CAPITALISME, SOCIALISME ET VIDEOLUDISME (I)

S’il y a bien une lecture qui manque encore aujourd’hui des jeux vidéo, c’est celle de la socioéconomie. En effet, il est pertinent dans les game studies de mobiliser la sociologie, l’anthropologie et bien entendu le game design mais il semble qu’encore peu d’économistes et de socioéconomistes ne se soient emparés de la question tout en proposant une grille de lecture des jeux vidéo et des représentations qui y sont contenues. Pourtant, il apparait intéressant de faire cette exercice et ce, en prenant en compte plusieurs questions. Premièrement, à partir des concepts économiques, de quelle façon pouvons-nous définir ce qui relève du ludique ? Deuxièmement, dans quelle mesure analyser le comportement d’une audience, joueuse ou pas, d’un jeu vidéo d’un point de vue économique ? Enfin, dans quelle mesure est-il possible de proposer de nouvelles pistes d’exploration pour le jeu vidéo ? Les éléments de réponses que nous apporterons nous permettrons de conclure à la pertinence ou non de mobiliser la socioéconomie et son utilisation dans le cadre des game studies. Pendant toute cette série de billets de blog, je vais donc m’attacher à discuter le game design et les jeux vidéo en les abordant par le prisme de la socioéconomie, en commençant par la rationalité et les asymétries d’information.

Les joueurs comme des agents rationnels

Penser les jeux vidéo depuis l’économie nous invite à repenser ce qui définit le caractère ludique de ces objets mais aussi notre façon d’expliquer les comportements des joueurs durant l’acte de jouer. Il semble plus facile de commencer par ce deuxième point pour ensuite étayer le premier. Dans une perspective économique, nous pouvons définir les joueurs comme des agents rationnels qui recherchent une certaine satisfaction pour un effort relatif, ou du moins cohérent avec la satisfaction visée en tant qu’objectif. Dès lors, l’activité ludique s’explique par un raisonnement logique proche d’un calcul coût/opportunité. A partir de cela, il devient possible de définir plusieurs profils de joueurs qui ne vont pas évaluer l’expérience vidéoludique de la même façon. Dans cette perspective, le hardcore gamer, terme générique et vague définissant un joueur jouant beaucoup, devient un joueur prêt à « payer » beaucoup, à accepter un coût très élevé pour son activité avec la promesse d’en tirer une grande satisfaction. Un joueur casual, va quant à lui avoir un calcul coût/opportunité pauvre : l’activité vidéoludique ne satisfait pas beaucoup, mais à défaut, ne consomme pas non plus énormément. Ainsi, la première conclusion que nous pouvons avoir est que la rationalité des joueurs va se faire en fonction des calculs coût/opportunités qu’ils font et si ceux-ci sont cohérents avec leurs objectifs vidéoludiques.

Un autre point qui devient particulièrement intéressant lorsque l’on observe le game design depuis l’économie est que finalement, un bon game design doit rechercher le point d’équilibre : c’est-à-dire le niveau accepté globalement par les joueurs de satisfaction vidéoludique par rapport à l’effort vidéoludique. Nous pouvons alors représenter ce point avec la rencontre de deux droites sur un hypothétique marché du « plaisir vidéoludique ». Cependant, il convient de supposer que les joueurs vont toujours rechercher la satisfaction maximale pour le moindre effort tandis que les game designer, pour créer l’expérience la plus intense, ou la plus addictive (pour que le joueur reviennent jouer) vont solliciter énormément de ce dernier. Nous nous retrouvons alors avec deux fonctions : la fonction joueurs (gamers) dont la satisfaction vidéoludique est inverse à l’effort requis et la fonction game designers qui propose une satisfaction fonction de l’effort. Il convient aussi de préciser que dans ce modèle, la satisfaction est propre à chacun des agents : la fonction gamer se réfère à la satisfaction des joueurs et la fonction game designer se réfère à la satisfaction des créateurs. Nous nous retrouvons alors avec cette proposition  de modélisation :

Le marché de la satisfaction vidéoludique, E. Giner, 2017

 

