La banalisation de la Terreur – Lettre à Damastès

« Paper, Please », le racisme systémique et la banalisation de la Terreur – Lettre Ouverte.

Bonjour Damastès, ou plutôt bonsoir, à l’heure à laquelle j’écris.

J’espère que tu ne prendras pas cet article comme une stratégie d’évitement. Au contraire, après notre discussion, j’ai choisi de t’écrire mes idées telles qu’elles se présentent et j’espère, sincèrement, qu’elles t’aideront dans tes travaux. J’avoue secrètement vouer une sorte de culte pour l’écrit, cela me rappelle ces échanges épistolaires entre deux vieux philosophes poussiéreux. Aussi, cette forme me permet personnellement d’exprimer le plus précisément ma pensée lacunaire.

Je souhaite te parler de « Paper, Please », extraordinaire jeu de Lucas Pope sorti en 2013 car comme nous en discutions plus tôt, nous sommes tous les deux d’accord pour dire qu’il manque encore beaucoup de lectures de ce jeu sur Internet.

Je pense sincèrement que « Paper, Please » a bien plus à offrir que les interprétations qui ont déjà été faites de lui mais pour développer ma pensée, il est nécessaire que je te parle un peu de ma vie personnelle. En effet, ce jeu a, à mon sens, bien plus à dire sur la vie de tous les jours que sur une hypothétique dictature d’inspiration soviétique.

Damastès, est-ce que tu t’es déjà demandé ce que tu aurais fait lors de la seconde guerre mondiale en tant que français ? Aurais-tu été résistant ? Neutre ? Ou aurais-tu collaboré ? Car vois-tu, c’est une question qui est presque récurrente là où je travaille. Enfin, pas exactement mais tu vas comprendre où je veux en venir.

Je suis actuellement un fonctionnaire. En tant que fonctionnaire, je dois exécuter les ordres qui viennent d’un gouvernement élu par le peuple. Pour l’instant, les ordres que je reçois me semblent plutôt normaux. Je dois appliquer la politique choisie par le gouvernement en matière d’éducation pour être précis. Je suis aussi plutôt heureux dans mon travail, j’aime penser que j’œuvre pour quelque chose qui me dépasse, appelons ça le Bien Commun si tu es d’accord.

Imaginons maintenant que mon gouvernement change et que je reçoive des ordres et des consignes m’ordonnant d’exclure une certaine population à cause de son orientation sexuelle, de sa nationalité, de son ethnie d’origine ou de ses croyances. A ton avis, que ferais-je ? Est-ce que j’appliquerais les nouvelles politiques ? Ou est-ce que je refuserais et ferais acte de Résistance parce que les ordres que je reçois sont contraires à mon sens de la Morale et de l’Ethique ? Est-ce que le Bien Commun a changé ?

Si beaucoup de gens opteraient immédiatement pour la résistance face à l’oppression, je t’avoue, humblement et peut-être un peu honteusement, que je suis aujourd’hui incapable de te répondre. Non pas parce que j’ai une quelconque affinité avec ces opinions horribles et oppressives mais véritablement parce que je ne sais pas et je souhaite sincèrement, au plus profond de moi, ne jamais avoir à me poser la question.

Je clos ici cette histoire sur ma vie privée pour revenir à « Paper, Please » car vois-tu, pour moi, ce jeu pose clairement cette question précise : « qu’aurais-tu fait, toi, individu unique et doué de pensées, si un système te demandait d’appliquer une loi, aussi horrible soit-elle ? » Et quand on réfléchit quelques secondes, nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence : nous n’avons pas la réponse, nous ne savons pas, et c’est horrible.

Tu aurais sûrement envie de me répondre qu’aucun être humain ne serait capable d’accepter cela et à ce moment, je te dirai que je l’ai vu, j’ai déjà vécu cette situation. Pas pour moi mais pour un proche de nationalité étrangère que j’ai accompagné plusieurs fois à la préfecture et où nous avons dû batailler, ensemble, pour que la personne en face daigne accepter son dossier car l’une des pièces d’identité, valable et recevable, que nous avions apportée ne lui convenait pas. Ce racisme systémique, moins visible car on le considère plus objectif, je l’ai vu et cela se produit tous les jours.

