécifiquement dédiées comme itch.io). Cependant la trajectoire de l’industrie mise en exergue par Palworld fait également référence à tout un ensemble de tendances propres à l’industrie vidéoludique et culturelle majoritaire, cet empire capitaliste et global auquel peuvent faire référence des auteurs comme  Nick Dyer-Witheford et Greig de Peuter (2009)[13].

En particulier, comme l’écrit Jennifer Whitson :

La « démocratisation » de la conception des jeux, rendue possible par des outils de développement gratuits et faciles à utiliser et des plateformes de distribution numérique, supprime les barrières traditionnelles à l’entrée et les gatekeepers, tels que les éditeurs et les fabricants de consoles, ce qui conduit à une floraison créative de jeux et à de petites équipes de développement. Mais cette vision optimiste s’accompagne de nouveaux défis pour les développeurs : comment présenter son jeu à un public saturé de choix et habitué à un contenu gratuit illimité ? Comment trouver une communauté de joueurs fidèles et ainsi poursuivre une carrière dans la création de jeux ? La conception basée sur les données promet des réponses à ces questions, en indiquant aux développeurs ce que les joueurs veulent et comment concevoir pour eux, réduisant ainsi le risque de marché de la production culturelle. La plupart des développeurs intègrent aujourd’hui des éléments de conception guidée par les données afin d’augmenter la fidélisation des joueurs, les revenus et la portée de leurs jeux. (Whitson, 2019:4, traduction de l’auteur)[14]

Palworld semble s’échouer dans un certain cynisme créatif, car une fois que le jeu a été résumé comme étant « un Pokémon, mais avec des armes », il ne lui reste que très peu de caractéristiques qui lui sont véritablement distinctives, tant dans son gameplay que dans sa direction artistique. De fait, il n’est alors pas difficile de faire l’hypothèse que le jeu, tout en ayant probablement été développé par une équipe aimant son travail et sa production, a également été optimisé de sorte à répondre à un cahier de tendances incontournables, et ce, avec la mise en place d’économie d’échelle reposant sur un travail de préproduction limitée (nous avons en réalité très peu de traces à propos de la création des Pals par exemple), la réutilisation d’assets existants et de mécaniques déjà développées en interne, et potentiellement une feuille de route qui ne permet pas encore de véritablement d’envisager les trajectoires créatives et narratives que proposera le jeu dans sa version finale. C’est pourquoi il est possible d’évoquer la réussite remarquable du projet tout en supposant un certain cynisme ayant nourri sa création. 

En l’occurrence, il n’est pas question de réduire la démarche à du plausible data-driven design. En revanche, il est fondamental d’interroger ce que l’aversion au risque, lié à des coûts de production toujours plus grands, fait à des studios ayant pleinement embrassé les logiques de profits imposées par le système actuel. Pour ce qui est de Palworld, il est relativement évident qu’au-delà de son concept, fun au demeurant, le jeu n’est qu’une simple actualisation de ce que les consommateurs et consommatrices recherchent : cet ultime « jeu de survie, bac à sable en monde ouvert avec du craft et du taming ». Une semaine après sa sortie, c’est au tour du jeu Enshrouded qui fait dorénavant parler de lui (avec certes bien moins de visibilité) mais c’est tout à fait dans la continuité d’Ark, de Valheim, etc. En rédigeant cet article, une discussion entre audiences joueuses du subreddit r/LateStageCapitalism dans laquelle les internautes interrogeaient le succès de ces jeux a réémergé.

Et particulièrement les jeux tels que les farming sims, les rpgs, ou Stardew Valley, Minecraft, ou tout autre jeu de survie. Juste des jeux en général dans lesquels les efforts se traduisent en des choses qui s’améliorent. Ton personnage qui devient plus fort, meilleur pour gérer le monde qui l’entoure. Contrairement à la réalité où, peu importe ce que tu fais, et l’effort que tu mets dans un truc, cela ne sera jamais assez ou suffisant puisque tous les objectifs changent en permanence. (u/SirCheeseAlot, 2015, traduction de l’auteur) [15]