Dès lors, il est à la fois amusant et intéressant de montrer de manière pragmatique la façon que nous avons ici de considérer un « bon game design ». Celui-ci se définit alors comme la rencontre entre la satisfaction espérée, compte-tenu de l’effort envisagé, du joueur et du game designer. Ce qui est encore plus intéressant est que cette modélisation permet de nous extraire de toutes les idéologies et les dogmes luttant pour déterminer quel est le genre vidéoludique le plus parfait, le plus propre à la définition et à l’essence du jeu vidéo (si quelqu’un la trouve, qu’il me fasse signe, cela sera fort sympathique). Ainsi donc, un « bon » game design se résume à la rencontre d’un jeu avec son public, ni plus, ni moins. Notons au passage que cela légitime certains comportements conservateurs : il faut tout le temps qu’il y ait un point de rencontre. Tout le reste, qui dépasse donc la logique économique, ne peut être considéré comme rationnel.

Les asymétries de l’information pour expliquer les comportements du joueur

Les asymétries d’information (Akerlof, 1978) sont un concept en économie particulièrement important puisqu’elles expliquent comme le manque d’information influence la situation d’un marché. En l’occurrence, il convient de s’interroger sur la façon dont ces asymétries viennent discuter le plaisir vidéoludique. Si l’on définit les jeux comme des récits, il existe alors une asymétrie fondamentale entre le joueur et le game designer. En l’occurrence, ce dernier connait plus le récit tandis que le joueur non. Si nous nous placions dans le modèle MDA (Hunicke, Leblanc & Zubeck, 2004), nous dirions que le game designer connait mieux les mechanics, dynamics & aesthetics (mécaniques, dynamiques, esthétiques).

A l’inverse, le joueur joue pour révéler progressivement ces « strates de compréhension ». Il agit donc pour réduire ces asymétries. Une chose intéressante issue de cela est que nous pouvons alors catégoriser les joueurs et les joueuses en fonction des intentions qu’ils et elles ont pour ce qui est de réduire les asymétries d’information. Pour cela, le modèle MDA est intéressant à mobiliser puisqu’il stratifie une forme de continuum communicationnel entre le game designer et le joueur. Le game designer « comprend » le jeu par les mécaniques tandis que le joueur le comprend par l’esthétique. La différentiation que l’on peut faire correspond alors au niveau de compréhension et de maitrise que veut atteindre un joueur. J’observe alors trois profils types qui peuvent donner un éclairage sur cette question :

  1. Le joueur casual dont l’objectif est de comprendre l’esthétique de l’œuvre sans chercher à comprendre ni les dynamiques, ni les mécaniques (qui correspondent dans le modèle MDA au code informatique) ;
  2. Le pro player dont l’objectif est d’atteindre une parfaite maitrise des dynamiques (l’intégralité des boucles d’inter-réactions, etc.) ;
  3. Le super player ou le speedrunner ou le glitch hunter dont les objectifs sont d’exploiter et de comprendre directement le code informatique pour pouvoir abuser de sa permissivité.

La différence des profils est alors fonction de la volonté des joueurs et des joueuses, constatable par des comportements, à vouloir réduire les asymétries d’information avec le game designer. Nul doute aujourd’hui que certains joueurs connaissent « mieux » les jeux que les créateurs eux-mêmes. Cependant, cela demande un haut niveau de compétence par rapport au jeu vidéo en tant que logiciel informatique.

Conclusion

Voilà un premier billet qui se termine, ou plutôt qui inaugure toute une série de pensées que je vais développer progressivement. Mélanger le game design et l’économie – ou du moins intégrer l’économie aux game studies ­– est une sujet qui me passionne et qui me tient à cœur. Dans un prochain billet, je poursuivrais notamment sur la question de l’utilité et la façon dont celle-ci s’amenuise en fonction du nombre de jeux auxquels nous jouons.

Esteban Grine, 2018.

 

Bibliographie indicative

Akerlof, G. (1978). The market for “lemons”: quality uncertainty and the market mechanism*. In P. Diamond & M. Rothschild (Éd.), Uncertainty in Economics (p. 235‑251). Academic Press. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-214850-7.50022-X

Hunicke, R., Leblanc, M., & Zubek, R. (2004). MDA: A Formal Approach to Game Design and Game Research. ResearchGate, 1. Consulté à l’adresse https://www.researchgate.net/publication/228884866_MDA_A_Formal_Approach_to_Game_Design_and_Game_Research