D’un besoin de comprendre quelques jeux vidéo à la proposition d’une ludologie socio-constructiviste : sentier et défense d’une (petite) thèse de doctorat

Tout d’abord, avant de véritablement commencer cet ultime exercice dans la trajectoire d’un doctorant, permettez-moi de saluer formellement chacun et chacune des membres du jury et de les remercier une nouvelle fois. Merci à madame Bonenfant et monsieur Gheeraert d’avoir accepté le rôle de prérapporteuse et prérapporteur. Merci à madame Monnier et monsieur Dozo pour vos rôles d’examinatrice et examinateur et enfin, merci à monsieur Genvo qui m’a accompagné durant toutes ces années de recherches.

Je remercie également les personnes présentes dans l’assistance qui sont venues me soutenir durant ces quelques heures que nous allons passer ensemble. Non sans humour, cela me conforte dans l’hypothèse que ce travail doctoral ne fut possible que par le soutien d’un réseau d’actants dont un échantillon, certes non représentatif, mais présent dans mes remerciements, se trouve ici.

Cet ici et maintenant est une occasion privilégiée pour un jeune chercheur, mais également un exercice complexe puisqu’il doit à la fois présenter son travail scientifique, mais également son cheminement en tant qu’humain acteur de sa recherche. À titre personnel, ce qui enclencha la préparation de cette soutenance, c’est une remarque de mon fils. Il venait me voir avec son nouveau carnet, un petit agenda offert par sa grand-mère et s’exclama alors en regardant mon manuscrit : « ah bah moi, j’ai un petit carnet et toi papa, ton carnet, il est très grand ! »

Cette exclamation me rappela un de mes articles : « ma thèse, c’est mon blog ! ». Je soutenais alors qu’une production scientifique à l’instar de cette soutenance peut, dans une certaine mesure, également être identifiée comme un document biographique. C’est pourquoi ma responsabilité aujourd’hui est donc de présenter comment, de questions quotidiennes, je suis venu à formuler des questions scientifiques nécessitant la construction d’un appareil théorique suffisamment flexible pour être diffusés, pour enfin aboutir à des méthodologies d’analyse qui ambitionnent d’être réappropriées dans le quotidien de futurs chercheurs et chercheuses, dans les milieux académiques et industriels.

Pour citer cet article :
Giner, E., (2023). D’un besoin de comprendre quelques jeux vidéo à la proposition d’une ludologie socio-constructiviste : sentier et défense d’une (petite) thèse de doctorat. Communication donnée à la soutenance de thèse d’Esteban Giner. Metz, Université, le 13 novembre.

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Le paradoxe discursif des jeux vidéo

Shigesato Itoi : Après tout, on pourrait même dire que j’ai seulement ajouté les lignes drôles et ridicules dans l’ensemble pour pouvoir y inclure une ligne déchirante. Il ne s’agit pas seulement des scénarios ou de choses comme l’effaceur de crayons[1] ; j’ai vraiment senti qu’il fallait ajouter une touche de « crève-coeur », même s’il s’agissait de simples lignes dites par des personnages voisins.
Satoru Iwata : Sinon, ce ne serait pas MOTHER. (Itoi, Iwata, 2011, notre traduction[2])

Cet échange est extrait d’une discussion entre Shigesato Itoi, le créateur de la trilogie MOTHER et Satoru Iwata, ancien président directeur général de Nintendo de 2002 à 2015. Il fut publié dans le journal Brutus et traduit en anglais pour le site internet earthboundcentral.com. Si j’ai choisi de commencer cet article par cet échange, ce n’est pas par une véritable intention de contenir une vérité résumant l’intégralité de mon travail de thèse. Pourtant, il semble contenir les paradoxes que j’ai souhaité explorer dans mon travail de recherche.

Ce billet est une version pour internet d’une section de mon manuscrit de thèse que je prépublie. Cet article est soumis au droit d’auteur comme l’intégralité de ce blog. Pour citer cet article, merci d’utiliser la citation suivante :
Grine., E., (2020).Le paradoxe discursif des jeux vidéo. Les Chroniques Vidéoludiques [Prépublication du manuscrit de thèse].

Au démarrage de mon travail de thèse, le corpus portait en réalité sur les expressive games, des jeux qui selon Sébastien Genvo « [exprimeraient] une problématique sociale, psychologique, etc. et qui permettrait conjointement au joueur de s’exprimer sur celle-ci » et qui nécessitent « de prendre en compte que l’expressivité provient à la fois des procédures induites par la structure du jeu et des actions menées par le joueur » (Genvo, 2012:129[3]).

En effet, j’ai toujours été intéressé par l’étude des discours que les jeux vidéo peuvent susciter, partager ou contribuer à construire. Les jeux expressifs semblaient alors être un corpus de choix quand on sait que ses parangons touchent des problématiques à la fois populaires et personnelles. Genvo, pour illustrer ses propos, s’inscrit dans une démarche de recherche-création et son travail à propos des jeux expressifs fait aussi références à deux jeux qu’il a réalisé en équipe ou seul : Keys Of A Gamespace (2011) et Lie In My Heart (2019). Pour leur auteur, ces jeux sont représentatifs des jeux expressifs car ils proposent, par leurs expériences, des « morales non moralisantes » (Genvo, 2018). Par ailleurs, sans être autobiographiques (Genvo en tant que game designer sans défendait), ces jeux portent sur des problématiques et des sujets particulièrement douloureux : le premier évoque la pédophilie dans son intrigue et le second aborde le suicide.

Au fil de mes pérégrinations académiques, ma perception de l’expressivité évolua, notamment à cause des interprétations que je pouvais développer à propos notamment d’Undertale (Toby Fox, 2015), que j’assimilais au début de mon travail de thèse en 2016 aux jeux expressifs et qui déclencha ce cursus académique. Dans Undertale, un jeu de rôle aux abords typiques[4], l’audience a systématiquement l’opportunité d’éviter les conflits et la violence par le dialogue. Autrement dit, l’audience a le choix entre comportements violents et non-violents. Ce détournement du game (c’est-à-dire de sa structure, Barnabé, 2019) par rapport au genre dans lequel le jeu s’inscrit fut une revendication claire et marquée par son auteur. Le slogan de sa publicité incarnait cette prise de position pacifiste : the friendly rpg where nobody has to die. Pourtant, si Undertale laisse son audience expérimenter plusieurs comportements et dilemmes moraux, donc aux semblants expressifs, le jeu semblait se montrer paradoxalement particulièrement persuasif pour soutenir un discours pacifiste. Autrement dit, le jeu m’apparaissait alors comme un persuasive game. C’est-à-dire un jeu qui, selon Ian Bogost, fait un usage particulier d’une forme de rhétorique propre aux jeux vidéo : la rhétorique procédurale qu’il définit brièvement de la façon suivante :

« La rhétorique procédurale est donc une pratique qui consiste à utiliser des processus de manière persuasive. Plus précisément, la rhétorique procédurale est la pratique consistant à persuader par des processus en général et des processus informatiques en particulier ». (Bogost, 2007:16, ma traduction[5])

 C’est ce paradoxe qui pendant longtemps bloqua le choix de mon corpus : je n’arrivais tout simplement pas à m’arrêter sur un ensemble tant les jeux auxquels je jouais semblaient correspondre à la fois et plus ou moins métaphoriquement aux jeux expressifs tout en étant pourtant particulièrement persuasifs à propos de leurs morales. Par exemple, j’ai notamment souhaité intégrer des jeux AAA comme la série Uncharted (Naughty Dog, 2007-2017), Death Stranding (Kojima Productions, 2019) ou encore des productions dites indépendantes comme VA11 Hall-A (Sukeban Games, 2016). Cependant, j’ai décidé de revenir aux jeux qui ont fondé mes interrogations à propos du paradoxe qui m’animais : les mothertales.

Mothertales est un nom affectif que j’ai attribué aux jeux vidéo de la série Mother (Itoi, 1989 – 2006), Undertale (Fox, 205) et Deltarune (Fox, 2018). Par extension, cela me permet de faire aussi référence à tous les jeux qui en découlent, que cela soit des hacks, des jeux qui s’en inspirent, des fangames ou des univers alternatifs. J’aurais l’occasion d’élaborer plus longuement la présentation de ce corpus et de la notion que je mobilise pour le nommer.