Cette perspective est intéressante pour nous dans le cadre de cet article car elle permet de mettre en perspective une éventuelle raison du succès de Palworld et du jeu qui lui succédera. En effet, il est aujourd’hui pertinent de considérer que dans une certaine mesure, pour ce qui est de cette industrie du jeu vidéo et de son audience, la forme a pris le pas sur le fond. Autrement dit, ce qui est recherché, ce n’est peut-être plus tant un contenu que le canevas d’une expérience typique. À l’instar de formes d’exploitations que l’on peut remarquer dans d’autres médias (comme ce fut le cas de la blaxploitation pour le cinéma ou l’isekaisplotation pour le manga), Pocket Pair « exploite » les genres tendance pour produire une expérience fusionnant tout ce qui fonctionne actuellement tout en mettant en avant la possibilité de pouvoir également posséder des « Pokémon avec des guns », chose qui ne se retrouve pas véritablement dans le contenu en réalité.

Et c’est là que tout le cynisme de Palworld se révèle dans une certaine mesure. Tout en marketant l’idée d’un « pokémons with guns », le jeu ne propose finalement que très peu de mécaniques relatives à l’élément présenté comme fondamentalement distinctif de son gameplay. En effet, hormis la possibilité d’esclavager ces petites créatures, les Pals sont le point faible du jeu, comme le note Cass Marshall pour le magazine Polygon :

Le problème, c’est que je ne m’intéresse à aucun de mes Pals. Bien sûr, certains d’entre eux sont mignons ou majestueux, mais ils sont aussi un peu frustrants à gérer. Je dois continuellement aider mes ouvriers qui restent coincés au sommet ou au bord de la base, qui deviennent furieux à cause du stress et qui ont tellement faim qu’ils finissent par risquer la famine et la mort. J’appuie sur « F » pour réclamer un lingot, avant de sauter sur mon Eikthyrdeer ou d’attraper un Cattiva à la place. Il n’y a pas de tension, parce qu’il n’y a pas le choix – bien sûr, je vais faire travailler ces gars à l’usine. (Marshall, 2024, traduction de l’auteur)[16]

Sous couleur de proposer une expérience nouvelle, ce sont les éléments présentés comme innovants dans la forme qui sont les moins travaillés dans le contenu. C’est peut-être cela qu’il faut alors garder en tête concernant Palworld et la trajectoire de l’industrie qui se dessine et dont il fait partie. Assurément, ce propos ne remet pas en question l’importance que le jeu a, ainsi que ses aspects ludiques. Cependant, cela permet davantage de l’encastrer dans ce qu’il est : une idée fun, qui est médiatisée comme fun dans la communication du studio et de la communauté mais qui n’existe pas véritablement dans la matérialité même du jeu.

Conclusion – Palworld « vit vraiment dans une société »

Au fur et à mesure de la lecture, le ou la lectrice jugera peut-être cet article comme un billet à charge contre Palworld. Il est certain qu’il s’agit d’un article soutenant une perspective critique. Cela étant, ce n’est pas non plus pour autant un article dont l’intention serait de culpabiliser les joueurs et les joueuses. Au contraire, l’éthique du fait même de jouer à ce jeu n’est pas du tout interrogée ici. À titre personnel, je suis très intrigué et je pense attendre sa sortie de l’early access pour y jouer véritablement. En patientant, je pourrai toujours me lancer dans Enshrouded qui semble également trouver son public.

Cela étant, une perspective plus personnelle sur le propos et le ton adopté ici permettra peut-être de transmettre plus simplement mes intentions. Ultimement, ma conclusion est que la controverse sur Palworld et uniquement focalisée sur ce jeu n’a pas lieu d’être puisqu’il n’est finalement, dans la logique soutenue ici, qu’une étape cohérente dans la trajectoire d’acteurs industriels qui ne font qu’appliquer des logiques propres au capitalisme tardif. C’est donc sur les tendances sous-jacentes et mises en exergue qu’il faudrait alors véritablement se concentrer. Que cela soit au niveau de l’utilisation d’outils et d’assets qui ont été streamlinés par des plateformes ou par l’absence de véritable contenu distinctif, l’un des futurs du jeu vidéo oriente ce dernier vers l’application la plus féroce de ces logiques révélant au passage l’essoufflement du système de production. Dans la conclusion de son article, Jennifer Whitson écrivait :

