Vidéo, poésie et jeux vidéo

Ce billet est un complément à un futur article à paraître à la suite d’un colloque auquel je participe.

Vidéo, poésie et jeux vidéo

L’une des ouvertures que je fais dans mon article sur les vidéastes francophones se consacrant au jeu vidéo est l’une des évolutions que je nomme bêtement : « la vidéo poétique sur le jeu vidéo ». Je définis cette dernière comme une vidéo présentant un éthos particulier et dont la caractéristique centrale est que des moments de gameplay sont considérés comme de la matière plastique. Le ou la vidéaste joue alors avec cette matière dans l’objectif de susciter certaines émotions chez son audience observatrice. Jusque-là, rien de nouveau, ou du moins, rien de distinguable par rapport à d’autres vidéos tenant des discours sur les jeux vidéo. C’est pourquoi j’ajoute à cela une caractéristique lyrique directement identifiable et reconnaissable aux paroles tenues par le ou la vidéaste. Ce n’est donc plus simplement un discours pour convaincre mais aussi un discours « pour parler », « pour le plaisir de parler ». Il s’agit donc à mon sens de formes textuelles proches de la poésie en vers ou en prose voire même d’autres formes poétiques : rap, slam, etc.

C’est véritablement pour moi une piste de réflexion très intéressante que je vais poursuivre. Pouvons-nous parler de discours lyrique sur le jeu vidéo ? Je pense, après quelques recherches que j’ai effectuées, que l’on pourrait considérer 2017 comme une année charnière. La scène francophone des vidéastes semblent aujourd’hui mature pour tester de nouvelles expérimentations vidéo et vidéoludiques. Alors, bien sûr, je pourrais évoquer les vidéos de rap à propos de Call Of Duty et il faudra probablement que je m’y consacre un jour mais disons que je fais l’hypothèse dans ce billet que jamais auparavant il n’y a eu autant de discours métatextuels, métacommunicationnels à propos du jeu vidéo dans les vidéos parlant de jeu vidéo ou dans les vidéos parlant d’autre chose mais avec le vocabulaire et un discours au premier degré sur les jeux vidéo.

Avec cette année qui se termine, il y a deux auteurs que je vais retenir et qui je pense, ont ouvert cette voie en 2017. Pier-re a toujours proposé des formats expérimentaux mais sa vidéo « Un vide — pensées de mes idéaux » (qui joue d’ailleurs déjà très bien sur le double sens avec son trait d’union ici écrit en tiret) fait partie des premiers, je crois, « slams vidéoludiques » (à défaut d’un autre terme plus approprié). La seconde, plus personnelle est celle du créateur Pierre Olbius qui partage un texte à propos de la dépression et qui est mis en récit, mêlant informations hyper objectives (heures précises énoncées à la voix), alternances de rythmes par la musique (suscitant l’immergence et l’émergence pour assurer une posture réflexive chez l’audience), fin brutale, images oppressives/apaisantes. Je pense que nous pourrions aussi remonter plus tôt cette année, notamment avec le texte de Tifor pour les « madeleines vidéoludiques », mis en forme par ce dernier et lu par Damastès. Je fais avec ces trois exemples le constat que certains vidéastes, aujourd’hui, veulent « esthétiser » leurs productions vidéo, leur discours et le reste. C’est pour moi annonciateur de la légitimation totale du jeu vidéo. L’une des pistes que je veux maintenant exploiter, si j’ai le temps, est donc la suivante : j’observe un transfert d’intérêt des créateur.ice.s présent.e.s sur les plateformes vidéos. Auparavant, la vidéo servait un propos sur le jeu vidéo, je constate que l’inverse est très facilement observable aujourd’hui et cela mérite d’y attacher de l’importance puisque dans ce dernier cas, le jeu vidéo est implicitement considéré comme légitime. ■

Esteban Grine, 2017.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur.

Pour Undertale, l’humain est bon, pas le joueur

Undertale est un jeu sorti il y a bientôt deux ans maintenant. A la suite d’une campagne réussie sur Kickstarter, son créateur, Toby Fox, a pu se lancer pleinement dans la réalisation de son jeu. Le développement aboutit alors sur l’objet que l’on connait aujourd’hui. Sitôt sorti, sitôt encensé, le jeu a connu un succès immédiat et sa communauté a très vite grandit jusqu’à être aujourd’hui l’une des plus bavardes sur son jeu de prédilection autant sur les réseaux qu’en termes de création de contenus « fanmade ».

Pourtant, aujourd’hui, je ne vois toujours pas d’analyse approfondie du jeu hormis quelques théories sérieuses ou complotistes venant étayer certaines représentations que certains joueurs ont sur le jeu. Plutôt que d’attaquer ces théories, je préfère donc proposer la mienne qui comme cela fut le cas pour mes articles sur Majora’s Mask (2001) ou The Witness (2016) ne vient pas imposer une vision ou une compréhension du jeu. Ainsi, dans ce papier je vais soutenir la thèse suivante : pour Undertale (et Toby Fox), l’humain est bon, mais pas le joueur. Je présente la thèse sous cette forme paradoxale (le joueur est forcément humain donc bon et mauvais) car il me semble que cela incarne au plus profond ce que le jeu veut transmettre et questionner : l’éthique et la morale des joueurs. Ce faisant, je me positionne en contradiction des personnes l’ayant attaqué sur sa simplicité scénaristique. Je soutiens au contraire que le jeu est bien plus subtil et bien plus doux-amer que laisse paraitre sa première lecture, son premier parcours.

Pour argumenter ma position, je vais principalement m’appuyer sur des textes et articles de pédagogie et de game design. Ainsi, dans une première partie de cet article, nous verrons la façon qu’Undertale  a de diffuser les systèmes de représentations et de valeurs. Dans une deuxième partie, il sera nécessaire d’illustrer la façon qu’a le jeu d’orienter le comportement réflexif du joueur : comment celui-ci, en jouant au jeu, réfléchit sur ses comportements et sur sa façon d’interagir en société ? Enfin, nous verrons dans une dernière partie par quelle méthode le jeu manipule le joueur pour lui faire ressentir le regret et le remord.

Entre expressivité et persuasion, l’objectif de Toby Fox

Undertale est un jeu dont les inspirations remontent aux jeux de rôle japonais. Nombreuses sont les personnes à avoir déjà pointé du doigt earthbound comme étant le père spirituel du jeu. Toby Fox est originaire d’une communauté de fan et de modders. Dans un entretien donné Joël Couture, Toby Fow expliquait qu’en plus de mother, l’auteur s’inspirait aussi de Shin Megami Tensei. Les prémisses de l’aventure sont simples : un ou une héro amnésique se retrouve dans un donjon (l’underworld) et doit le parcourir afin de terminer l’aventure.

Undertale est un jeu qui est à cheval entre son côté expressif et son côté persuasif. En effet, il propose au joueur de ne pas combattre, ou plutôt d’éviter les conflits avec les différents monstres composant le bestiaire du jeu. Pour ce faire, l’option Act lors des moments de combats propose un menu avec des choix plutôt humoristiques afin de résoudre les combats de manière pacifiste. Ce faisant, le gameplay du jeu se rapproche alors du genre expressif dans le sens où il n’impose pas un discours particulier au joueur et n’oblige à aucun moment ce dernier de se comporter d’une façon précise. Cependant, cela vient en contradiction avec le discours tenu par certains personnages dont Toriel, deuxième PNJ rencontré après l’antagoniste principal du jeu qui nous demande de manière plutôt formelle de ne pas tuer de monstres vivant dans l’underworld. D’entrée de jeux donc, undertale enseigne au joueur selon une approche réceptive (Leclerc & Poumay, 2008) de ne pas commettre de crime puis nous laisse expérimenter et faire l’exercice de cela de manière libre. De même tout au long du jeu, il n’y aura pas véritablement de punition ou de game over lié à un mauvais choix à un mauvais moment du joueur. Les seuls moments véritables de mort vidéoludique ont lieu durant les combats rencontrés et ceux-ci sont directement liés à la compétence du joueur. Une fois, la première proposition faite par Toriel de ne pas tuer, le game design ne revient plus sur cela et laisse le joueur faire comme bon lui semble. C’est là où le côté procédural et algorithmique de l’histoire devient particulièrement intéressant puisque le joueur se retrouve sanctionné positivement ou négativement sans que cela soit clairement formel. De même, la punition n’est pas immédiate. Cela a pour conséquence de duper le joueur jusqu’au moment où un twist scénaristique apparait tout en le faisant prendre conscience que plus durement de son comportement. Nous avons déjà montré dans un précédent article sur la réflexivité la façon qu’avait le game design de responsabiliser le joueur de ses actes vidéoludiques.

Undertale est un jeu profondément humaniste. Il nous invite à interroger notre façon de jouer et ce que nous considérons de ludique. En ce sens, finalement, Toby Fox développe un game design et une pensée proche de celle de Miguel Sicart notamment. Ce dernier considère le fait de jouer comme un acte moral et éthique pour le joueur, non pas forcément que le jeu change le système moral du joueur mais plutôt que ce dernier engage son système éthique et moral dans sa façon de jouer. Ainsi, les actions qui ont lieu durant le jeu sont le reflet, le constat visible et observable de l’éthique et de la morale du joueur. Dès lors, l’idée centrale d’undertale en se présentant comme un RPG dans lequel nous pouvons éviter le meurtre d’ennemis est de dresser une critique générale sur les jeux vidéo actuels. Ces derniers, au contraire, engagent le joueur dans des actions immorales (même si elles n’ont aucun impact). L’objectif du game designer dans undertale est alors de proposer autre chose que la ludoformation de la mise à mort.

Undertale comme critique du comportement de joueur

Ainsi, dans ce jeu, il y a une première critique de notre façon de jouer. Toby Fox, volontairement ou involontairement, critique le fait que nous, joueurs et joueuses, puissions-nous amuser à mettre à mort des personnages fictifs sous prétexte que le côté ludique de l’activité excuse la morbidité de cet acte. Mais ce n’est pas tout. Une deuxième critique de notre façon de jouer se dresse de manière plus fine en filigrane de nos actions dans le jeu. En effet, si cela aura échappé au joueur, il apparait tout de même important de mentionner que le jeu undertale invite son joueur à ne pas accumuler. Autrement dit, undertale est aussi un jeu de rôle qui rejette toute forme d’accumulation capitalistique. Cela est particulièrement intéressant notamment lorsque l’on s’aperçoit que les jeux critiquant le capitalisme, de près ou de loin, reproduisent des schèmes et des modèles de fonctionnement (des règles structurées dans ce cadre-là) reproduisant notre société capitalistique. Undertale nous invite donc à ne pas conserver particulièrement de l’argent, où en tout cas à le dépenser régulièrement et uniquement sur ce qui est nécessaire : de la nourriture principalement et qui en plus est produite localement (on saluera ici la prise en compte des circuits courts mais aussi du respect de la saisonnalité des produits). Par ailleurs, deux fois dans le jeu, il nous est proposé de financer des causes humanitaires : la protection des araignées. Enfin, Fox profite d’un rapide passage pour dresser une critique du coût exorbitant des études aux Etats-Unis, de la précarité des étudiants mais aussi du manque de débouchés à la sortie du diplôme en présentant le personnage du vendeur Temmie. Celui-ci, ou celle-là, travaille pour financer ces études dans le magasin du village Temmie. Le joueur peut l’aider pour financer ses études (en payant un prix exorbitant et qui nécessite que le joueur effectue des tâches répétitives pendant un certain temps). A son retour des études, Temmie reprend son poste de vendeur comme si de rien n’était : aucune progression sociale ne semble permise alors, malgré l’obtention d’un diplôme.