Ces interrogations m’étaient récurrentes dans mon travail car dans la conception que j’ai des jeux vidéo, ces derniers sont à la fois discours et le support d’un discours. Pour reprendre la citation de Marshall McLuan : « le message, c’est le medium » (1968). Stéphanie Kunert pointait le paradoxe des catégories de discours car selon elles, celles-ci sont d’abord les résultats d’un ensemble de postulats établis au préalable par la personne les étudiant (2013). Selon elle, chaque discours réactualise aussi le ou les genres de discours dans lesquels nous serions susceptibles de les inscrire et ce, tout en s’inscrivant aussi dans une forme de convergence ou d’intrication avec des discours issus d’autres genres discursifs , d’autres sphères discursives. Dans sa conclusion, elle formule ce qui devint dans mon travail récurrent (et ce, sans connaitre encore son travail) :

[Ce paradoxe] nous amène à réviser la métaphore heuristique des « sphères discursives» […] pour penser le discours non pas comme partie d’une sphère, mais comme les fils constituants d’une vaste trame ou un continuum (les fils discursifs faisant plus que s’entretisser, ils sont constitutifs les uns des autres). (Kunert, 2013 : 109)

Ainsi donc, ce paradoxe discursif, qui fonde cette recherche, est incarné par une simultanéité des caractères expressifs et persuasifs au sein même de la discursivité des jeux vidéo qui ont nourri ce travail de thèse. Même si les persuasive games et les expressive games n’ont pas pour vocation d’être des catégories exclusives, je considère que leurs mises en perspective rendent fécond une réflexion plus générale sur les discursivités vidéoludiques, c’est-à-dire les caractéristiques des jeux vidéo à pouvoir être les supports de discours qui seraient co-construit par le studio et l’audience et ce, de manière intermédiée par l’objet, le jeu.

Le paradoxe est d’autant plus intriguant que les catégorisations elles-mêmes sont sujettes aux façons dont les jeux vidéo modifient nos perceptions de ces catégories. C’est donc ce paradoxe que j’explore à travers la problématique centrale de mon travail de recherche : le play design des discours vidéoludiques.


[1] Il s’agit d’un objet dans le jeu EarthBound

[2] ITOI: After all, you could even say I only added the funny and ridiculous lines into the mix so that I could include one heartrending line with them. It’s more than just the scenarios or the things like the Octopus Eraser; I really felt there needed to be dash of “heartbreak” mixed in, even if it just happened to be in simple lines said by side characters.

IWATA: It wouldn’t be MOTHER otherwise.

[3] Genvo, S. (2012). Comprendre et développer le potentiel expressif, Understanding and developing the expressive potential. Hermès, La Revue, 62, 127‑133.

[4] Mais qui est aussi analysé comme un détournement du genre du Role-Playing Game (Barnabé, 2016)

[5] Texte original : « Procedural rhetoric, then, is a practice of using processes persuasively. More specifically, procedural rhetoric is the practice of persuading through processes in general and computational processes in particular. » (Bogost 2007:16)

  • Barnabé, F. (2019). Video Game Détournement : Playing Across Media. DiGRA Journal. https://orbi.uliege.be/handle/2268/238906 Bogost, I. (2007). Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames. The MIT Press.
  • Genvo, S. (2012). Comprendre et développer le potentiel expressif, Understanding and developing the expressive potential. Hermès, La Revue, 62, 127‑133.
  • Genvo, S. (2018). Du game design au play design : Èthos et médiation ludique. 14.
  • Itoi, S., & Iwata, S. (2011). Shigesato Itoi Discusses MOTHER 4 « EarthBound Central. https://earthboundcentral.com/2011/04/shigesato-itoi-discusses-mother-4/
  • Kunert, S. (2013). Le paradoxe de la catégorisation discursive. Le cas de la co-construction des discours publicitaires et antipub. Cahiers de recherche sociologique, 54, 95‑111. https://doi.org/10.7202/1025994ar
  • McLuhan, M. (1968). Pour comprendre les média—Les prolongements technologiques de l’homme. Mame / Seuil.

De l’importance du premier degré dans l’analyse des jeux vidéo

Ce matin sur le trajet pour aller au travail, je repensais à certaines lectures d’Undertale que l’on peut trouver ici et là sur internet et la façon dont certaines mettent l’accent sur plusieurs niveaux de lecture que peut avoir le jeu. Notamment sur la façon dont le jeu tourne en ridicule les didacticiels. Fanny Barnabé y voit un détournement des codes du jeu de rôle et définit le didacticiel d’Undertale comme étant une parodie (2017 : 38). Je n’ai bien entendu aucun souci avec cette lecture qui lui permet de faire une transition sur la notion de joueur-modèle. Cependant, j’ai le sentiment que cette lecture rentre en conflit avec les propos que j’ai pu tenir sur le jeu. En effet, dans ce cadre, la parodie permet de supposer l’existence d’un « second degré », d’un métatexte, permis par une intertextualité entre le jeu et des jeux de rôle japonais (Earthbound et Mother en l’occurrence). Or, l’existence même d’une once de second degré peut mettre à mal toute la lecture que j’ai du jeu (non pas que cette lecture soit meilleure qu’une autre, mais c’est celle que je préfère à ce jour).

C’est pourquoi dans ce court billet, qui me permet de respirer entre deux textes sur Breath Of The Wild, je souhaite défendre l’importance des lectures « premier degré » des jeux vidéo. Pour cela, il est nécessaire de comprendre d’où je pars. Undertale est pour moi un véritable discours naïf sur la résolution pacifique des conflits, sur l’amitié, le care et l’empathie. En ce sens, son didacticiel est alors un ensemble d’illustrations à propos de la résolution pacifique des conflits, sur la notion de care et sur l’empathie. Dans le cadre de cette lecture, je suis obligé de considérer les intentions de Toby Fox comme fondamentalement orientées vers la diffusion de ce message. La suite du jeu n’est alors qu’en ensemble de péripéties permettant aux joueurs et joueuses de mettre à l’épreuve leur volonté de résoudre les choses de manière pacifique. Ces péripéties permettent, notamment via principalement les deux premières runs, de constater les écarts entre un comportement « neutre », qui va parfois user de violences, et un comportement « true pacifist » qui cherche systématiquement à résoudre les conflits sans arme, ni haine, ni violence. Dans la lecture que je soutiens, la dernière run, la « genocide », est un ultime recours pour Toby Fox de prouver que la violence ne mène qu’au regret pour celui qui la perpétue.

On peut questionner pourquoi alors j’ai du mal à considérer l’existence d’un second degré dans Undertale. C’est tout simple : si je considère l’existence d’un second degré même lors d’une toute petite partie du jeu, je mets le doute dans les intentions véritables de Toby Fox. Si je lui accorde une volonté de faire du second degré, je remets en cause toute la lecture que je défends. S’il a scénarisé son jeu pour être une parodie des jeux de rôle de son enfance, alors le message que j’interprète peut lui aussi être parodique et cacher un second degré, probablement cynique. Dans mon cas, supposer l’existence d’un second degré, c’est remettre en cause une analyse complète. Le conflit est précisément situé dans le fait que je préfère une interprétation par rapport à l’autre et que je n’ai techniquement pas d’argument pour réfuter la potentielle existence d’un second degré chez T. Fox. Epistémologiquement, cela interroge terriblement le chercheur ou la chercheuse qui analyse des jeux vidéo. Enoncer comme prémisse d’une analyse l’existence d’un second degré dans l’acte de création peut aboutir à des conclusions radicalement différentes.

Que l’on s’entende, je ne suis pas dans une perspective où il ne peut y avoir qu’une seule véritable interprétation. J’avoue mobiliser les deux, celle de Barnabé et la mienne, en fonction des discussions que je peux avoir sur le jeu.

Dans ce papier cependant, je soutiens l’importance des lectures « premier degré ». C’est-à-dire que je soutiens les interprétations littérales des œuvres que j’observe. Cela ne veut pas dire que je soutiendrais cela dans un autre contexte. Cependant, il faut bien avouer que prendre les choses de manières littérales résout de nombreux conflits d’interprétations et de dissonances. Par exemple, Si l’on prenait Uncharted de manière littérale, on peut totalement accepter la normalité des situations rencontrées par Nathan. Dans ce cadre, on ne considère le monde qu’il parcourt que dans la mesure où il nous l’est présenté. On ne calque donc pas les règles de « notre monde » pour combler les vides du monde de Nathan. On accepte de manière naïve que dans le sien, recevoir des dizaines de balles dans la poitrine ne conduit pas forcément à une mort certaine. De manière moins réjouissante, cela permet aussi de ne pas excuser une œuvre sous couvert de son second degré.

Au final, j’ai le sentiment de plaider pour des lectures candides et naïves des œuvres. Non pas qu’il s’agisse de la seule bonne façon d’analyser des jeux. Au contraire, j’ai l’impression que cela demande un effort conséquent de la part du joueur ou de la joueuse. Cela demande aussi de faire abstraction de nombreux paramètres en dehors du jeu (intertextes, paratextes, etc.) sans justifier cela de manière scientifique. Au fond, mon péché est probablement de trop idéaliser Undertale. Je me retrouve à rédiger un billet justifiant une posture scientifiquement intenable !

Esteban Grine, 2019.