A mon sens, « Paper, Please » n’a pas une métaphore d’un système dictatorial représentant le Mal Absolu. Il utilise et se repose sur une esthétique qui rappelle fortement cela, je ne dirais pas le contraire, cependant, à mon sens, « Paper, Please » est bien plus une allégorie de la vie de tous les jours, des oppressions systémiques avec lesquelles Nous vivons Tous et dans lequel Nous appliquons tous les jours leur système de Lois et de Normes. Parce qu’aujourd’hui, notre gouvernement ne prend pas la peine de venir aider quelques réfugiés et qu’il souhaite secrètement les renvoyer dans je ne sais quel enfer que nous avons en partie créé. Parce qu’aujourd’hui, nous vivons encore dans un monde où certains pensent que les inégalités sont normales.

Tu regarderas, je pense que tu connais déjà, l’expérience du chercheur Stanley Milgram. Ce fut une drôle d’expérience qui cherchait à mesurer le niveau d’acceptabilité des humains faces aux ordres qu’ils recevaient de leur hiérarchie. Il se trouve que beaucoup appliquaient les ordres, même si ceux-ci créaient une souffrance chez une autre personne.

Pour moi, « Paper, Please », c’est ça. C’est un jeu qui teste le joueur et qui essaie de savoir jusqu’à quel point il acceptera les règles de sa hiérarchie. Pour tout te dire, à bien des égards, j’ai échoué. J’ai quasiment tout le temps appliqué les nouvelles lois que le jeu m’imposait, car j’avais peur pour ma famille, les voir tomber malades me faisaient souffrir, et au fond, quelqu’un m’aurait-il blâmé pour le fait de vouloir protéger mes proches en premier ? D’évaluer la vie de cet étranger, là, et de la considérer comme moins importante que celle de mon fils ou de ma fille ? Est-ce que toi, tu m’aurais jugé ? Ou finalement, serions-nous tombés d’accord pour comprendre la situation dans laquelle je vivais ? J’étais obligé, non ? Si ce n’était pas eux, c’était Moi. Je crois. En suis-je certain ?

Et si la dictature avait été renversée, est-ce que tu m’aurais protégé ? En disant que je ne dois pas être puni, que je ne faisais qu’appliquer les ordres provenant de mon supérieur et que finalement, c’est plutôt de sa faute si j’ai refusé toutes ces personnes ? C’est sa faute si j’ai séparé ce couple, non ?

Pour moi, « Paper, Please », c’est tout cela, toutes ces questions. C’est cette banalisation de la terreur, terreur que nous acceptons de plus en plus dans la vie de tous les jours parce que nous n’arrivons plus à savoir qui nous voulons protéger. Pour qui dois-je avoir peur ? Eux ? Mes proches ? Moi ? On ne sait plus, on ne peut plus savoir. « Paper, Please », c’est bien plus qu’une simple critique des systèmes dictatoriaux, c’est une critique de l’être humain et de sa capacité à se dédouaner des comportements horribles qu’il fait subir aux autres.

Tu pourrais alors me demander quelle est la morale du jeu ? Si tant est qu’il y en ait une. Je te répondrai alors, qu’il n’y en a qu’une seule et qu’elle est radicale. Il ne faut pas jouer à « Paper, Please » car dès que tu joues, tu acceptes son système de lois et de règles. Résister à l’Oppression, c’est sortir de l’Oppression, c’est cesser d’accepter les règles, c’est éteindre le Jeu. ■

Esteban Grine, 2017.

 

Le Jeu Vidéo, ce loisir bourgeois, capitaliste et colonialiste.

Ce Noël, quelle ne fut pas ma surprise lorsque mes parents me tendirent le cadeau qui m’était destiné. Une fois l’emballage soulevé, je découvris avec émerveillement une Playstation 4 slim accompagnée de « Call Of Duty Infinite Warfare » (Activision, 2016). Moi qui suis plutôt vindicatif lorsqu’il s’agit des consoles de jeux vidéo, ces boîtes en plastique non recyclables, j’eus le sourire jusqu’aux oreilles et fus heureux de recevoir cet objet victime de nombreuses convoitises.

Pourtant par le passé, je n’ai jamais manqué de statuer sur la question des consoles de jeux vidéo. Dans de précédents billets d’opinions, j’avais déjà clairement établi mon point de vue à ce sujet : ce sont des objets extrêmement périssables soumis à des modes de consommation et des cycles de vie toujours plus courts, bref, l’antithèse de la consommation responsable. Pourtant, le sentiment de bonheur lorsque j’ouvris mon cadeau me débarrassa de tous mes dilemmes éthiques liés au développement durable. Je venais d’atteindre un Graal et pour rien au monde je n’aurais sermonné mes parents en les traitant d’inconscients pour m’avoir offert la dernière console de Sony. Je balayais donc d’un revers de la main toutes mes considérations politiques sur la façon de consommer notre média « jeu vidéo ».

