Pour une étude écocritique des jeux vidéo : les travaux d’Alenda Chang

Lorsque l’on présente les jeux vidéo comme discours, il est récurrent de s’attarder par exemple sur les interactions que les joueurs et les joueuses vont avoir avec des personnages non-joueurs. Or, il est bien entendu que tout détail laissé dans la version finale du jeu est porteur d’un élément de langage ou, comme j’aime à l’appeler, de matière discursive, que je définis ici brièvement comme ressource d’information à partir de laquelle des discours, coconstruits avec l’audience, peuvent émerger. Dans cet article, il sera intéressant d’explorer une matière discursive particulière : les décors et les environnements que nous explorons en jouant. Pour ce faire, le travail d’Alenda Chang semble primordial puisque depuis maintenant dix ans, elle travaille sur les façons dont les gameplay, level design et game design structurent nos rapports aux environnements vidéoludiques tout en faisant porter des discours à ces formes des relations. Son ouvrage sorti en 2019, intitulé Playing nature, est aussi une occasion pour une audience francophone de se plonger dans les travaux le précédant.

Ainsi donc, dans cet article, il sera donc question des environnements vidéoludiques et des outils qu’Alenda Chang a développé pour décoder les discours sociologiques contenus dans les jeux vidéo et à propos des environnements. En somme, il s’agit d’une courte monographie qui permet de penser ces environnements comme des matières discursives porteuses de certaines appréhensions légitimées par le game design à propos de l’écologie vidéoludiques, et par extension, de l’écologie en général.

La rhétorique procédurale et le réalisme social comme caractéristiques de la discursivité d’un jeu vidéo

Afin d’introduire les propos de Chang, il me semble important d’évoquer l’angle par lequel je l’aborde à savoir : la discursivité spatialisée. Je définis cette dernière de la façon suivante : la discursivité spatialisée est la caractéristique des espaces vidéoludiques à proposer des éléments discursifs et donc, des discours. De fait, les travaux de Chang sont importants car ils permettent de penser les espaces vidéoludiques en tant que tel comme support de discours. Là où par habitude, nous aurions peut-être plutôt tendance à analyser l’appréhension de l’environnement par le ou la joueuse. Par exemple, au lieu d’observer la façon dont une personne s’approprie l’espace qui serait « neutre » d’un jeu comme Minecraft, Chang propose de considérer directement ces espaces comme vecteurs d’idéologies et de conceptions particulières de la nature et du rapport qu’elle entretient avec l’humain. C’est pourquoi Chang positionne les jeux vidéo comme des outils intéressants permettant de coconstruire une pensée, une opinion, sur la nature :

« a game offers a chance to think procedurally about the consequences of actions on the environment and about the environment itself as a system with its own particular inputs, triggers, instabilities, affordances, and dangers (a kind of reversal of systems theory in which the environment is the system). » (Chang 2009:9)

Ce qui est intéressant de cet extrait de conclusion de sa communication faite au DiGRA 2009, c’est qu’il révèle aussi l’ancrage théorique de Chang puisqu’elle mobilise particulièrement les travaux de Ian Bogost sur la rhétorique procédurale et ceux d’Alexander Galloway sur le réalisme social des jeux vidéo.

La première notion est définie dans Persuasive Games (Bogost, 2007) et définie les façons dont un argument soutenant une théorie ou une opinion peut être coconstruit à partir des mécaniques proprement ludique et informatique d’un jeu vidéo. Dans la préface à persuasive games, Bogost écrit : « I call this new form procedural rhetoric, the art of persuasion through rule-based representations and interactions rather than the spoken word, writing, images, or moving pictures » (2007 : ix). Autrement dit, la rhétorique procédurale repose sur la mise en place, par le code, de process entre la machine et l’opérateur ou l’opératrice et ce, dans le but d’établir la signification d’une action et plus particulièrement sur la façon dont « les choses fonctionnent » (Bogost, 2007 : 29). Chang fait de ce paradigme une constante dans ses travaux. En 2009, elle écrit :

« games and digital media more broadly offer unique affordances, ones that enable often abstract data and otherwise distant threats of ecological calamity to take very real and even operable form, combating the twin hazards of apathy on the one hand » (Chang 2009:7).