Bibliographie

Barnabé, F., (2017). « Rhétorique du détournement vidéoludique. Le cas de Pokémon ». Thèse soutenue à l’université de Liège. http://hdl.handle.net/2268/210764

Sans/REGRETS, le dossier de la rentrée sur LCV

La question du regret est complexe lorsqu’il s’agit de l’associer au jeu vidéo. D’un côté, il semble complexe de supposer son existence chez le joueur ou la joueuse : comment peut-on regretter quelque chose de supposé fictif ? De l’autre, nombreux sont les témoignages – sur Twitter ou sur d’autres formats – de joueurs et de joueuses relatant le regret qu’ils et elles ont pu ressentir en jouant.

C’est ce même sentiment qui m’a poussé en partie à me lancer dans les recherches sur le jeu vidéo. Dans le texte de l’appel, je relatais notamment l’expérience que j’ai pu avoir avec Undertale (Fox, 2015). Ce que j’observe à partir de mon comportement, c’est que cette émotion a été un événement marquant de ce qui est constitutif de ma personne aujourd’hui. J’ai regretté des choses en jouant, en ayant un impact dans une fiction.

Cependant, le regret peut s’exprimer d’une multitude de façons différentes. Que cela soit à l’égard d’un récit – je parle ici de mon expérience personnelle – mais aussi à l’égard d’autres paramètres. L’objet de ce dossier est donc le suivant : tenter de proposer une définition du regret lorsqu’il est associé au jeu vidéo. Autrement dit, à travers cinq témoignages, nous explorons les associations d’idées qu’effectuent des joueurs lorsqu’on leur demande de définir ou d’évoquer des moments de « regrets vidéoludiques ».


Note à l’attention des lectrices et des lecteurs : Les textes partagés ne reflètent pas les idées, les propos et les pensées d’Esteban Grine et sont publiés sans volonté de refléter une ligne éditoriale. Ils ne sont que le résultat des opinions de leurs auteurs et en aucun cas LCV et Esteban Grine ne peuvent être associés aux idées défendues par les auteurs des témoignages. Cependant, ils respectent les obligations de l’appel à savoir (principalement) : pas de messages oppressifs, de ciblages et de contenus apologiste de formes d’oppressions.


Sans regret, sans repère ?

Dans ce premier texte, notre auteur propose d’envisager ce que signifie le regret depuis plusieurs angles. Premièrement, que signifie regretter une action lorsque l’on joue en multijoueur ? Secondement, comment certaines expériences sont game designée de sorte à nous susciter le regret ? Pour répondre à cela, il part de ses expériences personnelles avec Overwatch et Life Is Strange, deux jeux particulièrement marquant après de leur audience. Enfin, il évoque l’impact qu’a pu avoir cette émotion sur sa propre vie de joueur. Il s’agit donc plutôt d’un témoignage qui part d’expériences vécues pour élargir et développer une réflexion.

L’auteur est anonyme.

L’adresse du texte : https://www.chroniquesvideoludiques.com/sans-regret-sans-repere/

L’ombre d’une fuite

Contrairement au premier texte qui se voulait ouvert à une proposition plutôt théorique du regret, « L’ombre d’une fuite » est un texte bien plus personnel. Aurélien Lefrançois nous livre un récit de vie, un événement marquant de son parcours de joueur. Ici, le texte est lié à une action que le joueur réalise dans une fiction. Autrement dit, il s’agit d’un regret directement exprimé par rapport à une action effectuée dans une fiction. Voilà une nouvelle définition du regret passionnante : comment peut-on regretter une action que nous avons effectuée uniquement dans une fiction ?

Auteur : Aurélien Lefrançois

L’adresse du texte : https://www.chroniquesvideoludiques.com/lombre-dune-fuite-final-fantasy-6/

Perdre, l’amour consumé

Que se passe-t-il lorsque l’on passe « à côté de l’expérience » telle qu’on l’aurait espéré ? Le regret est une émotion complexe qui se retrouve régulièrement conjuguée avec d’autres telles que la culpabilité. C’est le cas dans ce texte de Simon Le Gloan qui nous partage un fait marquant dans son parcours de Dark Souls 3. Une question fondamentale y est posée : peut-on trahir un jeu (sous-entendu l’intention de l’auteur telle qu’elle est perçue par le joueur) ?

Auteur : Simon Le Gloan

L’adresse du texte : https://www.chroniquesvideoludiques.com/perdre-lamour-consume/

Durant un mois entier

« Durant un mois entier » nous propose d’explorer le regret dans sa dimension extérieure à la fiction du jeu. L’auteur, anonymisé, nous parle du regret qu’il ressent par rapport aux JV en tant qu’objets. Autrement dit, le regret est exprimé ici par rapport à des choix de vie qui ont poussé l’auteur à jouer plutôt que faire autre chose. Durant un long mois loin de son ordinateur, il a alors pu questionner sa pratique du jeu vidéo et de se demander s’il la regrettait. Il ne s’agit pas ici de dresser une critique des joueurs et des joueuses mais fondamentalement d’un texte questionnant le temps consacré au jeu. L’auteur apporte une réponse qui lui est personnelle et qui éclaire notre définition du regret lorsqu’il est lié au jeu vidéo.

Auteur : Anonyme

L’adresse du texte : https://www.chroniquesvideoludiques.com/durant-1-mois-entier/

La perte d’Olive

« La perte d’Olive » est un beau texte. Il nous raconte l’incompréhension d’un joueur face à la disparition d’un personnage fictionnel. Il pose des questions particulières : peut-on être « ami » avec un personnage non-joueur ? Comment s’exprime, se révèle, cette amitié ? Et surtout, que se passe-t-il lorsque cette amitié se termine ? Son auteur,  Marc-Olive Tailrud, évoque cela en mettant en parallèle ce que le jeu vidéo Animal Crossing lui a apporté afin de résoudre les difficultées qu’il rencontrait dans sa vie de tous les jours. Le regret devient alors, dans ce témoignage, la source de leçons de vie.

Auteur : Marc-Olive Tailrud

L’adresse de l’article : https://www.chroniquesvideoludiques.com/la-perte-dolive-animal-crossing/

Quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ?

La question « quelle vérité peut contenir un jeu vidéo ? » peut, à première vue, sembler naïve voire abstraite. Pourtant, la récente sortie de Kingdom Come : Deliverance et de Farcry 5 nous pousse à nous interroger sur ce pouvoir mystérieux, volontairement attribué à toute œuvre culturelle, que posséderaient les jeux vidéo. Dans le cas de Kingdom Come : Deliverance, ses auteurs lui attribuent une valeur dans le sens où ce jeu est censé représenter une réalité historique. Il y a donc bien cette idée de « vérité » potentiellement contenue. Cependant, les débats que sa sortie a engendrés ont questionné quelque chose d’autrement plus complexe qu’est la réalité historique. Critiqué pour les biais racistes de ses auteurs, on peut en effet se demander, au-delà du plaisir ludique de jouer à ce jeu, s’il est bien question d’une vérité contenue par le titre. Dans le cas de Farcry 5¸il s’agit d’une toute autre histoire. D’abord présenté comme une critique de l’extrémisme conservateur et raciste étasunien, le jeu a fait réagir des communautés suprémacistes blanches, ce qui a poussé Ubisoft à faire patte blanche en retirant tout discours potentiellement politique contenu dans son jeu. Dans ce cas, les possibles vérités contenues dans le jeu ont fait que des communautés d’interprétation ont pris peur.

Les deux cas que je viens d’évoquer sont révélateurs d’une discussion récurrente autant au sein des recherches sur les média et game studies qu’à l’extérieure entre les différentes communautés pratiquantes. Si la question pouvait sembler naïve, voilà maintenant une perspective intéressante. D’un côté nous avons un jeu qui finalement prend plutôt position pour défendre une représentation de l’histoire, il est donc difficile de parler de « vérité ». De l’autre, nous avons un jeu qui parce qu’il pouvait contenir une vérité a autant effrayé un groupe social que ses créateurs. « Est-ce qu’un jeu vidéo peut contenir une vérité ? » reste donc une question entière. Et si arrêter sa réflexion ici peut satisfaire le Stéphane Bern du jeu vidéo, il reste malgré tout de nombreuses choses à révéler.

Tout d’abord, il est important de qualifier ce que l’on entend par vérité car finalement, lorsque l’on y réfléchie bien, je n’ai encore rien dit qui mérite d’y prêter une oreille attentive. C’est donc à partir de ce moment que les choses sérieuses vont commencer.

Une première chose à noter est que la question, telle qu’elle est actuellement ne définit pas ce que l’on entend par vérité. Cela ne situe pas non plus l’ancrage théorique sur lequel nous appuyons cette définition. Par exemple, un jeu vidéo contient obligatoirement une vérité de manière absolue : celle de représenter fidèlement son code par des procédés graphiques et techniques. En tant que logiciel informatique, le jeu contient obligatoire une vérité : celle d’une machine qui parvient à traduire un code en assets, gameplay, etc. La vérité, au niveau informatique, est donc assimilée à une lecture et une application fidèle du code par la machine. Lorsqu’une erreur de lecture apparait, soit le jeu ne peut fonctionner, soit la vérité que son code contient ne peut être comprise par la machine. Le problème se situe alors, non pas en ce que l’objet contient, mais au niveau de l’interprétation et de la traduction du code.