Ces deux critiques faites à l’encontre des jeux vidéo se retrouve tout d’abord dans les combats que nous verrons plus loin mais surtout dans un seul élément du jeu qui pour nous vient constater cela. Undertale cristallise ses critiques de la violence vidéoludique et des logiques capitalistiques dans sa gestion des points d’expérience. En effet, in fine, avec tous les messages qui nous sont envoyés lors du jeu mais principalement par Toriel, au tout début, on nous invite à ne pas commettre de meurtre. Or, en règle générale, le fait de combattre des ennemis apportent de l’expérience si on les tue. Le fait de passer des niveaux relève en effet d’une logique d’accumulation (de points). Mais dans undertale, le fait de résoudre des conflits de manière pacifique n’en n’apporte pas. Ainsi, si l’on souhaite mener une « route pacifiste », notre avatar restera toujours au premier niveau sans franchir le second. Avec cette lecture, le message est clair : être pacifiste, c’est ne pas accumuler plus que nécessaire. On pourrait même pousser cette réflexion en rapprochant le gameplay du jeu comme l’un des premiers gameplay incarnant des logiques de décroissance. Dans cette perspective, le jeu de Toby Fox prend alors une dimension bien plus importante dans l’histoire du jeu vidéo.

Un dernier point qui semble constater notre hypothèse  sur cette lecture anticapitaliste concerne les différents impacts que peut avoir le joueur sur l’environnement vidéoludique par rapport aux RPGs orthodoxes et les jeux vidéo en général. En effet, dans la plupart des jeux, les joueurs peuvent explorer des univers mis à leur disposition en tant que potentielle ressource exploitable. Par exemple, dans les jeux Final Fantasy, un joueur peut entrer dans la maison d’un PNJ, fouiller les rangements disposés ici et là (on peut supposer un lien de propriété en calquant les règles régissant notre réalité à la diégèse du jeu) et, finalement, obtenir des objets. Dans les jeux Oblivion & Skyrim, le joueur peut faire du commerce avec n’importe quel marchand, peu importe le besoin de ce dernier. Enfin, les ressources s’inscrivent généralement dans des mécanismes de développement durable et de non exclusivité : dans Pokémon Go, il n’y a pas un nombre fini de pokémons par exemple. Cependant, dans undertale, quasiment tous les objets, hormis les objets de restauration de la santé (hamburgers, nourriture variées), sont contenus dans un ensemble fini de ressources. Dès lors, le joueur ne peut exploiter son environnement comme bon lui semble et comme dans tout autre jeu vidéo. Très tôt, en début de partie, le joueur va arriver devant un saladier rempli de bonbons. Le jeu fait la demande de n’en prendre qu’un seul, or, il est possible de se resservir. Le jeu va alors graduellement faire comprendre que ce n’est pas un bon comportement à avoir jusqu’à ce que le saladier se renverse sur le sol, rendant la ressource inutilisable. Il est ici intéressant de reformuler ce qu’il se passe dans cette situation de la façon suivante : la surexploitation d’une ressource la rend à terme inexploitable de manière durable et détériore l’environnement dans lequel elle se trouve. On retrouve aussi cet ensemble fini de ressources dans le nombre de monstres par zone du jeu : il n’y a pas de griding possible dans undertale. Au bout d’un certain nombre de combat, les zones deviennent vides : voici un nouvel exemple de la surexploitation du joueur sur l’environnement vidéoludique. C’est aussi à ce moment que le game design doit nous interroger sur la morale et l’éthique des comportements que nous avons en jouant : de quoi ces comportements sont-ils le reflet ? Une première interprétation serait qu’ils reflètent nos us et coutumes capitalistique et d’exploitation dans le monde physique.

Nous venons donc de proposer une interprétation décroissante d’undertale dans le sens où le gameplay illustre une critique de la violence et de certaines logiques capitalistiques. Ainsi, il ne faut pas non plus trop se soucier du terme employé de « décroissance ». Au contraire, il faut simplement retenir qu’undertale se pose comme l’un des représentants, peut-être le parangon ultime, d’une façon de jouer « hétérodoxe » dans le sens où le jeu propose autre chose que ce qui forme l’orthodoxie vidéoludique, à savoir la reproduction ludifiée des schèmes et des logiques néo-libérales et capitalistiques.

Combats, mises à mort & empathie pour notre prochain

Nous avons constaté notamment qu’undertale critique les comportements habituels des joueurs dans le sens où ceux-ci s’inscrivent dans des logiques oppressives. Il convient maintenant de revenir plus en détail sur  son système de combat et comment celui-ci diffuse les valeurs souhaitées par Toby Fox. Encore mieux, il convient de revenir sur la mise en récit, précisément, de l’antagonisme vidéoludique. Encore une fois, undertale dresse une critique des systèmes de combat usuels des RPGs. Le premier élément qui doit sauter aux yeux est qu’à aucun moment le jeu oblige le joueur à agir d’une certaine façon. Mieux, le game design met l’ensemble des éléments à égalité en affichant les quatre boutons d’actions sur une même ligne et de taille égale. Par exemple, c’est le contraire de ce que l’on trouve dans les jeux Pokémon récents qui mettent clairement en avant le choix d’attaquer. Ici, les options sont d’égals à égals et seul le bouton « Mercy » changera de couleur pour nous signaler que le combat peut se terminer en épargnant le ou les antagonistes. Par ailleurs et comme je l’ai déjà montré dans mon article scientifique sur la réflexivité (Giner, 2017), le jeu alterne les rythmes des séquences dans ces combats en misant sur l’humour et le potache lorsqu’il s’agit de résoudre les conflits de manière pacifique. C’est pourquoi nous n’allons pas nous y attarder outre mesure ici. Par contre, il convient d’aborder plus en détail l’attitude du joueur et la façon qu’a ce dernier de se refermer sur ses vieilles habitudes. Undertale est un jeu qui dès le début a été présenté comme un RPG dont les combats peuvent se conclure par la non-violence du joueur. Or, comme le rappelle Joël Couture dans son livre « Fallen Down » (2017), les joueurs n’arrivent pas forcément à voir les opportunités et les possibilités puisque ceux-ci n’arrivent pas forcément à sortir de leurs habitudes. Cela est particulièrement flagrant à la fin de zone de didacticiel lorsque nous devons affronter Toriel (qui est un jeu de mots pour « tutorial », « ‘torial », « Toriel »). Lors de ce combat, le joueur doit sans cesse choisir l’option « mercy » pour enfin avoir la possibilité d’épargner ce personnage. Le problème est que l’on ne voit pas immédiatement l’impact que le choix répété de « mercy » : autrement dit, il n’y a pas de feedbacks immédiats. Ainsi, malgré tous les paratextes que l’on a pu avoir ainsi que les messages dans le jeu, on a l’impression de se retrouver bloqué et d’être obligé à tuer Toriel. L’échec ressenti par le joueur jouant en souhaitant appliquer la proposition d’undertale  n’est donc pas de « perdre un combat » mais de solder un combat par la mort de son opposant. Chose qui arrive malgré tout fréquemment lors des premières runs se concluant en « neutral route ».

Encore une fois, il s’agit là d’illustrer la critique que fait undertale des habitudes et des réflexes des joueurs. Couture (2017) soutient la thèse, avec laquelle je suis d’accord, que le jeu et son game design parviennent à créer des liens affectifs envers les personnages non-joueurs. Il s’agit là bien entendu à une affection éprouvée pour des personnages de fiction, chose finalement assez banalisée dans les œuvres culturelles. Or, là où le jeu se distingue concerne la façon dont il arrive à faire ressentir une douleur émotionnelle réelle liée à un comportement du joueur se concluant sur la mort d’un personnage apprécié. Le jeu a ce génie de construire tout son game design sur la notion de regret, émotion ressentie par le joueur.

Le regret comme moteur de la thèse du jeu

Le regret est une émotion importante dans les jeux vidéo puisque c’est l’une des seules émotions qui peut être uniquement ressentie en jouant. Cependant, il convient de spécifier un peu ce que nous entendons par « regret ». Ainsi, nous considérons uniquement le regret uniquement en rapport à la fiction. Cela signifie que la personne ressentant cette émotion doit avoir eu un comportement formalisé dans la fiction qu’il parcoure. De plus, il faut que ce comportement et ses conséquences soient irréversibles. Or, généralement dans les jeux vidéo, toute action peut être rendue nulle. C’est alors à partir de ce point de départ et de ce qui a précédemment été constaté dans ce papier que Toby Fox a bâti son piège.  

Undertale est un jeu qui piège son joueur à cause de ses réflexes et de son attitude ludique et grâce au regret que cela va lui causer. Pour construire mon raisonnement cependant, nous avons besoin d’étayer mon propos autour de la construction narrative du jeu. Undertale propose une histoire qui ne se découvre que de manière très progressive et sur plusieurs runs, c’est-à-dire sur une répétition du début à la fin du jeu – nous reviendrons dans un prochain papier sur l’utilisation des cycles et des répétitions dans les jeux vidéo pour diffuser des messages et des discours. Autrement formulé, il faut comprendre que le récit, la narration, dévoile l’histoire générale sur trois parcours du jeu. Le joueur doit donc refaire le jeu au minimum deux fois et selon certaines spécificités pour atteindre les 100% de complétion et véritablement pouvoir dire « j’ai fini le jeu ». Ainsi, généralement, la première run se conclut par une fin neutre. Le jeu nous propose ensuite de refaire le parcours pour atteindre la « true pacifist ending ». A la toute fin de cette route, Flowey, l’antagoniste principal du jeu, apparait pour prévenir le joueur de ne pas poursuivre sa complétion du jeu sous prétexte que les personnages sont maintenant heureux. Recommencer n’aurait alors pas d’impact et qu’il y aura un reset complet. Il s’agit là du véritable test du jeu. Tout le game design et la critique du jeu vidéo orthodoxe qui est faite progressivement conduit à ce moment fatidique du choix. Ce choix peut être formulé de la manière suivante : le jeu nous demande de manière quasi formelle d’arrêter d’être joueur, ou du moins, d’être un joueur normal dont la pratique s’inscrit dans l’orthodoxie vidéoludique. J’avais déjà constaté, à travers les Sessions Innocentes (des sessions de jeu durant lesquelles je filme des personnes jouant peu à des jeux vidéo), qu’il était plus facile pour une personne de respecter son système de valeurs durant l’activité vidéoludique. Ainsi, l’hypothèse que je formule ici et que lorsque le discours d’un jeu entre en conflit avec le système de valeur d’un non-joueur relatif (dans le sens où il ou elle joue très peu), ce dernier va facilement terminer sa session de jeu avec l’idée qu’il ne veut pas aller dans le sens du jeu : le conflit entre le joueur et le game designer (à travers le jeu) se solde par le refus du joueur à poursuivre / à jouer.