En raison de leurs liens historiques avec le jeu, la passion et le travail d’amateur, les pratiques et technologies de travail émergentes décrites ici ont largement évité la critique académique et l’examen éthique. Ces préoccupations reflètent les changements culturels et économiques plus larges, les pratiques de travail, la politique et l’organisation dans les industries créatives plus généralement. Cependant, je soutiens que l’industrie des jeux n’est pas simplement un exemple de capitalisme tardif par excellence, mais plutôt un précurseur – un canari dans la mine de charbon du travail créatif. Le travail dans le domaine des jeux se situe à l’intersection de la technologisation et de l’esprit d’entreprise, devenant un terrain d’expérimentation pour les premières pratiques de données, les modes de travail individualisés et les discours justifiant la précarité qui se répercutent dans d’autres domaines, y compris dans les industries créatives et au-delà. (Whitson, 2019:10, traduction de l’auteur)[17]

Dans une certaine mesure, c’est cela qui se joue avec Palworld et le prochain jeu de cette liste en construction, puis le suivant, etc. Cela ne signifie pas que tous les jeux de ce genre vont forcément susciter le même genre de critique. Par exemple, Enshrouded, tout en étant un « jeu de survie en monde ouvert avec du crafting », a été développé sur un moteur dédié (le Holistic Engine) et le studio semble appuyer l’expérience par un récit et des enjeux narratifs allant au-delà du simple onboarding et de la transmission d’un didacticiel (comme c’est le cas pour Palworld). Mais en somme, Palworld n’est que la dernière partie la plus visible de l’iceberg, avant la prochaine. Et c’est sur cette dernière phrase que mon rôle d’observateur, certes critique ici, s’arrête. ■

esteban grine, 2024.


[1] Source consultée le 25/01/2024, URL : https://x.com/Palworld_EN/status/1750350702000607389?s=20

[2] Texte original : « Palworld seamlessly integrates elements of battle, monster-capturing, training, and base building. Players wield a range of weapons, from classic bows and spears to modern assault rifles and rocket launchers. The process of capturing Pals involves strategically throwing a sphere, with a higher likelihood of success when weakening the target. Captured Pals become powerful allies in combat, each possessing distinct attributes and skills, even among those of the same type. » URL : https://www.pocketpair.jp/palworld

[3] Trouvé, P., Leloup, D., & Reynaud, F. (2024, janvier 23). « Palworld » : Les records et les controverses du « Pokémon avec des armes ». Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/01/23/palworld-les-records-et-les-controverses-du-pokemon-avec-des-armes_6212548_4408996.html

[4] Bankhurst, A. (2024, janvier 25). The Pokemon Company Makes an Official Statement on Palworld : « We Intend to Investigate ». IGN. https://www.ign.com/articles/the-pokemon-company-makes-an-official-statement-on-palworld-we-intend-to-investigate

[5] Northup, T. (2024, janvier 23). Palworld Early Access Review—Steam Version. IGN. https://www.ign.com/articles/palworld-review

Texte original : « It’s impossible to overlook just how shamelessly it takes ideas and designs from Pokémon, it’s got some unsurprising bugs and performance issues, and the work of keeping your base’s supplies topped off needs a little retuning – but when you’re riding on the back of a flying dragon while shooting a blue duck with an assault rifle, most of those blemishes wash away entirely. »

[6] Source consultée le 25/01/2024, URL : https://twitter.com/Keilthar/status/1749984496470970675

[7] Texte original : « You plant a tree, it grows, you cut a branch off it and you put that branch in the ground. Suppose it grows and it becomes exactly identical to the original tree. Is that new one the same willow tree? Why not? It’s not that simple. »You plant a tree, it grows, you cut a branch off it and you put that branch in the ground. Suppose it grows and it becomes exactly identical to the original tree. Is that new one the same willow tree? Why not? It’s not that simple. »

Gondry, M. (Réalisateur). (2014, avril 30). Is the Man Who Is Tall Happy? : An Animated Conversation with Noam Chomsky [Documentaire, Animation, Biographique]. Partizan Films.

[8] Texte original : « Whatever the programmer takes for granted when developing, and whatever, from another side, the user is required to have working in order to use particular software, is the platform. »

Bogost, I., & Montfort, N. (2007). New media as material constraint. An Introduction to Platform Studies.