De manière absolue, tout jeu fonctionnel contient une vérité informatique mais on peut jouer encore plus finement lorsque l’on pense les jeux vidéo comme des logiciels. Pour l’instant, je n’ai fait que l’hypothèse d’une vérité en relation avec le monde en dehors du jeu. Cependant, on peut très bien supposer que le jeu peut contenir une vérité par rapport à lui-même. Undertale¸ qui est certes une expérience cryptique et autonome de gauche, contient de nombreuses vérités que n’en seraient pas si l’on sortait de sa diégèse. Le jeu commence par des éléments de récit nous expliquant que les monstres ont été enfermés sous terre suite à leur défaite et en effet, nous rencontrons ces monstres dans ce monde sous-terrain. Parce que le jeu est un système cohérent d’une multitude d’énoncés, alors il contient de nombreuses vérités.

Cependant, il ne s’agit peut-être pas de cette vérité à laquelle les gens font référence lorsqu’ils et elles se posent cette question. Du coup, il convient alors de changer notre angle de vue pour délaisser le jeu vidéo observé comme un programme informatique ou un système cohérent pour cette fois le considérer comme une œuvre, une création issue d’un être humain. A ce moment, nous entrons donc dans le domaine du jeu vidéo pensé comme une fiction. Le terme est suffisamment parlant pour tout de suite piquer l’oreille : une œuvre de fiction peut-elle contenir une vérité ? Probablement, je ne pense pas avoir à démontrer cela. Si l’on suppose qu’une vérité se définit comme une correspondance entre un énoncé et la chose réelle qu’est censé contenir l’énoncé, alors, on peut accepter l’idée de vérité dans toute œuvre de fiction. Si j’observe que le ciel est bleu dans Call Of Duty alors je peux supposer qu’il y a bien une correspondance avec la chose réelle : nous avons effectivement aujourd’hui un ciel bleu. Dans Night In The Wood¸ le joueur voit des personnages représentant plus ou moins partiellement des réalités sociales étasuniennes. On apprend à un moment que la famille Borowski a obtenu un « crédit subprime ». Etant de « mauvais payeurs », leur maison est potentiellement la propriété de leur banque. Cette fiction correspond partiellement à une réalité : celle de nombreuses familles étasuniennes lors de la crise économique de 2008. Dans ces deux cas, le jeu vidéo contient au moins une vérité, plus ou moins partielle puisque celle-ci n’est pas mathématique mais correspond d’une manière plus ou moins aboutie à des phénomènes réels et issus d’expériences de vie. Ces vérités ne sont d’ailleurs pas forcément liées à des représentations « réalistes ». Les jeux sont des métaphores en acte disait Henriot ou des allégorithmes selon McKenzie Wark, c’est-à-dire des allégories générées par du code informatique. Bound représente particulièrement bien cela. Sous ses airs de conte de fée – nous avons tous les personnages nécessaires : une reine, une princesse, un héros et un monstre – le jeu décrit les relations complexes d’une famille plus que fragile. On y incarne une personne dont le seul refuge pour se protéger de tout est la dance, son havre de paix intérieure. Sous forme de métaphore, nous avons là encore une vérité, quelque chose qui correspond à une réalité. Une réalité finalement très personnelle, très individuelle comme un témoignage.

A partir de ce moment, on peut commencer à amener un élément de réflexion en comparant Night in the wound, Bound, Kingdome Come et Farcry 5. Le jeu vidéo semble pouvoir aisément contenir une multitude de vérités au niveau des individus, à propos d’enjeux concernant une personne ancrée dans sa réalité. Cependant, il apparait complexe de pouvoir prétendre à autre autre chose. Night in the wood reflète cela. C’est un jeu qui ne contient que des situations véritables à l’échelle des individus, rien de plus. Là où il devient important de se méfier, c’est finalement lorsqu’un jeu prétend contenir des vérités à l’échelle d’un pays ou de l’Histoire. Finalement, en disant ces propos, je réinvente plus ou moins la roue en appliquant une réflexion constructiviste à ce média : les jeux vidéo sont des œuvres de fiction. Comme ce sont des œuvres, elles contiennent les représentations que leurs auteurs ont de la réalité. Il ne s’agit donc pas de vérités mais seulement de ce que certains pensent être des vérités.

Ainsi, lorsque la question « quelle vérité contient le jeu vidéo » est posée, il s’agit principalement d’une question d’échelle. Le jeu vidéo a plus de chance de contenir des vérités à hauteur d’individus que des vérités à l’échelle de l’humanité ou de son Histoire. Cependant, il apparait qu’une dernière question subsiste : « quelle vérité contient le jeu vidéo » peut aussi être reformulée de la façon suivante : « est-ce qu’il est possible de faire tenir le jeu vidéo dans une seule et unique vérité » A cela, je répondrais qu’il faudrait d’abord supposer que le jeu vidéo, en tant qu’idée, existe, ce qui n’est pas quelque chose de nécessaire ou d’important. On peut cependant toujours se poser la question. On ne trouve pas toujours, mais il importe de chercher.

Esteban Grine, 2018.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur

Undertale est un jeu sorti il y a bientôt deux ans maintenant. A la suite d’une campagne réussie sur Kickstarter, son créateur, Toby Fox, a pu se lancer pleinement dans la réalisation de son jeu. Le développement aboutit alors sur l’objet que l’on connait aujourd’hui. Sitôt sorti, sitôt encensé, le jeu a connu un succès immédiat et sa communauté a très vite grandit jusqu’à être aujourd’hui l’une des plus bavardes sur son jeu de prédilection autant sur les réseaux qu’en termes de création de contenus « fanmade ».

Pourtant, aujourd’hui, je ne vois toujours pas d’analyse approfondie du jeu hormis quelques théories sérieuses ou complotistes venant étayer certaines représentations que certains joueurs ont sur le jeu. Plutôt que d’attaquer ces théories, je préfère donc proposer la mienne qui comme cela fut le cas pour mes articles sur Majora’s Mask (2001) ou The Witness (2016) ne vient pas imposer une vision ou une compréhension du jeu. Ainsi, dans ce papier je vais soutenir la thèse suivante : pour Undertale (et Toby Fox), l’humain est bon, mais pas le joueur. Je présente la thèse sous cette forme paradoxale (le joueur est forcément humain donc bon et mauvais) car il me semble que cela incarne au plus profond ce que le jeu veut transmettre et questionner : l’éthique et la morale des joueurs. Ce faisant, je me positionne en contradiction des personnes l’ayant attaqué sur sa simplicité scénaristique. Je soutiens au contraire que le jeu est bien plus subtil et bien plus doux-amer que laisse paraitre sa première lecture, son premier parcours.

Pour argumenter ma position, je vais principalement m’appuyer sur des textes et articles de pédagogie et de game design. Ainsi, dans une première partie de cet article, nous verrons la façon qu’Undertale  a de diffuser les systèmes de représentations et de valeurs. Dans une deuxième partie, il sera nécessaire d’illustrer la façon qu’a le jeu d’orienter le comportement réflexif du joueur : comment celui-ci, en jouant au jeu, réfléchit sur ses comportements et sur sa façon d’interagir en société ? Enfin, nous verrons dans une dernière partie par quelle méthode le jeu manipule le joueur pour lui faire ressentir le regret et le remord.

Entre expressivité et persuasion, l’objectif de Toby Fox

Undertale est un jeu dont les inspirations remontent aux jeux de rôle japonais. Nombreuses sont les personnes à avoir déjà pointé du doigt earthbound comme étant le père spirituel du jeu. Toby Fox est originaire d’une communauté de fan et de modders. Dans un entretien donné Joël Couture, Toby Fow expliquait qu’en plus de mother, l’auteur s’inspirait aussi de Shin Megami Tensei. Les prémisses de l’aventure sont simples : un ou une héro amnésique se retrouve dans un donjon (l’underworld) et doit le parcourir afin de terminer l’aventure.