Pour résumer ma pensée, ou plutôt la reformuler, j’interprète undertale comme une critique de nos habitudes vidéoludiques. Celles-ci sont orthodoxes car elles dérivent de notre société orientée capitaliste et néo-libérale, ce qui se retrouve dans les jeux vidéo mainstream mais aussi malgré tout dans les plus petites productions. Le moment durant lequel Flowey nous invite à ne plus jouer, le joueur sait déjà plus ou moins que pour continuer à dévoiler l’histoire, il devra exécuter la genocide route. Or, cela signifie faire table rase de tout ce qui a été déjà parcouru et surtout, cela signifie revenir à une conception orthodoxe du jeu vidéo où les personnages ne sont rien de plus que des ressources exploitables par le joueur. Si ce dernier choisit de parcourir la genocide route, alors il émet une préférence pour son plaisir vidéoludique plutôt que pour le respect d’une demande formelle (et indirecte de la part du game designer). Le test que présente Toby Fox est donc fait pour savoir si, après la true pacifist ending, le joueur va reprendre un comportement oppressif et habituel dans les jeux vidéo.

La Genocide Route, ultime alerte avant la punition finale

Ainsi, dans la lecture que je propose, la genocide route n’existe finalement que pour piéger un certain profil de joueur de jeu vidéo : ceux qui font preuve et qui maintienne leur attitude ludique malgré tous les messages et les invitations faites au joueur pour justement ne pas poursuivre  l’aventure. En ce sens, chacun des nouveaux éléments de gameplay amenés lors de ce parcours peuvent être interprétés comme des éléments testant la volonté du joueur à poursuivre et que nous pouvons lister. Premièrement, le maintien de ce parcours nécessite la mise à mort de tous les monstres de chaque zone. De même, il faudra aussi mettre en terme aux vies des personnages secondaires de l’intrigue : Toriel, Papyrus, Undyne et Sans qui sont chacun des pics de difficulté obligeant le joueur à essayer à de multiples reprises pour enfin réussir. « Stay determined » est le message apparaissant à chacune des morts et si lors des neutral routes et de la true pacifist run, cela pouvait nous remplir d’espoir, lors de la genocide route, il cache un piège pervers puisqu’il nourrit l’esprit guerrier et ludique du joueur : il doit battre les bosses se présentant devant lui, peu importe le coût que cela aura. Deuxièmement, l’ambiance proposée devient pénible et lourde à supporter : les décors sont vide, plus aucun PNJ ne se présente et tout ce qui faisait la saveur des runs neutres et pacifistes disparait : le joueur est laissé seul à lui-même avec pour seule mécanique de se battre de manière répétée et perpétuelle. Undertale devient un jeu orthodoxe et ce, dans sa plus simple expression : coloniser des territoires et abattre des éléments considérés « ennemis ».

Pourtant, il ne s’agit pas non plus pour Toby Fox de critiquer uniquement les jeux mainstream mais plutôt d’atteindre le joueur autrement. Pour rappel, l’objectif de Fox est, dans notre lecture de l’œuvre,  de critiquer les pratiques normées, standardisées des joueurs. Pour ce faire, il nous propose de parcourir une première fois le jeu. A la fin de celle-ci, un premier groupe de joueur totalement convaincu peut s’arrêter après avoir compris le message, un deuxième groupe continu. Ce groupe parcours une seconde fois le jeu en rendant tout « mieux » lors de la true pacifist route, objectif alors visé par ce groupe. A la fin de cette run, il y a à nouveau deux groupes : ceux qui vont arrêter de jouer car ils ont été suffisamment touchés par le message proposé par le jeu (qui pour rappel est que jouer est un acte moral et avec des conséquences) et ceux qui malgré toutes les mises en garde, veulent poursuivre et parcourir la genocide route. La seule stratégie, et à notre sens la plus pertinente à ce niveau de Toby Fox, est alors de faire ressentir à ces joueurs (ceux qui n’ont jamais arrêté) les émotions les plus fortes pouvant être ressenties en jouant : le regret et la culpabilité.

Cycles et châtiment du joueur pour ses méfaits

La genocide route n’existe que pour culpabiliser et susciter le regret chez les joueurs n’ayant toujours pas compris le message de Toby Fox. Le piège dressé par ce dernier pour leur faire comprendre n’en devient que plus intéressant et pertinent à étudier d’un point de vue critique et scientifique puisque cela interroge directement le rapport que peut avoir une audience à la fiction elle-même. L’une des caractéristiques les plus intéressantes des jeux vidéo, par rapport à d’autres médias, est sa capacité à nous faire ressentir soit de la fierté, soit du regret par rapport aux éléments d’une fiction. En effet, en nous obligeant à prendre part à l’action, les émotions suscitées sont différentes. L’une des spécificités des jeux vidéo (si elles existent) serait alors de penser ces objets comme des outils créant des passerelles émotionnelles directes avec les éléments fictionnels. Autrement formulé, l’une des spécificités du jeu vidéo serait de créer un sentiment de responsabilité de l’audience vis-à-vis de la fiction. Ainsi, si undertale avait été un film, le meurtre de Toriel nous aurait probablement peinés, attristés, sans plus. Or, le fait que nous soyons l’auteur de ce meurtre transforme l‘expérience et notre rapport à la fiction. l’objectif serait de créer un rapport à la fiction différent du cinéma ou de la littérature ou de toutes formes narratives. Les émotions suscitées sont alors différentes. « Nous » sommes les meurtriers qui perpétuons des comportements oppressifs dans les jeux vidéo.  De notre point de vue cependant et malgré la puissance de ces émotions et leur capacité à nous toucher, les jeux vidéo orthodoxes nous déresponsabilise vis-à-vis de ce qui se produit dans la fiction – les jeux sont comme des cercles magiques dans lesquels les actions produites n’ont pas d’impact en dehors. Là où se distingue undertale, encore une fois, réside dans le fait qu’il ne déresponsabilise pas ses joueurs et ce, en intégrant la notion d’héritage, presque au sens schumpétérien du terme : nous laissons des traces et le jeu se souvient de toutes nos actions, même celles que nous regrettons et que nous aimerions bien effacer. Sur ce sujet, Joël Couture explique bien le sentiment de regret qu’ont pu avoir les joueurs en tuant certains personnages non-joueurs. Si le joueur ne comprend pas le message de Toby Fox pendant le jeu, la genocide route existe pour lui faire comprendre a posteriori. Contrairement à d’autres jeux, notamment les titres de Telltales, qui ôte le poids de la culpabilité à son joueur en l’invitant à rejouer la fiction autrement, undertale ne pardonne jamais les crimes commis par le joueur. Après la genocide¸ le joueur ne pourra plus jamais atteindre la true pacifist ending. A la toute fin de cette dernière, si elle est parcourue après une la genocide, l’avatar change et nous observe par un regard camera glaçant : le jeu se souvient de nos actions, de nos torts. Toby Fox fait alors de son jeu un véritable miroir de l’âme du joueur. Au fond, celui-ci est un monstre et n’accédera pas à la rédemption généralement offerte par les jeux orthodoxes.

Le joueur, cette monstruosité aux yeux d’Undertale

Alors le joueur, empli de regret, se retrouve devant un choix. Soit il décide de défausser le message du jeu sous prétexte que « ceci est un jeu » (Bateson, 1977), auquel cas le game design du jeu aura définitivement échoué à transmettre le message de Fox. Soit le joueur accepte son statut de « monstre » et décide de remédier à cela et changeant son comportement dans les futurs jeux auxquels il jouera. En commençant notre article, nous avions pour objectif de soutenir la thèse qu’undertale questionne le comportement éthique du joueur. Reformulé, undertale nous interroge et propose une réponse à la question : « qu’est-ce que jouer de manière éthique ? ». La réponse que nous pourrions ébaucher serait alors la suivante : jouer de manière éthique à undertale, c’est parcourir le jeu en respectant les exigences de la true pacifist route. Plus généralement, Toby Fox nous invite à interroger la façon dont nous jouons et les comportements que nous avons lors de nos sessions vidéoludiques. Les conclusions de Fox semblent proches de celles de Miguel Sicart lorsque ce dernier, dans Play Matters, dit que nous transposons nos systèmes éthiques et moraux dans les façons que nous avons de jouer. Partant de ce propos, si nous jouons à tuer des cibles considérées ennemis dans un jeu, c’est parce que finalement nous reconnaissons une certaine forme ludique au meurtre dans notre société. Fox et Sicart reconnaissent donc les jeux vidéo comme des supports d’expression de nos systèmes de valeurs. Il ne s’agit alors pas de questionner les impacts que peuvent avoir les jeux vidéo mais plutôt de faire éclater au grand jour les vérités fondamentales du jeu vidéo. Pour Fox, ces dernières reposent sur la violence, l’oppression, la pensée capitaliste et les comportements coloniaux. Si les Humains, malgré cela, restent bons, c’est parce qu’en l’absence d’une attitude ludique fortement marquée, ils arrêtent de jouer lorsqu’ils comprennent le message du jeu ou lorsque celui-ci entre en contradiction avec leur système de valeurs. Les joueurs, par contre, maintienne leur attitude ludique et ce, peu importent les comportements atroces commis ou qu’ils s’apprêtent à commettre. C’est en ce sens, que je pense pouvoir affirmer que pour undertale¸ l’humain et bon, pas le joueur. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Le sens caché de The Last Of Us – CT05

Que ferons-nous le jour de la fin du monde ? En supposant déjà que nous survivions les premiers de ces derniers jours. Comment la vie s’organiserait dans les anciennes villes conquises par la végétation ?

S’il y a bien eu une catastrophe dans The last of us, celle-ci s’est terminée il y a bien longtemps après le début de notre périple. On découvre alors une société humaine qui tente, tant bien que mal, de se réorganiser. On se retrouve alors dans une dystopie dans laquelle les civils doivent jongler entre le peur de l’armée et la peur des bandes organisées. Ce n’est pas cela qui me frappé, ni même ces nouvelles créatures vraisemblablement apparues pour venger la planète de l’espèce humaine.

The last of us est tâché de ce motif de fiction récurrent autant dans les œuvres occidentales qu’orientales. Je parle ici du voyage en Occident ou du moins vers l’ouest, le Far West de l’Amérique. C’est cette recherche d’une terre d’asile, d’un Eldorado qui ancre le récit de Joël et Élie dans un imaginaire prophétique puisque il s’agit aussi de deux noms évocateurs de la mythologie biblique. Élie est le prophète qui annonce le retour du messie à la fin des temps et Joël est lui aussi porteur d’un parole religieuse. Puis vient le motif de la rédemption. Joël, ayant échoué à protéger sa fille lors du démarrage de l’épidémie se retrouve avec une nouvelle personne à protéger, métaphore du parent qui doit assurer le futur de sa progéniture. Enfin, le dernier motif est celui de l’héritage. Deux générations dont l’une qui doit promettre et permettre un monde meilleur à la suivante. L’échec d’une génération humaine à fournir un niveau de vie durable à la suivante.

On retrouve ainsi donc les éléments qui font les récits à succès. Une quête, intergénérationnelle, d’un être protégeant un autre et in fine le sort du monde. Plus encore que cette quête de rédemption, the last of us est un récit qui raconte la fin d’une ère. Malgré toutes ces créatures étranges, horrifiques et zombifères, il s’agit du récit de l’affaissement de notre civilisation sur elle-même. Et l façon dont les humains restants ont tenté vainement du survivre alors que tout repère disparaissait.

