Abandonner un article scientifique en cours d’écriture : un grand tabou de la recherche académique


Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie de chercheur, j’ai abandonné la rédaction d’un article scientifique en cours de relecture. De mon côté, j’entamais la cinquième réécriture. Du côté du comité scientifique, nous commencions la quatrième réécriture, car la troisième nécessitait de nouveau en réécriture de fond. Pour cette dernière session, seul un mois m’avait été accordé, un mois qui finalement est passé bien vite entre mon emploi à temps plein, la parentalité et donc mon doctorat à temps-partiel. Actuellement, le contexte de production dans lequel je me situe m’oblige à faire des choix, à « dégraisser » comme certains gestionnaires diraient, dans mes activités de recherches. L’écriture  d’un article est une charge mentale que je ne suis plus en mesure de supporter face aux autres que j’ai évoquées.

La situation que j’ai décrit n’est pas isolée. En évoquant mon abandon, j’ai découvert que certain·e·s collègues avaient ils et elles aussi abandonné : parfois au début, parfois à la fin, parfois après une relectures, parfois entre la troisième et la quatrième. Certain·e·s sont parfois aller jusqu’à la septième ou la huitième réécriture pour enfin voir leur article publié. Parfois aussi, c’est tout simplement des explications que certain·e·s chercheur·euse·s peuvent se permettre : « je n’ai pas le temps, je suis sous l’eau, j’ai oublié ». Inutile de préciser ici que ce ne sont clairement pas les doctorant·e·s qui peuvent s’autoriser ce genre de propos. Pour ces dernier·e·s, l’abandon d’un article est, à mon humble avis et vécu, anxiogène, stressant, honteux, déprimant, difficile, délicat, risqué, conflictuel et enfin, terriblement déceptif.  

Pourtant, malgré le fait qu’il semble s’agir d’une pratique courante et connue, c’est insupportable de ne trouver absolument aucune ressource utile pour la personne s’interrogeant sur l’abandon d’un article académique. Bien entendu, on trouve des travaux sur le malaise des doctorants (par exemple Lhérété, 2011), mais lorsqu’il s’agit d’aborder frontalement la question de l’abandon d’une rédaction, internet semble être l’endroit le plus vide du monde : aucun témoignage, aucune méthode, aucun modèle de courriel d’excuses. Par ailleurs, je n’ai pas écho d’une quelconque formation doctorale ou d’un accompagnement à la rédaction ou à l’abandon (voir même d’un suivi psychologique pour cela) existant et ce, dans les établissements supérieurs français. C’est pourquoi cet article, écrit dans un excès de colère mais aussi d’empathie, existe : pour rappeler l’importance de l’abandon dans la recherche doctorale.

Etant donné que certains se permettent dans mon champs disciplinaire (les game studies), des top 10 bâclés et particulièrement discutables réunissant des conseils à destination des auteurs et autrices (Aarseth, 2019), je ne vois pas pourquoi il faudrait que je m’en prive dans mon carnet de recherches. Donc, voici donc une liste de bonnes raisons d’abandonner la rédaction d’un articles. La première étant la suivante : si je ne la fais pas, personne d’autre n’abordera frontalement cette problématique qui restera tabou à l’écrit, alors que c’est un malaise collectivisé et oralement discuté.

1 : l’abandon d’écriture n’est pas une faute individuelle

L’une des premières émotions qui peut venir lorsqu’il est question d’abandonner est celle de la culpabilité. On a l’impression de se retrouver pris en étaux entre d’un côté une volonté de s’extraire de sa condition et de l’autre, un système qui nous a mis sur des rails desquels il est impossible de s’extraire.

S’il y a bien une chose que j’ai retenu de mes cours de gestion, c’est le célèbre paradoxe de Robert Solow qu’il formulait ainsi : « you can see the computer age everywhere except in the productivity statistics ». Je détourne ici cette phrase pour formuler : « vous pouvez voir de la sociologie partout sauf dans les sciences humaines ».