Undertale est un jeu qui est à cheval entre son côté expressif et son côté persuasif. En effet, il propose au joueur de ne pas combattre, ou plutôt d’éviter les conflits avec les différents monstres composant le bestiaire du jeu. Pour ce faire, l’option Act lors des moments de combats propose un menu avec des choix plutôt humoristiques afin de résoudre les combats de manière pacifiste. Ce faisant, le gameplay du jeu se rapproche alors du genre expressif dans le sens où il n’impose pas un discours particulier au joueur et n’oblige à aucun moment ce dernier de se comporter d’une façon précise. Cependant, cela vient en contradiction avec le discours tenu par certains personnages dont Toriel, deuxième PNJ rencontré après l’antagoniste principal du jeu qui nous demande de manière plutôt formelle de ne pas tuer de monstres vivant dans l’underworld. D’entrée de jeux donc, undertale enseigne au joueur selon une approche réceptive (Leclerc & Poumay, 2008) de ne pas commettre de crime puis nous laisse expérimenter et faire l’exercice de cela de manière libre. De même tout au long du jeu, il n’y aura pas véritablement de punition ou de game over lié à un mauvais choix à un mauvais moment du joueur. Les seuls moments véritables de mort vidéoludique ont lieu durant les combats rencontrés et ceux-ci sont directement liés à la compétence du joueur. Une fois, la première proposition faite par Toriel de ne pas tuer, le game design ne revient plus sur cela et laisse le joueur faire comme bon lui semble. C’est là où le côté procédural et algorithmique de l’histoire devient particulièrement intéressant puisque le joueur se retrouve sanctionné positivement ou négativement sans que cela soit clairement formel. De même, la punition n’est pas immédiate. Cela a pour conséquence de duper le joueur jusqu’au moment où un twist scénaristique apparait tout en le faisant prendre conscience que plus durement de son comportement. Nous avons déjà montré dans un précédent article sur la réflexivité la façon qu’avait le game design de responsabiliser le joueur de ses actes vidéoludiques.

Undertale est un jeu profondément humaniste. Il nous invite à interroger notre façon de jouer et ce que nous considérons de ludique. En ce sens, finalement, Toby Fox développe un game design et une pensée proche de celle de Miguel Sicart notamment. Ce dernier considère le fait de jouer comme un acte moral et éthique pour le joueur, non pas forcément que le jeu change le système moral du joueur mais plutôt que ce dernier engage son système éthique et moral dans sa façon de jouer. Ainsi, les actions qui ont lieu durant le jeu sont le reflet, le constat visible et observable de l’éthique et de la morale du joueur. Dès lors, l’idée centrale d’undertale en se présentant comme un RPG dans lequel nous pouvons éviter le meurtre d’ennemis est de dresser une critique générale sur les jeux vidéo actuels. Ces derniers, au contraire, engagent le joueur dans des actions immorales (même si elles n’ont aucun impact). L’objectif du game designer dans undertale est alors de proposer autre chose que la ludoformation de la mise à mort.

Undertale comme critique du comportement de joueur

Ainsi, dans ce jeu, il y a une première critique de notre façon de jouer. Toby Fox, volontairement ou involontairement, critique le fait que nous, joueurs et joueuses, puissions-nous amuser à mettre à mort des personnages fictifs sous prétexte que le côté ludique de l’activité excuse la morbidité de cet acte. Mais ce n’est pas tout. Une deuxième critique de notre façon de jouer se dresse de manière plus fine en filigrane de nos actions dans le jeu. En effet, si cela aura échappé au joueur, il apparait tout de même important de mentionner que le jeu undertale invite son joueur à ne pas accumuler. Autrement dit, undertale est aussi un jeu de rôle qui rejette toute forme d’accumulation capitalistique. Cela est particulièrement intéressant notamment lorsque l’on s’aperçoit que les jeux critiquant le capitalisme, de près ou de loin, reproduisent des schèmes et des modèles de fonctionnement (des règles structurées dans ce cadre-là) reproduisant notre société capitalistique. Undertale nous invite donc à ne pas conserver particulièrement de l’argent, où en tout cas à le dépenser régulièrement et uniquement sur ce qui est nécessaire : de la nourriture principalement et qui en plus est produite localement (on saluera ici la prise en compte des circuits courts mais aussi du respect de la saisonnalité des produits). Par ailleurs, deux fois dans le jeu, il nous est proposé de financer des causes humanitaires : la protection des araignées. Enfin, Fox profite d’un rapide passage pour dresser une critique du coût exorbitant des études aux Etats-Unis, de la précarité des étudiants mais aussi du manque de débouchés à la sortie du diplôme en présentant le personnage du vendeur Temmie. Celui-ci, ou celle-là, travaille pour financer ces études dans le magasin du village Temmie. Le joueur peut l’aider pour financer ses études (en payant un prix exorbitant et qui nécessite que le joueur effectue des tâches répétitives pendant un certain temps). A son retour des études, Temmie reprend son poste de vendeur comme si de rien n’était : aucune progression sociale ne semble permise alors, malgré l’obtention d’un diplôme.

Ces deux critiques faites à l’encontre des jeux vidéo se retrouve tout d’abord dans les combats que nous verrons plus loin mais surtout dans un seul élément du jeu qui pour nous vient constater cela. Undertale cristallise ses critiques de la violence vidéoludique et des logiques capitalistiques dans sa gestion des points d’expérience. En effet, in fine, avec tous les messages qui nous sont envoyés lors du jeu mais principalement par Toriel, au tout début, on nous invite à ne pas commettre de meurtre. Or, en règle générale, le fait de combattre des ennemis apportent de l’expérience si on les tue. Le fait de passer des niveaux relève en effet d’une logique d’accumulation (de points). Mais dans undertale, le fait de résoudre des conflits de manière pacifique n’en n’apporte pas. Ainsi, si l’on souhaite mener une « route pacifiste », notre avatar restera toujours au premier niveau sans franchir le second. Avec cette lecture, le message est clair : être pacifiste, c’est ne pas accumuler plus que nécessaire. On pourrait même pousser cette réflexion en rapprochant le gameplay du jeu comme l’un des premiers gameplay incarnant des logiques de décroissance. Dans cette perspective, le jeu de Toby Fox prend alors une dimension bien plus importante dans l’histoire du jeu vidéo.

Un dernier point qui semble constater notre hypothèse  sur cette lecture anticapitaliste concerne les différents impacts que peut avoir le joueur sur l’environnement vidéoludique par rapport aux RPGs orthodoxes et les jeux vidéo en général. En effet, dans la plupart des jeux, les joueurs peuvent explorer des univers mis à leur disposition en tant que potentielle ressource exploitable. Par exemple, dans les jeux Final Fantasy, un joueur peut entrer dans la maison d’un PNJ, fouiller les rangements disposés ici et là (on peut supposer un lien de propriété en calquant les règles régissant notre réalité à la diégèse du jeu) et, finalement, obtenir des objets. Dans les jeux Oblivion & Skyrim, le joueur peut faire du commerce avec n’importe quel marchand, peu importe le besoin de ce dernier. Enfin, les ressources s’inscrivent généralement dans des mécanismes de développement durable et de non exclusivité : dans Pokémon Go, il n’y a pas un nombre fini de pokémons par exemple. Cependant, dans undertale, quasiment tous les objets, hormis les objets de restauration de la santé (hamburgers, nourriture variées), sont contenus dans un ensemble fini de ressources. Dès lors, le joueur ne peut exploiter son environnement comme bon lui semble et comme dans tout autre jeu vidéo. Très tôt, en début de partie, le joueur va arriver devant un saladier rempli de bonbons. Le jeu fait la demande de n’en prendre qu’un seul, or, il est possible de se resservir. Le jeu va alors graduellement faire comprendre que ce n’est pas un bon comportement à avoir jusqu’à ce que le saladier se renverse sur le sol, rendant la ressource inutilisable. Il est ici intéressant de reformuler ce qu’il se passe dans cette situation de la façon suivante : la surexploitation d’une ressource la rend à terme inexploitable de manière durable et détériore l’environnement dans lequel elle se trouve. On retrouve aussi cet ensemble fini de ressources dans le nombre de monstres par zone du jeu : il n’y a pas de griding possible dans undertale. Au bout d’un certain nombre de combat, les zones deviennent vides : voici un nouvel exemple de la surexploitation du joueur sur l’environnement vidéoludique. C’est aussi à ce moment que le game design doit nous interroger sur la morale et l’éthique des comportements que nous avons en jouant : de quoi ces comportements sont-ils le reflet ? Une première interprétation serait qu’ils reflètent nos us et coutumes capitalistique et d’exploitation dans le monde physique.

Nous venons donc de proposer une interprétation décroissante d’undertale dans le sens où le gameplay illustre une critique de la violence et de certaines logiques capitalistiques. Ainsi, il ne faut pas non plus trop se soucier du terme employé de « décroissance ». Au contraire, il faut simplement retenir qu’undertale se pose comme l’un des représentants, peut-être le parangon ultime, d’une façon de jouer « hétérodoxe » dans le sens où le jeu propose autre chose que ce qui forme l’orthodoxie vidéoludique, à savoir la reproduction ludifiée des schèmes et des logiques néo-libérales et capitalistiques.