Durant notre voyage vers l’ouest, nous traversons des dizaines de maisons et de lieux. Tous racontent qui étaient leurs occupants et comment ils tentèrent vainement de fuir.

Tout au long du jeu, des éléments symbolisant la traversée vont marquer notre voyage et en être les objectifs. Dès le début du jeu, le pont est le symbole de cet objectif. Il faut traverser le fleuve, qu’il soit le Styx ou un autre. Sarah dans ses bras, le pont devient l’objectif du joueur. Mais il n’y arrive pas à ce moment. Plus tard dans le jeu, nous retrouvons ce pont, à nouveau objectif des protagonistes. Le jeu fait de nombreuses références à son propre récit. On l’aperçoit en fond puis, on le revoit dans un cabinet d’architecture, probablement celui qui l’a construit. Puis nous y arrivons enfin mais celui-ci est cassé, l’empêchant de remplir son office. À de nombreuses reprises, le joueur doit bâtir et traverse des cours d’eau : il oscille entre la vie et la mort. D’abord à la centrale où la coopération est nécessaire pour le traverser puis à l’hôpital. Moment clef de l’intrigue puisque Élie y perd connaissance. Elle passe alors de l’autre côté. Puis à la toute fin du jeu, en l’incarnant, nous traversons un ruisseau ridicule comme si le jeu nous narguait : « ce n’était pas si compliqué vois-tu ». Nous revenons alors dans le monde des vivants, auprès de la ville de Tommy, seul bastion autonome et pérenne que l’on croise. Le jeu joue beaucoup sur cette idée de cours d’eau à traverser. Impossible de ne pas y voir une métaphore des allers et retours que font Joël et Élie entre le monde des vivants et celui des morts.

Impossible aussi de ne pas voir que les cours d’eau que l’on veut traverser se font de plus en plus petits au fur et à mesure de notre avancée dans le jeu. On peut y voir l’évolution psychologique des personnages. En voyageant ensembles, les obstacles auparavant insurmontables redeviennent envisageables. Ce n’est qu’une lecture d’un détail, critiquable mais qui fait sens dans cette analyse.

Les morts, nous en croisons des centaines. Comme ces cadavres que l’on trouve dans les maisons, dans les salles de bains mais aussi parfois dans leur lit ou dans l’une des pièces de leur ancienne maison. Et ces monstres difformes, qui étaient-ils ? Probablement les habitants mêmes des lieux que nous traversons. Le jeu nous donne des indices sur qui ils étaient. Comme ce cadavre que l’on découvre à la fin de l’automne devant un égout que l’on s’apprête à traverser. En regardant ce corps misérable, on s’interroge sur la personne qui mourut de cette manière,  isolée. Puis l’on se souvient que plus tôt, nous avions visité une épave dans laquelle une note nous indiquait que son propriétaire s’était décidé à revenir sur terre. Voilà un mystère résolu, le pauvre marin a du se faire attaquer par des bandits ou des claqueurs et son histoire s’est arrêtée de manière brutale, immédiate.

The last of us peut d’ailleurs se résumer à cela : nous explorons des lieux qui ont auparavant été vivants. En voyageant, nous découvrons leurs histoires et celles de leurs occupants. Difficile de ne pas s’imaginer quelles ont pu être les personnes y ayant vécu ? En s’arrêtant pour observer les environnements, on découvre l’histoire de ces familles décomposées. On remarque que ce couple venait ou allait avoir un nouveau-né. On comprend que cette chambre appartenait à un adolescent. On en vient à ressentir de l’empathie pour ces personnes qui ont disparu. On remarque que cela bureau appartenait à quelqu’un affirmant un côté lubrique. On remarque sur cet autre bureau qu’il appartenait à une personne aimant sa conjointe. On remarque qu’Elie récupère un jouet afin de l’offrir à un enfant qu’elle rencontre. On finit par comprendre que de nombreux monstres que nous tuons sur le chemin étaient probablement les occupants originels de ces lieux, de ces maisons que nous traversons.

En ce sens, la traversée des égouts habités devient l’une des séquences les plus poignants que le jeu nous offre. En arrivant, on découvre une poupée. On se demande immédiatement comment elle a pu atterrir ici. Le jeu nous prépare à la découverte d’un campement. Arrivé devant une porte colorée et bariolée, on s’imagine qu’il s’agissait d’un campement d’enfants. Les règles du groupe nous confortent à ce moment dans cette lecture : mal écrire et sur des détails qui peuvent paraître insouciant. Très vite, les environnements et les quelques bribes d’informations que nous trouvions ici et là nous font comprendre que des adultes étaient présents et que ce campement reproduisait une organisation sociale avant l’épidémie. Il devient alors possible de récolter les morceaux de l’histoire de ces lieux uniquement par l’observation. Le travail devait probablement être organisé de manière collective entre l’alimentation, l’entretien des vêtements, la récupération de l’eau et l’éducation des enfants.

C’est dans ce mieux que sont clairement évoqué des enfants ayant survécu à l’épidémie. De plus, vu les lieux, ils avaient probablement la tâche d’assurer la cohésion sociale : c’était le lien qui maintenait les adultes et leur donner un objectif commun.

On découvre plus tard que cette tentative a été un échec puisqu’en entrant dans une salle, proche de la sortie, on découvre les cadavres des enfants à côté de l’adulte leur ayant donné la mort avant de lui-même se suicider. Encore une fois, cela conforte la lecture de ce jeu comme une lettre d’excuse d’une génération humaine n’ayant pas réussi à protéger la suivante.

La fin de cette séquence est tout aussi marquante et mode de sens. Nous rentrons dans ces lieux par une grille qui ne peut être ouverte par quelqu’un d’autre qu’un humain. On s’aperçoit que la sortie à elle aussi être condamnée par d’autres survivants. Cela nous suggère que les monstres que nous tuons sont en réalité les anciens habitants de ces lieux. Rien ne se perd, tout ce transforme. C’est l’une des observations les plus importantes à prendre en compte. Tous les claqueurs et les coureurs que nous abattons ont été des êtres humains et pour la plupart, les habitants, les propriétaires ou les locataires de ces maisons que nous traversons.

L’imagerie est d’autant plus forte que nous incarnons des personnes porteuses de noms bibliques. Sans aller dans la surinterprétation, il y a un certain goût d’expiation des péchés que l’homme a commis. Comme s’il était temps, non pas de perpétuer ou de guérir un monde en ruine mais plutôt, tel que Noé, bâtir une arche afin de protéger quelques individus choisis comme Élie dont la miraculeuse guérison n’est jamais expliquée : intervention du divin dans un monde brutal et sanglant.

Cette lecture est constatée par le choix que fait Joël à la toute fin du jeu. En mentant à Élie, il faut le choix d’abandonner l’ancien monde. On peut d’ailleurs y voir une référence à la bande dessinée « the watchmen » qui se conclut aussi par un mensonge sur lequel sera bâtie la nouvelle organisation humaine. Bref, l’humain a échoué, il ne sert à rien de vouloir rafistoler les morceaux restants. En ce sens, pour une rare fois dans le jeu vidéo, on voit une proposition progressiste si rompt avec le conservatisme ambiant. En mentant Joël fait le choix de rompre avec l’ancienne civilisation qui est dans le jeu incarné par l’autocratie au début du jeu et par les lucioles dont la logique manichéenne créé des doubles standards : pour eux, c’est par le meurtre que l’on sauvera l’humanité.

L’histoire de the last of us dépasse donc un manichéisme orthodoxe pour offrir une vision plus pessimiste mais aussi plus nuancée de la nature humaine. Il faut avancer, peu importe les pertes, une espèce de grands Bond en avant, obligatoire et destructeur. Chaque saison se conclut par la mort ou la disparition d’un personnage clef de l’intrigue. Le monde des vivants se referme petite à petit sur le duo central qui ne survit qu’à travers une relation symbiotique : la vie de l’un n’a pas de sens si l’autre meurt. Une génération humaine n’a de sens que si la suivante survit. On comprend alors pourquoi Joël fait le choix de sauver Elie tout en lui mentant. Jusqu’au bout, il la protégera.

The Last Of Us raconte donc cette histoire. Une génération qui acceptera de vivre moins bien que ce qu’elle a connue pour sauver et protéger la suivante. Sans concession, Joël réalise cela avec son périple. Etre parent n’a pas de sens si nos enfants vivront plus mal. Il y a beaucoup de chose à critiquer dans The Last Of Us, mais son message, le sens caché que je lui trouve, en font une fable de notre époque, de la façon dont les dernières générations humaines ont tiré un trait sur les suivantes et leur recherche de rédemption quand il sera trop tard, dans 100 ans, quand nous serons tous morts. ■

Esteban Grine, 2017.

 

La recherche du sens – Lettre ouverte à ceux qui pensent le jeu vidéo

La recherche du sens – Lettre ouverte à ceux qui pensent le jeu vidéo

Bonjour inconnu.e, ou plutôt bonsoir, à l’heure à laquelle j’écris.

Je vois régulièrement apparaitre des amis, chercheurs ou non, se poser la question du sens de leur travail. Je prends donc quelques minutes afin d’écrire une pensée qui pourra, je l’espère, servir.

Cela fait maintenant presqu’une année que je développe une pensée décroissante sur le jeu vidéo. Bien que je n’ai jamais réalisé de vidéo à ce sujet, j’ai écrit quelques billets ici et là et dont je suis encore fier, dans le sens où ils ne trahissent pas encore ma pensée actuelle, fluctuante. Dès lors, les personnes qui me lisent savent que je suis ancré politiquement. Ainsi, bien que je manifeste régulièrement mon amour pour les jeux vidéo, je ne manque jamais de faire remarquer les représentations nocives qu’ils diffusent, auxquelles je participe de manière plus ou moins éveillée. Je m’efforce aussi de prendre en compte les jeux auxquels je joue tout en estimant de loin l’impact que mon activité vidéoludique a sur l’environnement. Je choisi donc mes jeux aussi en prenant en compte leur empreinte écologique (humblement estimée par mes moyens).

En parallèle de toute cette activité, je fais aussi des recherches en tant que doctorant sur le jeu vidéo. Dans mon université, je travaille aussi en tant que chargé de mission et je développe en ce moment un projet de mobilisation de jeux vidéo dans des contextes pédagogiques. Autrement dit, je mange, je bois et je dors « jeu vidéo ». Ma vie se résume en ce moment beaucoup à cette composante.

Dès lors, la question du sens de mes activités, je me la pose, tous les jours, à toutes les heures. Ne suis-je pas en train de développer des pédagogies pour des riches exclusivement ? Du moins uniquement des étudiants occidentaux ? Suis-je en train d’étudier un objet qui disparaitra dans les prochaines années ? Mon sujet de recherche est-il intéressant ? Suis-je suffisamment scientifique ? Mes vidéos ont-elles un impact ? Toutes ces questions, je me les pose tous les temps. Ce n’est pas de temps en temps que je ressens un coup de déprime. C’est permanent. Définitivement permanent. Mes amis me font régulièrement remarquer que je pourrais étudier autre chose que le jeu vidéo comme la disparition des abeilles. Ils me signalent aussi que mes compétences et mes connaissances en tant que sociologue économiste ingénieur d’étude me permettraient de travailler pour des instituts important comme l’INSEE, des instituts qui socialement ont du sens et une utilité. Je pourrais par exemple consacrer mon blog à la recherche appliquée à quelque chose d’utile.