En 2011, elle poursuit :

« Games are opportunities to create entirely new sets of relations outside of those based on dominance or manipulation. More environmentally realistic games could affect our understanding of real-world environmental issues, either by implicitly or explicitly modeling different forms of our individual and collective environmental agency. » (Chang 2011:61)

Enfin, en 2012, elle énonce :

« We need game environments that respond to human agency and yet seem to possess life independent of player actions: this would constitute a radical but constructive decentering, as well as a call to wonder actively at the place of people within natural environments, both real and virtual. » (Chang 2012:30)

A travers ces trois citations, il est possible de comprendre finalement l’enjeu de la rhétorique procédurale pour Chang : au-delà de simplement représenter l’environnement et des interactions possibles avec cette environnement, les jeux vidéo peuvent être des outils permettant tout d’abord de mieux représenter ces environnements pour potentiellement répondre à des problématiques contemporaines d’accaparement puis de maltraitance des terres.

Or, si nous avons là bien l’enjeu ultime de Alenda Chang – proposer dans les jeux des relations audience-environnement ayant plus de sens dans notre contexte actuel – elle a bien conscience des problématiques posées par les représentations typiques des environnements dans les jeux vidéo. Pour développer la critique qu’elle dresse à travers ses trois articles, elle s’appuie sur la notion de social realism évoquée tantôt et proposée par Alexander Galloway.

Galloway définit ce concept pour qualifier le réalisme des jeux vidéo. Pour lui, le débat sur le réalisme porte sur le fait de déterminer si un jeu peut effectivement se présenter comme un véritable miroir d’une réalité représentée alors à la perfection ou si un jeu reconstruit une réalité à partir d’une compréhension partielle qui alors celle de ses créateurs ou créatrices. Ainsi, il ne s’intéresse finalement pas fondamentalement à savoir si un jeu est réaliste ou pas mais plutôt si une audience sera apte à considérer un jeu comme réaliste. Pour ce faire, Galloway présente cela sous la forme d’une controverse dont l’enjeu est de faire apparaitre des correspondances entre la réalité sociale de l’audience et l’environnement du jeu. Selon Galloway, il y a donc la corrélation suivante : plus il y aura de correspondances et plus alors l’audience considérera le jeu comme réaliste. Il résume cela en présentant ce qu’il nomme l’impératif de congruence (ma traduction) :

« I suggest there must be some kind of congruence, some type of fidelity of context that transliterates itself from the social reality of the gamer, through one’s thumbs, into the game environment and back again. This is what I call the “congruence requirement,” and it is necessary for achieving realism in gaming. Without it there is no true realism ». (Galloway, 2006 : 78).

Par ailleurs, il argumente que les jeux vidéo ajoutent une couche supplémentaire d’enjeu : une recherche du réalisme dans l’action. L’action est un fondement de la pensée de Galloway pour définir ce que sont les jeux des vidéo : des médias basés sur l’action qu’il différencie clairement de l’interactivité : « an active medium is one whose very materiality moves and restructures itself—pixels turning on and off, bits shifting in hardware registers, disks spinning up and spinning down » (Galloway 2006:18). C’est par la réalisation d’actions, faites par l’opérateur·ice et par la machine, qu’un jeu vidéo propose un discours. Alenda Chang fait sienne cette base théorique pour écrire en 2009 :

« Realism in gaming, he argues, should not be evaluated solely on the level of representation, but also on that of participatory action. Games achieve « true realism » only when they offer « a meaningful relationship between the affective actions of gamers and the real social contexts in which [gamers] live » [5:78]. » (Chang 2009:8)

En 2011, elle poursuit en accentuant l’importance du réalisme social afin de proposer des expérience pertinente pour l’audience en termes d’élaboration de messages à propos de l’environnement :

« Alexander Galloway has usefully approached game realism from the standpoint of « social realism, » whereby one evaluates a game’s realism in terms of the conformity between the game world and the player’s social, political, and other lived contexts. » (Chang 2011:78)

Enfin, en 2012, Chang observe que contrairement à cela, les jeux vidéo, particulièrement les jeux de gestions en ligne tel Farmville, relègue le réalisme pour une vision pastorale et idéalisée de la nature comme étant disponible aux humains, en abondance :

« Games play upon widely recognized, culturally encoded frameworks—pastoral retirement, rags-to-riches entrepreneurship—but stop well short of accuracy when that entails alienating drudgery and demoralizing failure. Their aim is less total fidelity than just enough realism to produce imaginative play that is both familiar and 250 I S L E » (Chang 2012:29)

D’une représentation pastorale de la nature à une lecture écocritique

Globalement, les trois articles d’A. Chang confrontent les façons dont les studios représentent l’environnement dans leur jeu. Son angle d’attaque est la façon dont les environnements sont rendus plus ou moins colonisables et appréhendables par les audiences joueuses. Pour illustrer cela, c’est particulièrement son article de 2011 qui amène ses conclusions principales :