Combats, mises à mort & empathie pour notre prochain

Nous avons constaté notamment qu’undertale critique les comportements habituels des joueurs dans le sens où ceux-ci s’inscrivent dans des logiques oppressives. Il convient maintenant de revenir plus en détail sur  son système de combat et comment celui-ci diffuse les valeurs souhaitées par Toby Fox. Encore mieux, il convient de revenir sur la mise en récit, précisément, de l’antagonisme vidéoludique. Encore une fois, undertale dresse une critique des systèmes de combat usuels des RPGs. Le premier élément qui doit sauter aux yeux est qu’à aucun moment le jeu oblige le joueur à agir d’une certaine façon. Mieux, le game design met l’ensemble des éléments à égalité en affichant les quatre boutons d’actions sur une même ligne et de taille égale. Par exemple, c’est le contraire de ce que l’on trouve dans les jeux Pokémon récents qui mettent clairement en avant le choix d’attaquer. Ici, les options sont d’égals à égals et seul le bouton « Mercy » changera de couleur pour nous signaler que le combat peut se terminer en épargnant le ou les antagonistes. Par ailleurs et comme je l’ai déjà montré dans mon article scientifique sur la réflexivité (Giner, 2017), le jeu alterne les rythmes des séquences dans ces combats en misant sur l’humour et le potache lorsqu’il s’agit de résoudre les conflits de manière pacifique. C’est pourquoi nous n’allons pas nous y attarder outre mesure ici. Par contre, il convient d’aborder plus en détail l’attitude du joueur et la façon qu’a ce dernier de se refermer sur ses vieilles habitudes. Undertale est un jeu qui dès le début a été présenté comme un RPG dont les combats peuvent se conclure par la non-violence du joueur. Or, comme le rappelle Joël Couture dans son livre « Fallen Down » (2017), les joueurs n’arrivent pas forcément à voir les opportunités et les possibilités puisque ceux-ci n’arrivent pas forcément à sortir de leurs habitudes. Cela est particulièrement flagrant à la fin de zone de didacticiel lorsque nous devons affronter Toriel (qui est un jeu de mots pour « tutorial », « ‘torial », « Toriel »). Lors de ce combat, le joueur doit sans cesse choisir l’option « mercy » pour enfin avoir la possibilité d’épargner ce personnage. Le problème est que l’on ne voit pas immédiatement l’impact que le choix répété de « mercy » : autrement dit, il n’y a pas de feedbacks immédiats. Ainsi, malgré tous les paratextes que l’on a pu avoir ainsi que les messages dans le jeu, on a l’impression de se retrouver bloqué et d’être obligé à tuer Toriel. L’échec ressenti par le joueur jouant en souhaitant appliquer la proposition d’undertale  n’est donc pas de « perdre un combat » mais de solder un combat par la mort de son opposant. Chose qui arrive malgré tout fréquemment lors des premières runs se concluant en « neutral route ».

Encore une fois, il s’agit là d’illustrer la critique que fait undertale des habitudes et des réflexes des joueurs. Couture (2017) soutient la thèse, avec laquelle je suis d’accord, que le jeu et son game design parviennent à créer des liens affectifs envers les personnages non-joueurs. Il s’agit là bien entendu à une affection éprouvée pour des personnages de fiction, chose finalement assez banalisée dans les œuvres culturelles. Or, là où le jeu se distingue concerne la façon dont il arrive à faire ressentir une douleur émotionnelle réelle liée à un comportement du joueur se concluant sur la mort d’un personnage apprécié. Le jeu a ce génie de construire tout son game design sur la notion de regret, émotion ressentie par le joueur.

Le regret comme moteur de la thèse du jeu

Le regret est une émotion importante dans les jeux vidéo puisque c’est l’une des seules émotions qui peut être uniquement ressentie en jouant. Cependant, il convient de spécifier un peu ce que nous entendons par « regret ». Ainsi, nous considérons uniquement le regret uniquement en rapport à la fiction. Cela signifie que la personne ressentant cette émotion doit avoir eu un comportement formalisé dans la fiction qu’il parcoure. De plus, il faut que ce comportement et ses conséquences soient irréversibles. Or, généralement dans les jeux vidéo, toute action peut être rendue nulle. C’est alors à partir de ce point de départ et de ce qui a précédemment été constaté dans ce papier que Toby Fox a bâti son piège.  

Undertale est un jeu qui piège son joueur à cause de ses réflexes et de son attitude ludique et grâce au regret que cela va lui causer. Pour construire mon raisonnement cependant, nous avons besoin d’étayer mon propos autour de la construction narrative du jeu. Undertale propose une histoire qui ne se découvre que de manière très progressive et sur plusieurs runs, c’est-à-dire sur une répétition du début à la fin du jeu – nous reviendrons dans un prochain papier sur l’utilisation des cycles et des répétitions dans les jeux vidéo pour diffuser des messages et des discours. Autrement formulé, il faut comprendre que le récit, la narration, dévoile l’histoire générale sur trois parcours du jeu. Le joueur doit donc refaire le jeu au minimum deux fois et selon certaines spécificités pour atteindre les 100% de complétion et véritablement pouvoir dire « j’ai fini le jeu ». Ainsi, généralement, la première run se conclut par une fin neutre. Le jeu nous propose ensuite de refaire le parcours pour atteindre la « true pacifist ending ». A la toute fin de cette route, Flowey, l’antagoniste principal du jeu, apparait pour prévenir le joueur de ne pas poursuivre sa complétion du jeu sous prétexte que les personnages sont maintenant heureux. Recommencer n’aurait alors pas d’impact et qu’il y aura un reset complet. Il s’agit là du véritable test du jeu. Tout le game design et la critique du jeu vidéo orthodoxe qui est faite progressivement conduit à ce moment fatidique du choix. Ce choix peut être formulé de la manière suivante : le jeu nous demande de manière quasi formelle d’arrêter d’être joueur, ou du moins, d’être un joueur normal dont la pratique s’inscrit dans l’orthodoxie vidéoludique. J’avais déjà constaté, à travers les Sessions Innocentes (des sessions de jeu durant lesquelles je filme des personnes jouant peu à des jeux vidéo), qu’il était plus facile pour une personne de respecter son système de valeurs durant l’activité vidéoludique. Ainsi, l’hypothèse que je formule ici et que lorsque le discours d’un jeu entre en conflit avec le système de valeur d’un non-joueur relatif (dans le sens où il ou elle joue très peu), ce dernier va facilement terminer sa session de jeu avec l’idée qu’il ne veut pas aller dans le sens du jeu : le conflit entre le joueur et le game designer (à travers le jeu) se solde par le refus du joueur à poursuivre / à jouer.

Pour résumer ma pensée, ou plutôt la reformuler, j’interprète undertale comme une critique de nos habitudes vidéoludiques. Celles-ci sont orthodoxes car elles dérivent de notre société orientée capitaliste et néo-libérale, ce qui se retrouve dans les jeux vidéo mainstream mais aussi malgré tout dans les plus petites productions. Le moment durant lequel Flowey nous invite à ne plus jouer, le joueur sait déjà plus ou moins que pour continuer à dévoiler l’histoire, il devra exécuter la genocide route. Or, cela signifie faire table rase de tout ce qui a été déjà parcouru et surtout, cela signifie revenir à une conception orthodoxe du jeu vidéo où les personnages ne sont rien de plus que des ressources exploitables par le joueur. Si ce dernier choisit de parcourir la genocide route, alors il émet une préférence pour son plaisir vidéoludique plutôt que pour le respect d’une demande formelle (et indirecte de la part du game designer). Le test que présente Toby Fox est donc fait pour savoir si, après la true pacifist ending, le joueur va reprendre un comportement oppressif et habituel dans les jeux vidéo.

La Genocide Route, ultime alerte avant la punition finale

Ainsi, dans la lecture que je propose, la genocide route n’existe finalement que pour piéger un certain profil de joueur de jeu vidéo : ceux qui font preuve et qui maintienne leur attitude ludique malgré tous les messages et les invitations faites au joueur pour justement ne pas poursuivre  l’aventure. En ce sens, chacun des nouveaux éléments de gameplay amenés lors de ce parcours peuvent être interprétés comme des éléments testant la volonté du joueur à poursuivre et que nous pouvons lister. Premièrement, le maintien de ce parcours nécessite la mise à mort de tous les monstres de chaque zone. De même, il faudra aussi mettre en terme aux vies des personnages secondaires de l’intrigue : Toriel, Papyrus, Undyne et Sans qui sont chacun des pics de difficulté obligeant le joueur à essayer à de multiples reprises pour enfin réussir. « Stay determined » est le message apparaissant à chacune des morts et si lors des neutral routes et de la true pacifist run, cela pouvait nous remplir d’espoir, lors de la genocide route, il cache un piège pervers puisqu’il nourrit l’esprit guerrier et ludique du joueur : il doit battre les bosses se présentant devant lui, peu importe le coût que cela aura. Deuxièmement, l’ambiance proposée devient pénible et lourde à supporter : les décors sont vide, plus aucun PNJ ne se présente et tout ce qui faisait la saveur des runs neutres et pacifistes disparait : le joueur est laissé seul à lui-même avec pour seule mécanique de se battre de manière répétée et perpétuelle. Undertale devient un jeu orthodoxe et ce, dans sa plus simple expression : coloniser des territoires et abattre des éléments considérés « ennemis ».