Tout cela, je pourrais le faire, peut-être, je n’en suis pas sûr. La question du sens revient, toujours. Aujourd’hui, je n’ai trouvé qu’une seule défense. Je ne me la pose plus et je ne la pose plus. Le sens est une question qui n’en possède pas. Ou du moins, ce n’est pas à moi de dire si ce que je fais à du sens. Ce sont les autres qui me suivent qui ont cette tâche. Et je leur fais éperdument confiance. Si une personne a lu ce texte jusqu’ici, le fait que je l’ai écrit fait sens. Je n’ai pas non plus à questionner si la personne me dit la vérité ou quelle était son intention. Peu importe. Mon travail n’a de sens que lorsqu’il suscite un comportement chez autrui. C’est la seule façon que j’ai de vérifier si ce que je fais ou si ma vie en tant que chercheur et vidéaste sur le jeu vidéo a du sens. Je ne me pose plus question car je fais confiance aux autres. Totalement.

Oui je pourrais faire autre chose de ma vie. Les jeux vidéo vont bientôt disparaitre, comme les ordinateurs et tous le reste. Il y a un certain fatalisme dans mon nihilisme. En tout cas, j’oscille entre les deux. Pour me défaire des problèmes que mes allers et retours entre ces deux notions causent, je fais quelques hypothèses. Premièrement, d’autres personnes travaillent sur les sujets qui sont plus importants ou plus utiles que le jeu vidéo et ils font déjà un travail remarquable. Je leur fais confiance et leur intérêt pour leurs objets de recherche me dédouane d’une certaine obligation à laquelle je devrais me plier. Secondement, dire que dans 50 ans, il n’y aura plus de jeux vidéo ne signifie pas que nous n’avons pas aujourd’hui, plus que jamais, besoin de réflexions et de recherches sur le jeux vidéo. La recherche et la pensée est fatalement désuète. Aucune n’est mémorable. Nos pensées sont aussi périssables que les objets. Il ne sert donc plus de se poser la question de la pérennité. Celle-ci ne se résoudra pas.

Voilà, je pense avoir dit ce que j’avais à dire sur la quête du sens que certains de mes proches se posent. Je l’ai résolue en cessant de me la poser puisqu’elle n’est pas nécessaire à mon action. On pourrait dire que j’agis sans préméditation, ce qui est partiellement faux bien sûr. Le sens de mes actions n’émerge alors qu’à posteriori et par autrui. En ce sens, je pense m’être ôté d’un dilemme en ayant choisi la meilleure solution. Je pense que ma perception des choses en est une parmi d’autres. J’ai aussi appris à me décentrer et à accepter finalement que je ne suis pas une personne mémorable. En faisant ce premier pas, en acceptant le fait que nous ne sommes rien malgré tout ce que l’on peut faire pour lutter contre cela, tout devient plus beau et plus simple pour libérer l’action. ■

Esteban Grine, 2017.

Il faut abattre la spécificité du jeu vidéo.

Bien que je sois en vacances, j’ai quand même pu me connecter et suivre quelques discussions qui se donnaient sur les jeux vidéo dont une qui fit quelques références à la fameuse spécificité du médium. Je prends d’écrire ma pensée aujourd’hui pour que celle-ci me soit utile dans le futur ou pour quelqu’un d’autre.

La spécificité du médium « jeu vidéo » est une question épineuse qui ne se résout pas en un court texte. Elle mérite un travail bien plus fourni que cela et des recherches bien plus poussées que ce que les pistes de réflexions que j’ai et que je vais évoquer maintenant.

Lorsque l’on souhaite proposer une réflexion sur les spécificités d’un médium, il s’agit surtout de proposer des caractéristiques qui le différencient d’un autre objet. De fait, on s’attache régulièrement à faire des tentatives de distinctions entre le jeu vidéo et les autres médias comme le cinéma, mais aussi la littérature (on pourrait aussi évoquer les arts picturaux et plastiques bien entendu). Aujourd’hui, on sait par exemple qu’il est plutôt difficile de distinguer les jeux vidéo de la littérature puisque selon certains penseurs reconnus, les jeux vidéo seraient un sous-ensemble des textes (des cybertextes selon Aarseth). Cependant, il ne s’agit là que d’une partie du problème qui concerne le jeu vidéo. En effet, celui-ci s’inscrit dans plusieurs phénomènes et objets d’étude dont les jeux et l’acte de jouer, les sports, les phénomènes communicationnels et enfin les médias. Ainsi, chercher afin de définir la spécificité du jeu vidéo, il devient donc impossible d’uniquement vouloir le différencier des autres médias. Il faut aussi s’attacher à les différencier par rapport à d’autres phénomènes. C’est par exemple ce qu’avait commencer à faire Karulahti lorsqu’il proposait de différencier les jeux vidéo des jeux en général par leur système de sanction des joueurs : celui-ci est automatique, algorithmique et s’inscrit dans le jeu lui-même (le code informatique pour être plus précis) contrairement aux autres formes de jeux nécessitant soit un acteur externe au jeu (un arbitre) soit un système de sanction par les joueurs eux-mêmes. L’exercice reste ouvert et à faire pour ce qui concerne la distinction entre le jeu vidéo et le sport.

On s’aperçoit donc que la question de la spécificité du médium est donc bien plus complexe que seulement vouloir distinguer le JV du cinéma, par exemple. Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. Prenons par exemple les liens entretenus entre le jeu vidéo et l’art. Pour de nombreuses personnes, les jeux vidéo sont une forme artistique (ce que je n’attaque pas ici bien entendu). Une minorité va même jusqu’à parler avec abus du « 10ème art », en oubliant que plusieurs formes artistiques se battent pour ce titre (dont la bande dessinée). En pensant le jeu vidéo comme un média, cela fait sens de l’inscrire en tant que forme artistique. Le problème vient du fait que sa nature de jeu vient discuter les relations qu’il entretient avec l’art. En effet, des penseurs comme Kendall Walton, peu évoqué en France, mais plutôt important chez les anglophones, voient les arts comme des formes ludiques (des outils pour nourrir l’imagination pour être précis). De facto, avec ces lectures contradictoires, le jeu vidéo serait « ensemble » et « sous-ensemble » en même temps et en fonction du point de vue choisi par la personne réfléchissant à ce sujet. Voici une difficulté qui s’ajoute par rapport à celles déjà évoquées.

Enfin, il convient maintenant de clairement attaquer la façon dont certains proposent de différencier les jeux vidéo des autres phénomènes. L’exemple et la caractéristique la plus fréquemment évoquée comme élément distinctif est l’interactivité. Je vais donc me reposer sur celle-ci pour faire valoir mon argumentaire. Certains penseurs font fréquemment référence à l’interactivité proposée par les jeux vidéo pour les différencier des autres médias (ce qui pose déjà problème par rapport à ce que j’ai évoqué). Cependant, à mon sens, les seules façons dont nous sommes capables de proposer des éléments distinctifs reposent sur des seuils (et leurs fixations), comme c’est le cas pour l’interactivité. En somme, à partir d’un certain seuil, on considère qu’un objet est un jeu vidéo et en dessous, il ne le serait pas. Dès lors, n’ayant pas de possibilité de fixer ces seuils objectivement, les façons de définir la ou les spécificités des JV ne peuvent être pertinente que dans un cercle très restreint de pensée (entre pairs donc). Selon moi, cet argument fonctionne aussi pour tous les seuils que certains essaient d’imposer pour définir les spécificités du JV. Ainsi, plutôt que les valeurs choisies par untel ou un autre (gameplay, interactivité, narration, etc), j’attaque la construction même de ces réflexions qui me semblent immédiatement erronées pour s’attaquer au problème de la spécificité du médium vidéoludique. Si une recherche de la spécificité doit se faire (pourquoi ?), elle ne peut en aucun cas passer par la mise en place de seuils, de niveaux, d’échelles graduées ou de barèmes. Surtout que tel que je le vois depuis ShangHai où je suis actuellement, ces seuils sont aussi affaires de contextes socio-culturels, rien de plus difficile lorsque l’on souhaite apporter scientifiquement une réponse.

Ainsi, après avoir dit tout cela, il semble que la spécificité du jeu vidéo soit une recherche vaine. Or au contraire, il me semble qu’après avoir exclu tout cela, il reste encore de nombreuses choses et caractéristiques à débroussailler. Je travaille actuellement à ce sujet dans un coin de ma tête mais ce n’est pas ici que je souhaite le partager. Finalement, ce que j’attaque et critique, c’est un peu cette façon de concevoir mathématiquement la spécificité du JV : « au-dessus de 10, un objet a la moyenne et devient un JV ». Avec cette dernière phrase, il me semble avoir déjà dévoilé une partie de ma stratégie et de mes pistes de recherches sur la spécificité du jeu vidéo, au lecteur de voir où je veux en venir. ■

Esteban Grine, 2017.

 


 

Note : je garde ce texte pour plus tard, j’aimerais bien l’enregistrer pour une vidéo !

Entre médiation des savoirs et militantismes vidéoludiques

Ce questionnaire reposant principalement sur des questions ouvertes a pour objectif de mieux connaitre les vidéastes créant des contenus sur le jeu vidéo en tant qu’objet culturel.

Il intervient dans le cadre d’une recherche qui sera présentée lors du colloque « Youtuber, Youtubeuses ». L’objectif est de focaliser notre regard non pas sur la réception mais sur la création de vidéos diffusant des informations

Nous proposons donc de définir plus précisément ces nouveaux acteurs dans la diffusion d’informations, de connaissances, de techniques mais aussi des systèmes de représentations et idéologiques liés à l’artefact culturel « jeu vidéo » tout en interrogeant leurs pratiques et leurs méthodes : quelle sont la place accordées aux connaissances scientifiques et leurs postures épistémologiques ? De quelle manière mettent-ils en scène leur soi-joueur ? Etc.

Concernant la protection des données

Il y a une petite section à la toute fin du questionnaire pour toutes les demandes liées à la protection des données. Dans tous les cas, je ne diffuse pas les réponses n’importe comment et je souhaite être respectueux de votre vie privée. Vous pouvez demander à être anonymisé·e ou autres. Dans tous les cas, il y a une section à la fin du questionnaire pour toutes les demandes particulières que vous souhaiteriez faire. Dans tous les cas, je ne diffuse pas vos informations concernant les rubriques 4 et 5 et je les anonymiserai dans ma communication.

Chute & renaissance dans The Last Of Us

The Last of Us est un jeu qui propose à son joueur une quête de rédemption d’une génération humaine auprès de la suivante. Une forme de lettre d’excuse pleine de fautes.

Comme si l’on prenait conscience que notre système ne permettait pas aux générations futures de vivre. Une fois la catastrophe survenue, l’enjeu est de savoir comment redonner espoir et décence à nos enfants.

Pour illustrer cela, le jeu nous propose d’incarner Joël, parent qui lors des premières émeutes perd sa fille. Le jeu construit alors une relation entre ce père et une enfant, Elie, qui progressivement deviendra fille adoptive.

Il y a donc d’abord un échec puis une réussite. La première descendance meurt, la seconde survivra. Cela est nécessaire afin d’expier nos péchés, pour employer le champ lexical du théisme dont les prénoms Joël et Eli sont issus.