Dans n’importe quel autre contexte de recherche, n’importe quel terrain, n’importe quel sujet, nos postures scientifiques invitent généralement à nous positionner en faveur d’une perspective holiste, systémique plutôt qu’individualiste. C’est un système dans lesquels des individus interagissent qui aboutit à des conséquences. Autrement dit, on ne peut porter seul·e le poids de la responsabilité du retrait d’un article. La production scientifique, pour la résumer sommairement est collective, faite d’allers et retours entre auteur·ice et comités d’organisation et scientifique. Un article peut être refusé parce que l’un des correcteurs réfutent l’usage de certains mots par exemple. Un autre peut être abandonné car l’attente de la revue n’était pas la même que celle du proposant ou de la proposante.

Il est important de rappeler qu’à tout moment d’un travail de recherche, celui-ci n’est jamais isolé d’un système qui va le porter ou le laisser de côté.

2 : L’abandon d’écriture est liée à un contexte de production

Nous ne sommes pas tous égaux dans la recherche et la recherche ne devrait pas être un concours au bénéfice des plus avantagés. C’est important de clamer haut et fort que tou·te·s les doctorant·e·s et les chercheur·euse·s ne sont pas égaux. Certains ont des bourses de financement, d’autres effectuent leur recherche à temps partiel  côté d’un travail épuisant et/ou pénible. J’ai connaissance de chercheurs ayant effectué leur thèse en parallèle de métiers de manutention. D’autres sont surchargés par la masse de travail administratif. Dans tous les cas, tout chercheur·euse ne peut pas forcément dédier l’intégralité de son temps à la recherche.

Et je n’aborde même pas ici la question des situations de vies personnelles. Par exemple, j’ai effectué ma première tentative de thèse à 3 000 kilomètres de mon laboratoire. Impossible de comparer cette situation à celle d’un·e chercheur·euse pouvant se rendre à pied à son laboratoire, financé par son université, etc. Par ailleurs, la question de la parentalité se pose aussi. Il est hors de question d’établir une échelle de valeur entre parent et non parent (Peslier-Peralez, 2012 ; Doré, 2018 ; Goarzin, 2019). Cependant, je note l’existence de témoignages sur le sujet qui évoquent des difficultés d’allocation du temps, des ressources et d’énergie. Françoise Lhérété, lorsqu’elle parle de la solitude du thésard, fait en partie référénce à ce contexte de production :

« La solitude du thésard est d’autant plus radicale que l’université française ne brille pas par ses capacités d’encadrement. Un sujet de thèse très pointu contribue aussi à isoler le doctorant. ‘‘C’est clair que je suis seul face à mes idées, seul face à mon ordinateur, et même seul dans mon monde, puisqu’aucun de mes amis ne comprend rien à ce que je fais’’ reconnaît Tanguy. Même les mieux insérés n’y échappent pas. Louise, doctorante en psychologie du travail, mène sa thèse dans un organisme de recherche privé. Elle est encadrée par une hiérarchie, évolue dans une équipe. Mais elle ne croise jamais personne pour discuter du fond de sa thèse. Elle en souffre un peu. ‘‘Le plus terrible, c’est quand je rentre chez moi, lâche-t-elle. Le soir, à table, je n’ai jamais rien à raconter. Aucune anecdote amusante sur ma journée de travail. Rien.’’ » (Lhérété, 2011 : 6)

Mettre en avant ce contexte de production est aussi un rappel qu’une recherche dépend de ses conditions de production. Cela ne dédouane personne d’un échec, cependant cela objectivise les raisons en formalisant que s’il y a abandon, ce n’est pas du fait d’un actant seul·e mais d’un actant dans un contexte particulier de productions. Cela permet aussi de formaliser les privilèges et les avantages de certain·e·s chercheur·euse·s. A ce titre, il sera toujours plus facile pour un·e doctorant·e soutenu·e intellectuellement et financièrement par sa famille (privilège) qu’une personne ayant financé l’intégralité de ses études par ses propres moyens. Il sera aussi toujours plus facile pour un·e doctorant·e ayant une bourse de recherche de boucler sa thèse, comparativement à une personne n’en ayant pas bénéficié. A ce titre, Lhérété rappelle tout de même que seul 10% des doctorant·e·s en sciences humaines ont une bourse. Ce qui nous amène à la troisième raison d’abandonner une rédaction d’article.