Pourtant, il ne s’agit pas non plus pour Toby Fox de critiquer uniquement les jeux mainstream mais plutôt d’atteindre le joueur autrement. Pour rappel, l’objectif de Fox est, dans notre lecture de l’œuvre,  de critiquer les pratiques normées, standardisées des joueurs. Pour ce faire, il nous propose de parcourir une première fois le jeu. A la fin de celle-ci, un premier groupe de joueur totalement convaincu peut s’arrêter après avoir compris le message, un deuxième groupe continu. Ce groupe parcours une seconde fois le jeu en rendant tout « mieux » lors de la true pacifist route, objectif alors visé par ce groupe. A la fin de cette run, il y a à nouveau deux groupes : ceux qui vont arrêter de jouer car ils ont été suffisamment touchés par le message proposé par le jeu (qui pour rappel est que jouer est un acte moral et avec des conséquences) et ceux qui malgré toutes les mises en garde, veulent poursuivre et parcourir la genocide route. La seule stratégie, et à notre sens la plus pertinente à ce niveau de Toby Fox, est alors de faire ressentir à ces joueurs (ceux qui n’ont jamais arrêté) les émotions les plus fortes pouvant être ressenties en jouant : le regret et la culpabilité.

Cycles et châtiment du joueur pour ses méfaits

La genocide route n’existe que pour culpabiliser et susciter le regret chez les joueurs n’ayant toujours pas compris le message de Toby Fox. Le piège dressé par ce dernier pour leur faire comprendre n’en devient que plus intéressant et pertinent à étudier d’un point de vue critique et scientifique puisque cela interroge directement le rapport que peut avoir une audience à la fiction elle-même. L’une des caractéristiques les plus intéressantes des jeux vidéo, par rapport à d’autres médias, est sa capacité à nous faire ressentir soit de la fierté, soit du regret par rapport aux éléments d’une fiction. En effet, en nous obligeant à prendre part à l’action, les émotions suscitées sont différentes. L’une des spécificités des jeux vidéo (si elles existent) serait alors de penser ces objets comme des outils créant des passerelles émotionnelles directes avec les éléments fictionnels. Autrement formulé, l’une des spécificités du jeu vidéo serait de créer un sentiment de responsabilité de l’audience vis-à-vis de la fiction. Ainsi, si undertale avait été un film, le meurtre de Toriel nous aurait probablement peinés, attristés, sans plus. Or, le fait que nous soyons l’auteur de ce meurtre transforme l‘expérience et notre rapport à la fiction. l’objectif serait de créer un rapport à la fiction différent du cinéma ou de la littérature ou de toutes formes narratives. Les émotions suscitées sont alors différentes. « Nous » sommes les meurtriers qui perpétuons des comportements oppressifs dans les jeux vidéo.  De notre point de vue cependant et malgré la puissance de ces émotions et leur capacité à nous toucher, les jeux vidéo orthodoxes nous déresponsabilise vis-à-vis de ce qui se produit dans la fiction – les jeux sont comme des cercles magiques dans lesquels les actions produites n’ont pas d’impact en dehors. Là où se distingue undertale, encore une fois, réside dans le fait qu’il ne déresponsabilise pas ses joueurs et ce, en intégrant la notion d’héritage, presque au sens schumpétérien du terme : nous laissons des traces et le jeu se souvient de toutes nos actions, même celles que nous regrettons et que nous aimerions bien effacer. Sur ce sujet, Joël Couture explique bien le sentiment de regret qu’ont pu avoir les joueurs en tuant certains personnages non-joueurs. Si le joueur ne comprend pas le message de Toby Fox pendant le jeu, la genocide route existe pour lui faire comprendre a posteriori. Contrairement à d’autres jeux, notamment les titres de Telltales, qui ôte le poids de la culpabilité à son joueur en l’invitant à rejouer la fiction autrement, undertale ne pardonne jamais les crimes commis par le joueur. Après la genocide¸ le joueur ne pourra plus jamais atteindre la true pacifist ending. A la toute fin de cette dernière, si elle est parcourue après une la genocide, l’avatar change et nous observe par un regard camera glaçant : le jeu se souvient de nos actions, de nos torts. Toby Fox fait alors de son jeu un véritable miroir de l’âme du joueur. Au fond, celui-ci est un monstre et n’accédera pas à la rédemption généralement offerte par les jeux orthodoxes.

Le joueur, cette monstruosité aux yeux d’Undertale

Alors le joueur, empli de regret, se retrouve devant un choix. Soit il décide de défausser le message du jeu sous prétexte que « ceci est un jeu » (Bateson, 1977), auquel cas le game design du jeu aura définitivement échoué à transmettre le message de Fox. Soit le joueur accepte son statut de « monstre » et décide de remédier à cela et changeant son comportement dans les futurs jeux auxquels il jouera. En commençant notre article, nous avions pour objectif de soutenir la thèse qu’undertale questionne le comportement éthique du joueur. Reformulé, undertale nous interroge et propose une réponse à la question : « qu’est-ce que jouer de manière éthique ? ». La réponse que nous pourrions ébaucher serait alors la suivante : jouer de manière éthique à undertale, c’est parcourir le jeu en respectant les exigences de la true pacifist route. Plus généralement, Toby Fox nous invite à interroger la façon dont nous jouons et les comportements que nous avons lors de nos sessions vidéoludiques. Les conclusions de Fox semblent proches de celles de Miguel Sicart lorsque ce dernier, dans Play Matters, dit que nous transposons nos systèmes éthiques et moraux dans les façons que nous avons de jouer. Partant de ce propos, si nous jouons à tuer des cibles considérées ennemis dans un jeu, c’est parce que finalement nous reconnaissons une certaine forme ludique au meurtre dans notre société. Fox et Sicart reconnaissent donc les jeux vidéo comme des supports d’expression de nos systèmes de valeurs. Il ne s’agit alors pas de questionner les impacts que peuvent avoir les jeux vidéo mais plutôt de faire éclater au grand jour les vérités fondamentales du jeu vidéo. Pour Fox, ces dernières reposent sur la violence, l’oppression, la pensée capitaliste et les comportements coloniaux. Si les Humains, malgré cela, restent bons, c’est parce qu’en l’absence d’une attitude ludique fortement marquée, ils arrêtent de jouer lorsqu’ils comprennent le message du jeu ou lorsque celui-ci entre en contradiction avec leur système de valeurs. Les joueurs, par contre, maintienne leur attitude ludique et ce, peu importent les comportements atroces commis ou qu’ils s’apprêtent à commettre. C’est en ce sens, que je pense pouvoir affirmer que pour undertale¸ l’humain et bon, pas le joueur. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Regrets and Guilt in Undertale – Lettre ouverte à Joel Couture

Regrets and Guilt in Undertale – Lettre ouverte à Joel Couture

I killed Toriel. Twice, during my first neutral route and during the genocide route which is the worst videogame experience I have had. I will always remember these emotions of disgust while killing such a loveable character. Since I have played Undertale, I have never allowed myself to do such things in other games when it’s unnecessary but I learned that paying a high price.

During my first Playthrough, I didn’t find out how to avoid killing her. After 3 or 4 times pressing the “mercy” button, I thought that there was no other way to keep on playing the game. That was my first mistake. Then, still during this first Playthrough, I decided to avoid killing any characters except for monsters. Yes, I know they all are monsters, but still, Sans, Papyrus and Undine were different – your typical double standard, we may agree. So, even though I didn’t kill any other bosses than Toriel, I still ended up killing some monsters, few… But when I say “few”, I just try to minimize my murderous behavior. I try to convince myself I am not that bad.

This is what undertale taught me. I learned that I am your average monster, not one belonging to the underground of Undertale though. No, I am a player. I am used to game mechanics and I don’t think responsible for whatever happened in fictive worlds. When I play, I want to experiment whatever I want or is allowed. This behavior is average I guess. We could even agree that it is mainstream. We may not agree about whether games make us violent or sexist or whatever but we may agree that they tend to reproduce, gamify, behaviors we, as humans, have in the real world. We kill in the real world, we kill in videogames. We misbehave and cheat IRL, so we do in videogames. Point is that we consider these behaviors we have while playing: “fun, laughable, enjoyable, etc”. “it’s just a game, yeah ! I don’t have to feel responsible”. Undertale makes you responsible. It makes you feel guilty when you kill these friendly creatures that live in the welcoming world of the underground. In the same time, it amazingly rewards you when you do goods. Hence, the game design tends to invite you not to kill anyone: “just strike a friendly conversation”. These words pronounced by Toriel weren’t enough to make me stop playing when the game asked me to do so.

Joel Couture, in his book, explains how we, as gamers, feel guilty for playing Undertale as Gamers and not as Humans. His main thesis is that Toby Fox, Undertale creator, worked his fiction and the characters so players create strong bonds of friendship. In order to present this interpretation, Couture speaks about how he played Undertale and I deeply loved his testimony. I now know that I am not the only monster and some other gamers now feel as guilty as I do. This book strongly echoed to the experience I had. I do believe it will echo to a lot of its readers.