Le game design doit donc nous faire ressentir la chute de la civilisation humaine puis son renouveau et ce, à travers une focale faite sur la relation entre Joël et Elie. Pour illustrer cela, le jeu nous fait vivre en tant que joueur toute une série d’événement mais nous n’allons retenir ici que l’introduction et la conclusion du jeu car ce sont les plus intéressants en termes de construction narrative puisqu’elles sont bâties en miroir.

Au début du jeu, vous incarnez Sarah, fille de Joël et symbole de la génération sacrifiée. Il fait nuit et nous évoluons dans un espace clos.

Joël dit la vérité à Sarah et donc au joueur : il faut fuir. Puis séquence en voiture avec la radio qui permet de situer les événements.

Ensuite, Sarah étant blessée, Joël doit la porter pour s’échapper des humains contaminés.

Sarah meurt. Elle est l’allégorie de l’humanité et de l’espoir que Joël, incarnation de la civilisation, n’a pas su protéger.

Cette introduction illustre la déchéance de l’humanité. La conclusion du jeu est l’exact opposée.

Elie, fille adoptive, est retrouvée endormie.

Puis vient une séquence durant laquelle Joël doit la porter pour fuir les humains cette fois.

On retrouve ensuite Joël et Elie en voiture, cette fois avec un flashback qui nous explique ce qu’il s’est passé pendant la courte ellipse vécue.

Enfin, le joueur incarne de nouveau l’enfant devenant adulte, nouvelle génération dans ce monde qui a vécu très longtemps sans enfant. Il fait jour, et nous évoluons dans la nature. Elie n’est plus l’allégorie de l’humanité.

Joël ment à Elie sur les événements qui se sont déroulés pendant sa perte de conscience et donc au joueur : S’il y a une nouvelle civilisation après l’épidémie, celle-ci sera bâtie sur des mensonges, nécessaires ou peut-être pas.

The last of us est un voyage en occident, une recherche d’un monde meilleur mais celui-ci ne sera pas le monde qui a été connu. Le message est clair et expéditif. Il n’y a pas de retour possible. Il faudra vivre avec hontes et regrets mais l’on vivra.

La construction en miroir de l’introduction et de la conclusion du jeu nous fait passer par la déchéance pour le renouveau mais celui-ci n’est pas un retour à l’origine, juste un nouvel équilibre. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Entre ASMR et Capitalisme, le cas des idle games

Les idles-games sont des jeux vidéo principalement sur smartphone et se sont développés depuis l’avènement de ces derniers. Le premier auquel nous pouvons penser est cookie clicker mais aujourd’hui, le genre s’est développé afin de proposer des expériences vidéoludiques plus variées, au moins concernant les aspects graphiques. Je prends donc le temps d’écrire et d’énoncer les quelques idées que j’ai développées ici et là sur ce genre et plus précisément, à partir de mon expérience sur Tap Tap Fish, un jeu sur smartphone particulièrement beau je trouve.

La mécanique centrale d’un idle-game est de cliquer ou de tapoter son écran. Il s’agit bien plus de ce second geste pour l’expérience que je relate. Ainsi, depuis que j’ai commencé à jouer à Tap Tap Fish, j’ai donc tapoté mon écran de smartphone presque 50 000 fois sur une durée effective de jeu qui doit être aux alentours de sept ou huit heures. Cependant, ce serait une erreur de supposer que ces jeux ne se résument qu’à cela. En effet, il semble que les mécaniques intègrent de plus en plus, et de manière assez fine, la prise en compte du temps puisqu’ils demandent aux joueurs d’alterner des phases de jeux à des phases de non-jeu (ou d’attente). De plus, ils demandent une certaine finesse de gestion, tout à fait discutable éthiquement. Je vais donc prendre le temps de résumer ici ma pensée.

Réencastrer les idle-games dans le genre du jeu de rôle

Outre le tapotement, il me semble nécessaire de regarder ce qu’il se passe effectivement ingame afin de comprendre pourquoi nous jouons à ces jeux. Les idle-games permettent aux joueurs d’améliorer une situation initiale par l’augmentation de statistiques. Ainsi, plutôt que le tapotement, je définirai ces jeux comme des objets dont la mécanique centrale est l’accumulation. Le terme que j’emploie n’est pas neutre et s’inscrit directement dans une lecture économique, au sens de la pensée économique, du game design. Dès lors, finalement, les idle games et particulièrement Tap Tap Fish sont particulièrement proches des jeux de rôle dont les mécaniques centrales concernent elles-aussi l’amélioration des statistiques d’un avatar. Ce qui, entre nous, n’est qu’une reformulation du processus d’accumulation (d’argents, de points d’expérience, etc.).

Dès lors, je suis clairement en train d’aligner les idle­-games, ce à quoi l’on pourrait m’attaquer. Or, je vois déjà des jeux de rôle considérés comme tels mobiliser la mécanique du tapotement. La frontière est de fait bien plus poreuse que l’on pourrait croire au début. De même, ce tapotement cache finalement un phénomène capitalistique, ce qui reste globalement dans la lignée des mécaniques employées par les jeux de rôle. C’est pourquoi j’aurai tendance à considérer les idles-games que je vois passer comme une forme particulière du jeu de rôle. Il ne reste alors plus qu’à définir ses contours. A partir de mes observations concernant Tap Tap Fish, il me semble que ces jeux représentent la forme la plus dépouillée des RPG, celle dans laquelle il n’y a absolument aucun habillage, aucune fioriture. Dans un jeu de rôle standard, le processus d’accumulation prend des chemins détournés : le joueur doit se battre ou réaliser des quêtes afin d’accumuler. Les idle-games se débarrassent de ces contraintes pour faire un lien direct entre les actions du joueur et la finalité d’accumulation qui finira par devenir chrématistique.

Ainsi, je définis les idle-games (ou dans leur version française, plus directe je trouve : les jeux incrémentaux) de la façon suivante : il s’agit d’une forme particulière du jeu de rôle dans lequel l’action du joueur a un impact direct et immédiat sur l’accumulation de valeurs. Je ne rapproche donc pas Tap Tap Fish comme un jeu proche du genre RPG mais je postule qu’il s’agit avant tout d’un RPG. De facto, je considère les jeux incrémentaux non pas comme un genre particulier mais comme un sous-genre du jeu de rôle.

Un dernier élément qui semble important à propos du game design de ces jeux concerne l’emphase portée sur la gestion du temps entre moments de jeu et moments de non-jeu. En effet, comme je le soutiens, les idle-games sont des RPG dénués de tout ce qui entrave le lien entre le joueur et l’accumulation de valeurs. Dès lors, les moments durant lesquels le joueur « n’accumule » pas se résument à patienter. Patienter par exemple que l’on soit à nouveau autoriser à accumuler. C’est le cas dans de nombreux jeux qui proposent des systèmes de cooldown. Par exemple, après utilisation d’un pouvoir dans Tap Tap Fish, celui-ci devient inaccessible au joueur pendant une période de temps plus ou moins défini. S’en suit alors un ensemble de choix à réaliser afin de maximiser les gains. Si au début, les choix du joueur ne sont pas les plus efficaces, en jouant, ce dernier va ébaucher les meilleures stratégies lui assurant la plus grande efficience de son comportement. Une fois le tapotement compris et intériorisé, c’est donc sur la gestion du temps que ses efforts vont se concentrer et c’est sur ce point que les idle-games comme Tap Tap Fish interrogent la moralité du comportement vidéoludique du joueur.

Ethique des Idle Games

Comme je le disais plus tôt, les jeux incrémentaux sont des RPG qui ne se tracassent pas pour embellir ce qui concentre l’essence de leur gameplay. Dès lors, ils sont particulièrement intéressants pour le chercheur que je suis puisqu’ils me permettent de constater certaines hypothèses que je soutiens. La première est que les joueurs jouent principalement, en occident, avec des reproductions ludiques du système capitaliste et colonialiste. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que c’est une bonne ou une mauvaise chose mais bien de définir ce que nous faisons. Il me semble donc qu’en tant que joueur, nous adoptons une attitude très proche de celle de l’agent économique cherchant à maximiser sa satisfaction par n’importe quel moyen. La deuxième hypothèse est que les réflexions que se font les joueurs peuvent aussi être envisagées comme des calculs couts-avantages. C’est à ce niveau qu’il nous est alors permis d’interroger les incohérences morales que l’on peut constater entre le système moral et les comportements adoptés par le joueur. L’une des incohérences que j’ai constatée dans ma façon de jouer à Tap Tap Fish est que si de manière général, je réprouve la présence de publicités dans les jeux gratuits, j’ai visionné un grand nombre de messages publicitaires volontairement en jouant. La raison est simple : visionner des publicités me donne accès à des avantages et des bonus ingame. De facto, j’étais incité à adopter un comportement que je considère normalement immoral parce que le jeu me valorisait si je me pliais à ses demandes. J’ai donc, à un moment de mon activité, décidé qu’il était plus intéressant de visionner ces publicités dans le but d’obtenir les contreparties proposées et plus rapidement. Pour résumer ce qu’il s’est passé, j’ai donc tordu mon système moral afin d’intégrer un comportement auparavant immoral dans les comportements que je considère dorénavant acceptables. Éthiquement, il me semble que cette observation est lourde de sens? En effet, j’ai écarté mon système moral sous couvert que « ceci est un jeu » ou du moins, j’ai modifié mon système moral de sorte à ce qu’il englobe les comportements immoraux que j’avais précédemment. En rendant mon système plus flexible, j’ai pu à nouveau rendre cohérent mes représentations avec mon comportement.

Il me semble que je tiens là un phénomène qui serait particulièrement intéressant à observer dans le futur et dans le cadre de mes recherches. C’est probablement un phénomène qui a déjà été observé par d’autres chercheurs je pense – comme Sicart mais aussi Genvo au niveau francophone. Je formule donc ici que les apprentissages faits dans le cadre d’un jeu vidéo va potentiellement créer des incohérences entre les nouveaux comportements des joueurs et leurs systèmes de représentations et moraux. Dès lors, ce dernier suivra un processus, qu’il faudra définir, afin d’intégrer ces nouveaux comportements afin de leur donner un statut « moraux » comparativement à leur précédent statut « d’immoraux ».

Pour le résumer simplement, je postule qu’il n’y a pas besoin de modifier son système moral pour adopter un nouveau comportement puisque de toute façon, la morale se définit après l’apparition du comportement. Je suis preneur si le lecteur a des références à me partager sur ce sujet.

Redéfinir les comportements liés aux idle-games.

L’une des choses passionnantes qu’il m’a été possible d’observer en jouant à Tap Tap Fish est la lecture économique que nous pouvons en faire. Cela vient donc nourrir, à côté de mes recherches inscrites en sciences de l’information et de la communication, mon objectif de mobiliser la pensée économique dans l’étude du game design et son réencastrement dans les game studies. Ces  lectures « économiques » que je propose sont en somme des petits plaisirs coupables mais je suppose qu’elles peuvent apporter quelques éléments de réflexions.