« Most games oblige players to enter into a player-environment relationship based almost wholly on extraction and utilization of natural resources, which are often effectively infinite. » (Chang 2011:73)

Alors que son objectif militant est d’amener des game designs écocritiques. Pour définir ce qu’elle entend par cela, elle s’appuie particulièrement sur la définition de Lawrence Buell des « œuvres orientées vers l’environnement » :

« 1. The nonhuman environment is present not merely as a framing device but as a presence that begins to suggest that human history is implicated in natural history. 2. The human interest is not understood to be the only legitimate interest. 3. Human accountability to the environment is part of the text’s ethical orientation. 4. Some sense of the environment as a process rather than as a constant or given is at least implicit in the text. » (Chang 2011:74)

Or, Chang explique que le problème fondamental des jeux vidéo est que ce sont des œuvres ayant tendance à s’appuyer sur un imaginaire pastoral et de fait, très optimiste de la nature comme bienveillante :

« Found now wherever positive portrayals of country living surface, pastoral has become aflabby descriptor connoting any kind of idyllic, temporally removed way of life, rural in nature and ostensibly full of simpler pleasures. » (Chang 2012:17)

Autrement dit, les représentations simplifiées des environnements dans les jeux vidéo, et en particuliers dans les farm games comme FarmVille sont un double constat selon Chang : d’un côté ils poursuivent un grand récit fondateur des sociétés occidentales, à savoir l’agriculture heureuse dans une symbiose humain-nature qui n’a en réalité jamais existé. Et De l’autre, ces jeux sont des artefacts du désintérêt des humains envers les productions agricoles (2012). C’est ainsi que l’on se retrouve avec des jeux qui aseptisent et embellissent l’activité réelle de l’agriculture et plus généralement, de l’environnement :

« just as farm games overlook the politically unpalatable realities of exploited and historically excluded agricultural workers, they also turn a blind eye to nonhuman labor and the equally unpalatable ecological realities of industrial waste, entropy, and resource limitation. » (Chang 2012:23)

« Farm games partake of both strategies, offering cheerful simulations that render the dull, offensive, or harsher aspects of agricultural work reassuringly mundane. Though the results can seem vaguely parodic, especially when viewed with socioeconomic or ecological interests in mind, game designers would no doubt protest that their priority is entertainment, not verisimilitude. » (Chang 2012:29)

Ultimement, le travail de Chang, pendant ces 4 années de publications entre 2009 et 2012, fut de développer une approche écocritique des discours issus de jeux vidéo à propos de l’environnement. Cette approche écocritique n’aurait probablement rien à renier de la notion de critical play de Mary Flanagan. Cette façon de jouer est notamment caractérisée par « a careful examination of social, cultural, political, or even personal themes that function as alternates to popular play spaces » (Flanagan, 2009 : 6). En ancrant ses propositions théoriques dans celles de Ian Bogost et Alexander Galloway, Alenda Chang embrasse une étude des discours encastrées dans une dimension socio-pragmatique. Pragmatique car il question de la construction du sens à partir de signes amenés procéduralement et sociale car elle met en avant une perspective socio-constructiviste dans la définition du réalisme dans un jeu vidéo. Si les farm games semblent être l’antithèse de ce qui est pertinent pour Chang, il apparait alors que des jeux plus contemporains tels que Breath Of The Wild ou encore Death Stranding seraient des études de cas bien plus intéressantes.

En attendant, j’espère que ce billet aura permis à certain·e·s de mettre un premier pas dans l’étude écocritique des discours dans les jeux vidéo, étude portée par Alenda Chang, entre autres, qui renouvelle en 2019 ses propositions avec son ouvrage Playing Nature, ouvrage qui s’ajoute maintenant à la pile de mes lectures. ■

esteban grine, 2020.


Bibliographie

Bogost, I. (2007). Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames. The MIT Press.

Chang, A. Y. (2011). Games as Environmental Texts. Qui Parle, 19(2), 56‑84.

Chang, A. Y. (2012). Back to the Virtual Farm : Gleaning the Agriculture-Management Game. Interdisciplinary Studies in Literature and Environment, 19(2), 16.

Chang, A. Y. (2009). Playing the Environment : Games as Virtual Ecologies. Proceedings of the Digital Arts and Culture, 5. https://escholarship.org/uc/item/46h442ng

Flanagan, M. (2009). Critical Play : Radical Game Design. The MIT Press.

Galloway, A. R. (2006). Gaming : Essays On Algorithmic Culture. Univ Of Minnesota Press.