Couture decided to chronologically present his Playthrough. Telling it that way helps us to understand how he arrived to his conclusions which evolve around friendship, betrayals and guilt. Fox wants to make us understand that we are ethically responsible for what we do in games. Miguel Sicart would be happy to hear that, I guess. So he designed his game so we repeat it at least 2 times (for the Humans who played it) or 3 times (for the horrible monsters he and I are). “Fallen down” shows us how Undertale moved us and taught us a very strong life lesson. I think Joel may agree with me on that point. In the same time, I like considering this book as a love letter to this wonderful game. Each page is full of kindness and respect for this chef d’oeuvre and its creator. If you loved Undertale as much as we do: read this book. I bet it will echo to your experience too.

Dear Joel, this might not surprise you if I directly speak to you but I want to clearly say that I was deeply moved by your book. It amazed me how you depicted your experience. At first, I thought “oh, this is a guy who projects himself onto other players” but then, while reading it, I started to say “ho, I’ve experienced that”, “I did the same thing” or “wow, I feel the same way as he does”. The way you wrote your book, sincere and humble, is, to my opinion, the best way to share feelings. I was surprised, when reading the last pages, to remember my own experience so well I almost got tears in my eyes.

Joel, thanks you for testimony, the ideas you develop and your kindness. We both know why we regret what we did but if we meet one day, I’ll be glad to offer you a slice of Butterscotch Pie. Maybe it will ease our burden. ■

Esteban Grine, 2017.

Susciter la réflexivité par les mécaniques ludiques

Bonjour à tous, voici l’introduction de mon article publié dans la revue « Le Pardaillan ». Vous pouvez lire les premières lignes ici. Je vous invite aussi à commander la revue pour avoir accès à plein d’articles passionnants sur les jeux et les jeux vidéo ou venir me demander l’article sur Twitter ou Discord. Votre achat permettra de soutenir la jeune recherche francophone 🙂

 

Giner, E., 2017, Inciter à la réflexivité par les mécaniques ludiques : une analyse comparée de The Witness, Undertale et The Beginner’s Guide, Le Pardaillan, Paris.

Dans une lettre ouverte à un ami, j’exprimai les réflexions que j’ai eues à l’issue de plusieurs sessions sur le jeu « Papers, Please » (Pope, 2013). Ce jeu évoque la « banalité du mal » (Arendt, 1963) sous son esthétique soviétique et sa critique des anciennes autocraties de l’Europe de l’Est. Nous y incarnons un agent gouvernemental chargé du contrôle des immigrants. Ces derniers doivent présenter un certain nombre de papiers requis par notre hiérarchie et nous avons le choix de les laisser passer ou de les en empêcher en totale connaissance de cause [2]. L’intérêt du jeu réside principalement dans le fait qu’au fur et à mesure de la progression, les règles établies par nos supérieurs vont se faire plus nombreuses, contradictoires d’un jour à l’autre, changeantes au gré des envies. Ce jeu nous propose de ressentir ce que nous aurions pu vivre à ce type de métiers et dans ces régimes politiques. Son discours se rapproche des résultats obtenus par l’expérience de l’expérience de Milgram [3]. L’une des conclusions que peuvent tirer les joueurs de Papers, Please est que même si l’autorité est considérée comme amorale et que ses décisions entrent en conflit avec le système éthique de ses salariés, ces derniers les appliquent malgré tout. Ce message pessimiste mérite d’être considéré : il est possible de tirer des conclusions éthiques quotidiennes d’un simple jeu. Pour arriver à cette réflexion, il a fallu observer notre comportement dans le jeu, nous en distancer puis raccrocher cela à notre réalité, ce qui demande un certain effort de réflexion qui peut être complexe lorsqu’immergés dans notre expérience de jeu. Il s’agit ainsi d’opérer une distanciation du jeu et de l’immersion qu’implique l’activité ludique. L’objectif de ce papier est donc de montrer comment les jeux vidéo parviennent à susciter la réflexivité chez les joueurs et les joueuses et à l’orienter vers ce qu’ils vivent dans leur vie quotidienne.

Cette brève introduction permet d’illustrer ce que cette audience peut vivre. Les joueuses [4] effectuent des allers et retours entre les expériences qu’elles vivent dans le cadre d’un jeu vidéo et des situations de non-jeu. Bien que les représentations des jeux comme des expériences déconnectées de tout ce qui ne fait pas le jeu (Huizinga, 1936 ; Caillois, 1958) restent encore des références dans la façon de les conceptualiser, les joueuses ni vivent pas forcément aussi clairement cette distinction théorique. Le lieu et le moment dans lesquels peut émerger l’acte de jouer est d’ailleurs sujet à de nombreuses discussions. Ainsi, dire aujourd’hui qu’une joueuse ne joue et ne pense au jeu qu’à l’intérieur d’une aire intermédiaire d’expérience (Winnicott, 1975), entre le rêve et la réalité, n’est plus suffisant. Henriot, notamment, note notre incapacité à nous accorder sur une délimitation du jeu :

Le jeu continue d’apparaitre et de se détacher sur fond de non-jeu. Il y a certes, de plus en plus de choses auxquelles on se déclare prêt à attribuer le statut de jeu ; mais il en existe encore beaucoup d’autres que l’on se refuse à prendre pour telles. On n’en est pas encore à parler de jeu à propos d’une grève de la faim qui se prolonge. Cela viendra peut-être (Henriot, 1989, p. 63).

Plutôt que de penser le jeu comme un espace cloisonné, il est plus intéressant de le représenter comme un espace dont les frontières poreuses permettent à une joueuse en train de jouer de se questionner sur les actions qu’elle effectue dans le cadre du jeu mais aussi faire des allers et retours entre son expérience de jeu et sa propre réalité quotidienne :

We cannot say that games are magic circles, where the ordinary rules of life do not apply. Of course they apply, but in addition to, in competition with, other rules and in relation to multiple contexts, across varying cultures, and into different groups, legal situations, and homes (Consalvo, cité par Barnabé, 2015).

Ainsi, le jeu prend une dimension de métacommunication dans laquelle une joueuse réfléchit plus ou moins sur ses actions et dans laquelle elle met en relation de manière complexe l’ensemble de ses expériences vécues dans et en dehors du jeu. Ce sont donc ses allers et retours qui font la dimension réflexive du jeu. La réflexivité est posée par Bateson comme une condition nécessaire à l’émergence du jeu. Une situation ou un objet ne pourraient être reconnus comme ludiques « que si les organismes qui  s’y  livrent  sont  capables  d’un  certain  degré  de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : »un jeu » » (Bateson, cité par Barnabé, 2015). Cependant, s’il semble y avoir un accord général sur la portée réflexive des jeux, a fortiori des jeux vidéo, encore peu de travaux définissent la réflexivité dans sa complexité ni la façon dont le game design suscite la posture réflexive (et sa portée) chez les joueuses. Il s’agit donc d’élaborer quelques pistes permettant de conceptualiser la réflexivité offerte par le jeu vidéo. D’abord, nous définirons la réflexivité dans le cadre des jeux vidéo, pour voir ensuite comment le rythme ménage des moments propices à cette attitude. Enfin, nous évoquerons l’importance des métaphores expérientielles dans l’orientation d’une démarche réflexive. Pour cela, nous proposerons des éléments d’analyse à partir des jeux The Witness¸The Beginner’s Guide et Undertale. ■

Esteban Grine, 2017.

Et la suite ?

Je ne diffuse pas pour l’instant l’article de manière totalement libre, par contre, je peux le transmettre sur demande. Pour ce faire, vous pouvez me contacter sur Twitter. Une autre façon de se procurer mon article est d’acheter le numéro 2 de la revue « Le Pardaillan » qui propose un excellent dossier sur le jeu et le jeu vidéo. Vous y trouverez notamment un passionnant article sur les relations entre Zelda et The Binding of Isaac, un article sur le jeu dans « le club des 5 », un autre sur les adaptations vidéoludiques de Dragon Ball et tout cela se trouve ici :

http://lataupemedite.michelzevaco.com/index.php/catalogue-le-pardaillan/?SingleProduct=7


[1] Giner, E., « “Paper, Please”, le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte », chroniquesvideoludiques.com, consulté le 28/02/2017, URL : http://www.chroniquesvideoludiques.com/la-banalisation-de-la-terreur-lettre-a-damastes/

[2] Chaque erreur dans le jeu est punie. Lorsque l’immigrant présente l’ensemble des pièces nécessaires, nous devons le laisser passer et lorsque ce n’est pas le cas, nous devons les en empêcher.

[3] Menée dans les années 1960, cette expérience avait pour objectif de tester le rapport à l’autorité des individus et notamment leur degré d’obéissance face à une autorité qu’ils considèrent légitime.

[4] A partir de ce moment, nous préférerons l’usage du féminin pour faire référence à l’ensemble des joueurs et joueuses.[/fusion_builder_column][/fusion_builder_row][/fusion_builder_container]