Très vite, en jouant, on comprend que le tapotement ne se fait avec rigueur qu’au début du jeu puisque nous allons pouvoir dépenser les points obtenus dans deux types de statistiques-resources : soit celles qui améliorent notre pseudo-avatar (une pierre créatrice de vie aquatique, cf l’image d’en-tête), soit celles qui améliorent les différents éléments de décoration de notre espace aquatique. En termes de gameplay, la distinction est majeure puisque les premières caractéristiques se réfèrent à l’obtention de points en tapotant et les secondes se réfèrent aux points obtenus automatiquement. Les dernières sont uniquement esthétiques. Enfin, le joueur a la possibilité de créer des poissons qui ont pour effet de décupler le rendement des différents éléments présentés du jeu. Le joueur doit donc choisir entre les éléments qui vont lui permettre d’obtenir plus de points et ce, afin de pouvoir dépenser ses nouveaux points dans d’autres éléments.

J’ai essayé de décrire sans trop utiliser un vocabulaire économique mais peut-être que le lecteur remarquera que je viens de faire la description d’un cycle normal d’investissements et de retours sur investissements. Autrement formulé, je viens de décrire un processus de production normal d’une entreprise d’inspiration capitaliste dans laquelle le joueur incarne finalement un actionnaire. L’objectif de Tap Tap Fish est donc, dans ce cadre, de faire un arbitrage entre soit investir dans un capital assurant un rendement automatique (une rente, un dividende) ou dans le travail (la création de valeur issue du tapotement). On peut y voir une forme de choix dans l’exploitation que nous souhaitons développer : on a le choix entre travailler nous-mêmes ou faire faire.

De même, les pouvoir utilisables par les joueurs peuvent aussi être envisagés comme des méthodes d’organisation du travail. Par exemple, le pouvoir « éruption volcanique » crée pendant une courte période de temps un rush de production. On est proche d’un système AGILE voire stakhanoviste. Enfin, les derniers choix restant aux joueurs concernent l’habillage ou l’esthétique de l’aquarium du joueur. On peut finalement traduire cela comme une façon qu’ont les actionnaires de se rémunérer en dividende en retirant une partie de la valeur produite du circuit de production (puisqu’ils ne le réinjectent pas dans les moyens de production). On pourrait même y voir une nuance chrématistique à cette façon de jouer dans le sens où le joueur finit par accumuler uniquement pour le plaisir d’accumuler.

La dernière chose qui m’a beaucoup fait rire concerne le phénomène d’hyperinflation présent dans le jeu. En effet, à chaque dépense que le joueur fait, le prix des améliorations suivantes augmente substantivement. Ce prix augmente car les moyens de production du joueur deviennent perpétuellement plus efficaces : il se produit dans le jeu une reproduction d’une courbe de progrès technologique. Ainsi, comme le joueur produit « plus » d’unités de valeur, la valeur individuelle de chaque unité diminue. Il s’opère donc un rééquilibrage des prix. Encore heureux que le joueur est capable de produire plus car sinon, il ne pourrait plus acheter de « biens ». Ainsi, le discours implicite transmis dans le jeu est aussi celui d’un discours en faveur de l’idée d’une croissance perpétuelle, chose qui dans la vie semble relativement discutable.

Conclusion

Il semble, pour ma part, que j’ai atteint les limites de Tap Tap Fish. Il est vrai que je me suis clairement amusé dessus mais ne faut-il pas finalement y voir un problème lorsque l’on s’aperçoit que les mécaniques vidéoludiques du jeu peuvent être formulées de la sorte ?

Encore une fois, cela me convainc encore plus de mobiliser l’économie et son langage pour traduire les expériences vidéoludiques de manière pragmatique. Il ne me semble pas avoir inclus ici un jugement de valeur sur ce que nous faisons mais au contraire, j’ai bien l’impression de toucher du doigt ce qui fait l’essence même de nos expériences liées aux jeux de rôle et in fine des idle-games et celle-ci n’est finalement que la reproduction de notre système social et économique sous couleur de jouer. ■

Esteban Grine, 2017.

Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Comment les jeux nous touchent mais pas le livre qui en parle – Lettre ouverte

Lorsque je finis de lire le livre de Katherine Isbister intitulé How games move us : Emotion by design (2016), je ne savais pas trop quoi en penser. Et c’est là que je compris le problème que j’avais avec ce livre. Il y a deux types de contenus : ceux qui vous touchent et ceux qui vous indiffèrent. Les premiers sont intéressants même lorsque l’on est en désaccord. C’est par exemple la relation que j’entretiens avec la théorie du flow de Csikszentmihalyi. Bien que cela soit une théorie que je critique beaucoup, le fait même que j’ai envie de la critiquer la rend intéressante. Il est plus difficile de comprendre l’intérêt du second type de contenus. L’indifférence est peut-être la façon ultime de ne pas attribuer d’intérêt à un objet. Derrière cette tautologie se cache pourtant de véritables questionnements pour le lecteur dont : pourquoi cela nous indiffère ? C’est donc à cette question que je vais tenter de proposer une courte réponse, car, avouons-le, l’indifférence nous rend fainéants.

Il convient de dire malgré tout que je ne rejette absolument pas le travail mené par Isbister. Il semble être sérieux et sincère. De plus, je pense être d’accord avec pas mal de propos tenus dans son très court livre (130 pages à tout casser). Dans ce dernier, l’autrice propose un rapide panorama des méthodes et astuces que les game designers peuvent mobiliser pour susciter des émotions chez les joueurs et les joueuses. Jusque là, aucun soucis. De plus, Isbister prend en compte la dimension sociale des jeux et de facto intègre dans son raisonnement les façons qu’ont les joueurs de mettre en place certaines attitudes afin de ressentir des émotions. Bon, il s’agit bien entendu d’un travail théorique qui n’interroge pas forcément l’agentivité des joueurs : sont-ils conscients ou inconscients dans la mise en place de ces mécanismes ? Au final, nous n’avons pas la réponse dans ce livre, mais ce n’est finalement pas grave puisque, comme son titre l’indique How games move us, il ne s’agit pas vraiment des joueurs comme étant des sujets (à la limite des réceptacles semi-actifs et conscients) dont il est question.

Du coup, nous nous retrouvons avec une approche relativement procéduraliste (au sens de Juul et Bogost) qui place le jeu comme seule structure véritablement intéressante à analyser. Mais pourquoi pas !? Cette prémisse est tout à fait intéressante et pertinente bien qu’un peu dépassée, surtout depuis les travaux des français mais aussi ceux de Miguel Sicart, Doris Rusch et j’en passe. Ainsi, le livre fait preuve d’un certain retard.

Le coeur de la proposition théorique d’Isbister se réfère au flow, pas celui de Csikszentmihalyi, mais celui de Jenova Chen. Pour Isbister, le modèle théorique proposé par Chen permet de comprendre, ou plutôt a minima, de proposer un outil de représentation de la causalité game design => émotions. Cette courte partie théorique, l’entièreté du premier chapitre, résume globalement la pensée de Chen avec quelques ajouts et quelques exemples. S’en suit alors 3 chapitres déclinant cette proposition mais la construction et le cheminement logique est critiquable sur plusieurs points. Premièrement, l’argumentation d’Isbister ne repose que sur un petit corpus exemplatoire composés d’anecdotes prises ici et là dans ses observations mais aussi chez d’autres auteurs-ices. De facto, la proposition théorique ne repose alors que sur des hypothèses et en aucun cas, elle ne peut être considérée pour autre chose. Alors, certes, je ne remets absolument pas en cause ses conclusions puisqu’elles sont finalement le produit d’autres réflexions mais du coup, il me semble que cela n’apporte pas grand chose autre qu’un discours sympathique (et un peu évangélique) sur les jeux et les jeux vidéo.

Le deuxième problème que je vois à cet essai concerne le choix extrêmement restreint de l’angle de réflexion d’Isbister. Cela provient à mon sens d’un double standard implicite qui apparait très tôt. Le fait de choisir le flow comme point de départ biaise les émotions suscitées et donc présentées et si Isbiter nous parle bien d’émotions considérées positivement, elle omet de traiter des émotions et des sentiments négatifs, ou du moins que l’on va juger négatif. En ne se concentrant principalement que sur les émotions présentes dans la zone de flow, elle n’évoque donc qu’en surface des émotions comme la frustration, le sentiment d’injustice, de rage, de colère, etc. Le fait même qu’elle choisisse certains mots ancrés idéologiquement comme « la coopétition » indique son approche positive et évangélique. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’elle se trompe. Au contraire, je pense que globalement, les hypothèses qu’elle dégage de ses quelques observations sont pertinentes. Cependant, elle n’approfondit ni le travail déjà réalisé, ni ne prend en compte des propositions théoriques qui ont apporté des éléments non négligeables en 2017.

Cette dernière critique que je fais vient du fait même qu’elle considère pour acquis la définition « d’émotion ». Le livre développe donc une pensée sur la façon dont des objets médiatiques suscitent des émotions sans véritablement prendre le temps de définir les enjeux et les problématiques liés aux termes. C’est ainsi qu’Isbister arrive à des conclusions discutables lorsqu’elle définit la spécificité du jeu vidéo par rapport à d’autres média en fonction de certaines émotions puis choisit des exemples rentrant en contradiction avec son argument.

L’oubli fondamental du livre se résumerait donc, selon moi, à l’absence totale de précision avec le concept « d’émotion » qui pourtant appelle à la rigueur la plus ferme et la plus scientifique. C’est pourquoi des articles comme celui de Frome (2006) apporte bien plus en une quinzaine de pages que le livre d’Isbister. Frome postule lui aussi que la spécificité du jeu vidéo peut se résumer aux émotions suscitées qui ne seraient pas les mêmes en fonction du média et du rôle de l’audience. C’est clairement ce qu’aurait dû faire Isbister. De même, Frome différencie les émotions suscitées par rapport à l’objet, la fiction et la narration. De facto, le degré de précision permet une réflexion bien plus aboutie. Isbister quant à elle choisit par exemple les émotions du regret et de la fierté pour étayer sa conclusion concernant la spécificité du médium sans définir plus précisément ce qu’elle entend. Or, ne pouvons-nous pas ressentir de la fierté pour avoir vu un film ou lu un livre ? Sans répondre à cette question, je souligne ici que ses imprécisions l’empêchent d’avoir une argumentation cohérente et incisive, caractéristiques nécessaires, il me semble, d’une pensée prolifique.

La critique la plus cinglante que j’adresserai au livre d’Isbister est finalement que les arguments qu’elle défend peuvent totalement s’appliquer à d’autres médias ou comportements. Le problème ici est le suivant : nous pourrions avoir un livre de qualité équivalente en remplaçant toutes les occurrences liées à « game, video game » et leur champ lexical par un concept supposé contradictoire – et le livre fonctionnerait tout aussi bien. Je fais l’hypothèse que nous pourrions avoir ici un livre intitulé How employement move us et cela serait tout aussi efficace. Le problème il me semble provient justement de cette approche qui ne prend pas forcément en compte le jeu comme un comportement mais uniquement comme une forme de fiction. Pourtant des auteurs comme Henriot ont constaté les limites de penser l’objet vidéoludique de cette façon. Ce dernier, se trouvant à la croisée des chemins entre fiction et comportement ne peut être restreint à un choix de corpus limité au risque de soit faire erreur soit de rester dans les banalités les plus creuses comme c’est finalement le cas ici. Les situations de jeu, sociales et comportementales choisies par Isbister sont toutes des situations de flow : elle biaise de facto ses conclusions, applicables probablement à ce qu’elle définirait comme l’opposé des jeux – Henriot adressait d’ailleurs cette même critique à Huizinga et Caillois.