3 : Le milieu académique repose sur un crunch gratuiste, violent et systémique

Si j’ai contacté la revue pour leur dire que je ne serai pas en mesure de leur livrer une nouvelle version, c’est parce que 3 jours plus tôt, j’ai rendu un autre article et présenté deux études au sein de l’entreprise pour laquelle je travaille. En parallèle, j’anime un carnet de recherches, organise des événements par ci par là. Je m’organise car j’ai une vie associative que j’aime et qui est aussi une attente importante pour l’académie en général. Entre tout cela, j’ai aussi besoin de jouer à des jeux vidéo (c’est quand même la première raison pour laquelle je fais des recherches). En par-dessus tout, je souhaite dédier du temps à mon enfant qui aura bientôt trois mois à noël.

Avant mon emploi actuelle, j’ai travaillé cinq années dans l’enseignement supérieur et de la recherche en tant qu’ingénieur d’étude (administratif en université) et enseigné quatre ans. Les deux premières années étaient des temps plein enseignant. Les deux dernières : seulement des travaux dirigés. Pour le dire de manière plus courte, je traine un bagage qui ne peut pas être balayé par un mandarin. A l’université, j’ai vécu des situations d’une rare violence entre les services administratifs et les enseignants et au sein même des service administratif. J’ai vécu des situations toxiques de management. En tant que chercheur à temps partiel, je ne suis pas financé par l’état pour publier. Pire, je paie mon inscription, ce qui n’a pas de sens puisque je paie pour créer de la richesse. Je n’irai pas jusqu’à prétendre avoir une valeur ajoutée significative car je me fiche de cela, mais je pense que mon travail académique dépasse largement mon coût d’inscription qui est approximativement de 400 euros. L’écriture est soumise à des deadlines qui ne respectent pas les rythmes de vies des chercheurs et des chercheuses. Les relectures par les pairs sont des processus tout aussi émotionnellement éprouvant, certes riches, mais si on prend du recul deux minutes, on s’aperçoit que c’est probablement l’une des pratiques les plus inefficaces qui soit pour attendre un degré de scientificité pertinent. Pareillement, les pairs relecteurs sont aussi soumis aux mêmes contraintes et ce serait une erreur de leur faire porter la faute. Les blagues sur les reviewers 2 sont en réalité honteuses et contribuent à laisser faire un certain statu quo.  

Ce n’est pas normal que l’intégralité des chercheurs et des chercheuses que je connaisse dénoncent tout ce que je viens d’écrire tout en participant à leur maintien. Ce n’est pas normal que les doctorant·e·s se retrouvent au milieu de tout cela. Ce n’est pas normal qu’à l’aune de la gig economy, de la précarisation des métiers, des travaux que certain·e·s chercheur·euse·s mènent sur l’absence de sens ou la culture du crunch dans certaines filières de métiers (comme dans l’informatique, voir Besenval, 2019), on persiste à maintenir un héritage passéiste en reproduisant ses violences systémiques.

A tout moment, on devrait avoir le droit de sortir de ce système, en en créant d’autres, en proposant de nouveaux cadres, plus cohérent avec le monde dans lequel on vit. A l’instar des pulp sciences, les pulp studies (dans leur acception francophone) sont des approches qui mériteraient aujourd’hui d’être explorée de sorte à renouveler les approches scientifiques de production des connaissances. Je cite Laura Goudet pour cela :

« Ce que l’on nomme Pulp Studies, c’est l’ensemble des stratégies de recherche mises en place par les chercheureuses dont les corpora sont tels qu’il n’est décidément plus possible d’en prendre la mesure par les moyens traditionnels. C’est l’équivalent méthodologique des Folk Studies, où non seulement les savoirs sont situés (Haraway, 1988) mais où la méthode est située également. On peut aussi voir ça, me semble-t-il, comme une extension moderne des Cultural Studies.  Je ne réinvente pas la roue, je prolonge simplement ici les réflexions contemporaines sur les objets minoritaires, déconsidérés, car, comme dirait mon directeur de thèse, « on ne juge qu’à l’aune de sa propre ignorance[3] ». C’est aussi le statut des corpus, composites (Paveau, 2012) dont la matière est multiple et à prendre dans leur cadre sous peine de perdre du sens et de la matière à analyser, qui vient intervenir dans ces façons pulp de faire de la recherche contemporaine. » (Goudet, 2019)