[9] Claudel, M. (2024, janvier 24). Un ex-avocat de Pokémon Company ne comprend pas comment le jeu Palworld peut exister. Numerama. https://www.numerama.com/pop-culture/1615932-un-ex-avocat-de-pokemon-company-ne-comprend-pas-comment-le-jeu-palworld-peut-exister.html

[10] Texte original : « Apart from as a dialogue, the use of game design tools can similarly be described using the term bricolage, which refers to how making do with the resources available and strategically (re)combining them can be a way of unlocking one’s creativity (see, e.g., Louridas 1999). For instance, developers creating a new game in Unity can choose to import several ready-made sample assets and scripts, such as characters, vehicles, and camera behavior such as a CCTV -style view. » (Werning, 2021:31)

[11] Texte original : « Most basically, each tool characteristically frames and institutionalizes the user’s perception of the media content it processes. That is, depending on the things they allow (and don’t allow) users to do with a material (e.g. a 3-D model in Autodesk Maya or a texture in Photoshop), tools encourage users to focus on specific aspects over others and to envision specific ways of using a material. » (Werning, 2021, p. 27)

[12] Toute une conversation sur NeoGAF porte d’ailleurs sur le sujet. URL : https://www.neogaf.com/threads/epic-games-has-a-monopoly-but-no-one-seem-to-care.1634216/

[13] Dyer-Witheford, N., & Peuter, G. de. (2009). Games of Empire : Global Capitalism and Video Games. University of Minnesota Press.

[14] Texte original : « The “democratization” of game design enabled by free and easy-to-use development tools and digital distribution platforms removes traditional barriers to entry and gatekeepers, such as publishers and console manufacturers, leading to a creative flourishing of games and small development teams. But this optimistic narrative comes with new challenges for developers: how do you get your game in front of audiences that are saturated with choice and accustomed to endless free content? How do you find a community of loyal players and thus sustain a career making games? Data-driven design promises answers to these questions, telling developers what players want and how to design for them, thereby reducing the market risk of cultural production. Most developers now integrate elements of data-driven design in order to increase player retention, revenue, and the reach of their games. »

Whitson, J. R. (2019). The New Spirit of Capitalism in the Game Industry. Television & New Media, 20(8), 789‑801. https://doi.org/10.1177/1527476419851086

[15] Texte original : « Especially farming sims, rpg’s, or stardew valley, minecraft, or survival games. Just games in general where your effort translates into things getting better. Your character getting stronger, better able to deal with things in the world. Unlike the reality of no matter how much work and effort you put in. It will never be enough, and the goal posts are constantly moving. »

SirCheeseAlot. (2023, octobre 5). Do you think video games would be as popular if we were not living in late stage capitalism, and everyone just wanted to escape reality? [Reddit Post]. r/LateStageCapitalism. www.reddit.com/r/LateStageCapitalism/comments/170id3y/do_you_think_video_games_would_be_as_popular_if/

[16] Texte original : « The problem is that I don’t particularly care about any of my Pals. Sure, some of them are cute or regal, but they’re also a little bit frustrating to deal with. I continually have to assist my laborers as they get stuck on top of things or at the edge of the base, growing furious from the stress and growing so hungry they eventually risk starvation and death. I’ll hit “F” to claim some ingot, only to jump on my Eikthyrdeer or grab a Cattiva instead. There’s no tension, because there’s no choice — of course I’m going to put these guys to work in the factory. »

Marshall, C. (2024, janvier 24). The weakest part of Palworld is, unfortunately, the Pals. Polygon. https://www.polygon.com/24048413/palworld-creatures-design-behavior-early-access

[17] Texte original : « Due to its historical linkages to play, passion, and hobbyist work, the emerging work practices and technologies detailed here have largely avoided academic critique and ethical scrutiny. These concerns reflect broader cultural and economic shifts, labor practices, politics, and organizing in creative industries more generally. However, I argue that the games industry is not simply an example of late capitalism par excellence but rather a forerunner—a canary in the coal mine of creative work. Gameswork sits at the intersection of technologization and entrepreneurship, becoming a proving ground for early data practices, individualized modes of work, and justificatory discourses for precarity that filter through to other realms, including creative industries and beyond. »