Ainsi donc le livre d’Isbister est tout à fait sympathique. L’autrice passe beaucoup trop de temps à raconter des anecdotes pour supporter les quelques arguments proposés. Les propos, lacunaires, ne sont pas pour me déplaire pourtant. J’apprécie cette idée de définir la spécificité du jeu vidéo par rapport aux émotions qu’il suscite. J’ai déjà entamé ce travail, notamment sur le regret et la culpabilité. Cependant, j’en attendais plus et je n’y ai pas trouvé mon compte. Je regrette donc qu’Isbister ne propose pas de véritable enjeux. Cette absence passe notamment par la construction même du livre qui peut se résumer à la présentation d’une bullet list. En somme, je classerai ce livre dans mes feel good sympathiques qui ne donnent ni n’interrogent. Il s’adresse à des personnes déjà convaincues par le message et ceux qui ont déjà un intérêt pour les idées de Jenova Chen et celles de Jane Mc Gonigal, ni plus, ni moins. ■

Esteban Grine, 2017.

 


Frome, J., 2006. Representation, Reality, and Emotions Across Media. ResearchGate 8, 12–25. doi:10.7227/FS.8.4
Sicart, M., 2011. Against Procedurality. Game Studies 11.
Rusch, 2009. Mechanisms of the Soul : Tackling the Human Condition in Videogames.
Isbister, K., 2016. How Games Move Us: Emotion by Design. MIT Press, Cambridge, MA.

Penser le Game Design avec l’économie

Les game studies, nous le savons, proposent de mobiliser les outils des sciences humaines et sociales mais aussi des sciences informatiques dans le but de comprendre ce que sont que les expériences ludiques et in fine vidéoludiques. Or, pour l’instant, peu d’écrits depuis l’économie semblent montrer un intérêt pour ces objets culturels. Pourtant l’économie peut être pensée de plusieurs manières : en tant que science, elle permet de comprendre les comportements des agents économiques sur le marché et en tant que pensée, elle interroge sur les comportements économiques que nous avons en société. Ainsi,  plusieurs « économies » peuvent s’intéresser au jeu et à la façon de modéliser ce comportement afin de les comprendre depuis un nouvel angle. De même, les approches hétérodoxes permettent, peut-être même mieux que la science économique, de comprendre ce comportement puisqu’il s’agit de penser l’économie comme encastrée dans la sociologie.

Dès lors, si l’on considère les jeux vidéo et surtout le fait de jouer comme un phénomène communicationnel et social, il apparait logique et intéressant de mobiliser l’économie et plus particulièrement la socio-économie afin de modéliser, dans le cadre d’une approche constructiviste,  le comportement ludique.  Il ne s’agit donc pas de regarder comment fonctionne le marché du jeu vidéo ou les stratégies marketing des développeurs mais vraiment de se concentrer sur la façon de comprendre les comportements et les attitudes ludiques des joueurs d’un point de vue des théories économiques.

Comprendre et analyser les jeux depuis un angle nouveau.

L’intérêt majeur de cette démarche est que les mécaniques vidéoludiques apparaissent sous un tout nouvel angle dénué d’un discours enjolivé de ce qui fait le caractère ludique. Ainsi, pour le jeu Tomb Raider, il ne s’agit plus de partir à l’aventure pour faire des découvertes archéologiques mais bien de privatiser des biens appartenant à des cultures locales. Dans Sim City, les villes que le joueur peut créer et gérer ne sont alors plus que des reproductions à plus petites échelles des villes occidentales mettant la valeur travail au cœur de son système organisationnel capitaliste et libéral. De manière générale, les jeux de rôle ainsi que de nombreux systèmes ludiques peuvent être traduit en simples reproductions de mécanismes d’accumulation capitalistique et chrématistique. C’est-à-dire que cette accumulation n’a pas d’autres finalités que celle d’accumuler.

Les exemples les plus flagrants concernent certains collectathons comme Spyro le Dragon. Autre exemple : dans les Sims, le bonheur ne passe que par l’aspect matériel des choses. Nous parlions des jeux de rôle, ceux-ci se définissent comme des jeux dans lesquels les mécaniques de gameplay sont orientées vers l’amélioration des statistiques du joueur. Il y a alors ici une autre forme d’accumulation mais ce qui est intéressant concerne notamment le message contenu. La progression d’un personnage passe par une accumulation d’expériences. Il s’agit là finalement de quelque chose de très proches des phénomènes que l’on connait en entreprise. Pokémon est particulièrement amusant à ce sujet : un monstre arrivé à un certain niveau évolue, tout comme un humain avec un certain nombre d’années cumulées dans une entreprise peut progresser hiérarchiquement. Dès lors, d’un point de vue économique, de nombreuses mécaniques vidéoludiques deviennent des simples ludifications ou ludoformation des processus d’accumulation de capitaux.

De même, la violence présente dans les jeux vidéo peut aussi être comprise en termes de rapports socio-économiques. Dans de nombreux cas, il devient alors possible d’interpréter les conflits en lutte des classes : lorsque le joueur doit renverser le pouvoir en place ou est recruté pour le maintenir. Il est par exemple intéressant de voir qu’à ce sujet, des jeux d’une même série peuvent alors avoir l’air progressiste ou conservateur. Ainsi, Final Fantasy 7 propose au joueur d’incarner un membre d’un groupuscule dont l’objectif est de lutter contre une société ayant un monopole tandis que Final Fantasy 9 propose plutôt au joueur de lutter pour la restauration de la lignée royale. Enfin, et là, cela aborde aussi la sociologie des organisations, comprendre les jeux vidéo depuis l’économie permet aussi de mettre en avant les gameplay qui seraient considérés comme aliénant dans d’autres contextes. Par exemple, overcooked est un jeu dans lequel le joueur doit servir ses clients en préparant puis en délivrant des repas. Cependant, si l’on s’intéresse au système organisationnel proposé par le jeu, nous nous retrouvons avec une organisation en flux tendus, où les commandes suivent une procédure first in first out et dans laquelle les joueurs vont, de manière pragmatique, viser les comportements les plus rationnels possibles. Autrement dit, nous sommes dans une organisation scientifique du travail telle que théorisée par Taylor puis Ford.

Modéliser les comportements des joueurs.

Mais ce n’est pas tout, nous ne venons ici que d’aborder les représentations contenues dans les jeux vidéo mais il est aussi pertinent d’avoir une lecture plus générale expliquant pourquoi nous jouons à des jeux vidéo. Ainsi, le fait de vouloir connaitre l’histoire peut se comprendre en terme d’asymétries d’informations entre le game designer et le joueur. D’un point de vue économique, l’objectif du joueur n’est pas de connaitre l’histoire mais plutôt de résoudre les asymétries d’information, c’est-à-dire les écarts entre les informations possédées par le joueur et celles possédées par le game designer. Penser la chose de cette façon permet, entre autres, d’émettre des hypothèses sur pourquoi nous préférons certaines histoires par rapport à d’autres. Ou plutôt, pourquoi nous trouvons certaines histoires plus intéressantes que d’autres. Pour répondre à cela, nous pouvons supposer, en terme économique, que plus un jeu vidéo proposera des asymétries d’informations, c’est-à-dire un une narration n’incluant pas tous les éléments de l’histoire, et plus le joueur trouvera le scénario intéressant.

Inversement, s’il n’y a aucune asymétrie dès le début du jeu, cela transmet un marqueur pragmatique de fiction comme quoi le jeu se concentre principalement sur la mise en avant de mécaniques de gameplay sans les justifier. De même, l’économie permet aussi d’expliquer pourquoi nous cherchons en tant que joueur à devenir plus compétents aux jeux auxquels nous jouons et ce, sous l’angle de la recherche de l’équilibre. En effet, en commençant un jeu vidéo, il y a, supposément, un écart entre la difficulté proposée et la compétence du joueur. Pour ce dernier, l’objectif va être de réduire l’écart entre ces deux paramètres. Une fois atteint, le game design peut alors proposer une nouvelle situation avec un nouveau déséquilibre. Le comportement vidéoludique du joueur a alors pour objectif de passer d’une situation de déséquilibre à une situation d’équilibre. Inversement, pour le game designer, l’objectif est alors de passer d’une situation d’équilibre à une situation de déséquilibre. Depuis cet angle, nous pouvons répondre au dilemme qu’avait formulé Jesper Juul de manière plus efficace il nous semble.

Dans son livre Half Real, Juul expliquait que selon lui, le paradoxe du jeu vidéo consiste dans sa double nature de fiction et de comportement. Dès lors, les game designer avaient pour objectif de faire gagner le joueur, c’est-à-dire lui faire atteindre la fin du jeu, tout en le faisant perdre, c’est-à-dire créer un sentiment d’accomplissement.  En formalisant ce problème d’un point de vue économique, il apparait alors que ce dilemme est finalement soluble : le game design doit alterner des situations d’équilibre et des situations de déséquilibres pour le joueur. Notons que formalisé de la sorte, nous pouvons alors observer une certaine volonté conservatrice chez le joueur puisque ce dernier se fixe alors pour objectif de revenir à une situation d’équilibre.

Conclusions

Il me semble qu’avec ces quelques pistes que j’ai ébauchées ici, l’intérêt d’aborder le game design avec les outils de l’économie et de la socio-économie sera suscité. Bien sûr, il ne s’agit pas de formaliser une lecture partisane et même si certains interpréterons mon propos, je n’utilise pas ces concepts de sorte à dresser une critique des comportements vidéoludiques. Au contraire, je pense que l’économie est pertinente, à son niveau, pour mieux comprendre les comportements que nous avons dans le cadre des jeux vidéo. Cela permet aussi de les formaliser de manière assez brutale puisque nous faisons alors abstraction de toute interprétation poétique de la volonté, soit du game designer, soit du joueur. Par exemple, le meurtre vidéoludique ne sert rien d’autre que la satisfaction vidéoludique du joueur plutôt que la progression du scénario.

L’économie permet aussi de s’affranchir de certains doubles standards présents dans les discours des analystes, des game designers et des joueurs. Ces doubles standards ont souvent pour fondement le fait qu’on s’autorise certains comportements dans les jeux que nous n’aurions heureusement pas dans un autre contexte. Autrement dit, pour un même comportement, nous ne donnons pas le même sens. Par exemple, la violence est autorisée dans les jeux vidéo parce qu’on lui donne un sens ludique, voire sportif. Une lecture économique nous permet de nous émanciper de toute connotation en formalisant de manière brutale et sociologique ce que nous trouvons « ludique ». Si les jeux vidéo ne rendent pas violent, ils reflètent en tout cas la violence de nos comportements que nous avons en société et de manière systémique et les rendent fun.

Loin de moi l’idée de dire que c’est une mauvaise chose, je tiens à dire qu’il n’y a pas de jugement de valeur dans ce texte étant moi-même concerné par ce qui a été dit. Le seul risque que je vois pour l’instant à l’utilisation de ces outils est de nous faire comprendre de manière plus brutale le côté délicieusement macabre et sadique de notre plaisir vidéoludique et ce faisant, de nous faire comprendre ce que nous sommes réellement. ■

Esteban Grine, 2017.