4 : il en va d’un équilibre de vie qui ultimement, ne peut être remis en cause

Ce sera le dernier point que j’aborderai ici. Les trois premières raisons que j’ai évoquées proposent de rationaliser l’abandon en rappelant que celui-ci est dû un système dans lequel l’auteur ou l’autrice rédige. Cependant, ultimement, ne pas fournir de raison à l’abandon d’une recherche est en soi tout aussi légitime. La justification ne doit pas être une obligation. Je pense aussi sincèrement que c’est en s’inscrivant dans le care, la bienveillance et l’empathie que l’on motive le plus les chercheurs et les chercheuses que l’on croise. Comme je l’écrivais en 2018, « plein de raisons rendent légitime l’abandon d’un article. Et ce n’est pas grave. Rien n’est grave. Le doctorat est une formation à la recherche, l’erreur ne peut être reprochée lors d’un apprentissage. » (Grine, 2018). Aujourd’hui, je vais plus loin en formulant qu’en soi, la recherche est une formation à la recherche. Aussi, contrairement à ce que j’écrivais alors, je formule maintenant que l’abandon est légitime à toutes les étapes d’un processus de relecture par les pairs. Dans mon cas, l’une des raisons que j’évoquais quant à l’abandon de mon papier était que l’intention originelle ne reflète plus de tout ma pensée actuelle. Les propositions faites par les relecteur·ice·s, pertinentes et formatrices, m’invitaient à prendre une nouvelle direction, chose que je ne peux pas faire actuellement dans un délais contraint, pour les raisons 1 et 2 évoquées ici.

J’espère que cet article permettra à d’autres de se retrouver quand ils et elles chercheront des témoignages à propos de cette situation de vie. C’est chacun et chacune, en prenant la parole, que l’on sera à même d’abattre ce tabou, pour une recherche plus bienveillante et empathique. Si en plus, cela permet d’affirmer à nouveau l’importance de l’humanisme dans les sciences humaines, alors, je n’éprouverai plus le besoin d’écrire des diatribes constatant les solitudes des thésard·e·s de fond.

Esteban Grine, 2019.


Bibliographie

Aarseth, E. (2019). Game Studies : How to play — Ten play-tips for the aspiring game-studies scholar. Game Studies, 19(2). Consulté à l’adresse http://gamestudies.org/1902/articles/howtoplay

Doré, É. (2018). Faire une thèse et avoir des enfants : Est-ce compatible ? Consulté 15 décembre 2019, à l’adresse Réussir sa thèse website: http://reussirsathese.com/faire-these-enfants-compatible

Goarzin, M. (2019). Travail, bébé et thèse font-ils bon ménage? [Billet]. Consulté 15 décembre 2019, à l’adresse Comment vivre au quotidien? website: https://biospraktikos.hypotheses.org/4757

Goudet, L. G. (2019). Pour une approche pulp de la recherche [Billet]. Consulté 15 décembre 2019, à l’adresse Mes langues aux chats website: https://lac.hypotheses.org/1023

Grine, E. (2018). Délayer ou abandonner un article scientifique. Consulté 15 décembre 2019, à l’adresse Les Chroniques Vidéoludiques website: https://www.chroniquesvideoludiques.com/delayer-ou-abandonner-un-article-scientifique/

Lhérété, H. (2011). La solitude du thésard de fond. Sciences Humaines, N° 230(10), 10‑10.

Peslier-Peralez, B. (2012). Concilier doctorat et maternité [Billet]. Consulté 15 décembre 2019, à l’adresse ENthèSe—Ressources pour la thèse website: https://enthese.hypotheses.org/157