Face à tant de contradictions présentes chez moi (et elles le seront surement encore après l’écriture de ce billet), il convient de se poser quelques instants et réfléchir à ce qui vient de se produire, un peu à notre médium et le recontextualiser au sein des différents loisirs accessibles ou non dans le monde car ce qui s’est passé à mon Noël est à mon sens représentatif de l’absence de prise de conscience concernant l’impact de nos comportements sur le monde en tant que joueurs.

Pour reformuler un peu et aller directement au fond de ma réflexion, je vais exposer dans ce billet les raisons qui me poussent à penser que le Jeu Vidéo est un loisir bourgeois et capitaliste. De même, je défendrai aussi le fait qu’il est un produit d’une certaine vision coloniale de l’utilisation des ressources de notre planète. De cette façon, j’espère pouvoir reconnaitre mes contradictions pour mieux affirmer le discours décroissant qui me semble aujourd’hui nécessaire pour faire du jeu vidéo un loisir durable et une forme d’expression pérenne.

Les bourgeois, c’est comme les cochons

Maintenant que j’ai attiré l’attention du lecteur, il convient de préciser ce que j’entends par loisir bourgeois. En aucun cas je ne remets en cause la caractéristique populaire de cet art. Le Jeu Vidéo est un média de masse et à aucun moment j’en viendrais à le comparer à certains loisirs comme « aller à l’Opéra », « jouer au golf » ou encore « aller écouter un orchestre symphonique ». J’entends par « loisir bourgeois » plutôt un rapport entre pays occidentaux et le reste du monde, où se trouvent les minerais, les matières premières et les moyens de production. Ainsi, j’entends plus le terme « bourgeois » dans un sens économique et marxiste : une classe sociale (l’occident) dominant une autre classe sociale (les pays producteurs). Ainsi, je considère que le jeu vidéo tel que nous le connaissons en France n’a été rendu possible que par l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous pourrions rapidement convenir que tout notre mode de consommation français ne repose d’ailleurs que sur ce principe mais ce n’est pas parce qu’une caractéristique n’est pas unique au jeu vidéo (et à tout média de manière général) qu’il faut l’exclure de l’équation sous prétexte que « tout le monde est au courant ». Au contraire, je m’oppose clairement à ce type de propos que je considère comme une forme d’invisibilisation des problèmes et j’ai la conviction que c’est ce que nous faisons actuellement.

Ainsi donc, notre façon de consommer le média « jeu vidéo » est à mon sens possible uniquement par l’exploitation d’une population sur une autre mais il convient de préciser mon propos : toutes les façons et les supports de jeu ne sont pas égaux dans l’exploitation des ressources et du travail. Lorsque l’on observe rapidement les façons de jouer à des jeux vidéo de par le monde, nous pouvons observer une multiplicité des pratiques. Ainsi, la représentation majoritaire que l’on se fait du jeu vidéo en France est le jeu sur console ou sur pc tandis que la représentation majoritaire du jeu vidéo en Chine est le jeu sur smartphone. Une partie de ces représentations peut s’expliquer par le choix de politiques nationales en matière de supports de jeu. Ainsi, en Chine, ce n’est que très récemment que les consoles de salon ont véritablement pu pénétrer le territoire avec la bénédiction du gouvernement. Déjà, il apparait à mon niveau et dans cette réflexion que les représentations du jeu vidéo varient énormément géographiquement. Nous ne jouons pas de la même façon que l’on soit en France, en Allemagne, en Amérique du Nord ou du Sud, en Asie ou en Afrique.

La logique capitaliste de notre consommation de Jeux Vidéo

Si l’on observe maintenant les supports de jeu, nous nous apercevons que certains ont un plus gros impact sur l’immobilisation des ressources prises dans les pays producteurs des matières premières nécessaires. Ainsi, les consoles de salon et portables sont typiquement dans ma réflexion actuelle les supports de jeu le moins écologiquement soutenables puisque nous immobilisons des stocks de métaux et de plastiques qui ne seront peu ou pas recyclés. De même, l’utilisation que nous en avons montre que c’est un stock qui, contrairement aux smartphones ou aux ordinateurs, n’est immobilisé que pour une seule fonction : le jeu (et la consommation de médias, certes). J’oserai presque faire le pari que notre temps de jeu passé sur une console est inférieur à 5% du temps total de possession. Mon cas personnel en est clairement l’exemple. Je possède chez moi une Nintendo 3DS, console que j’affectionne particulièrement. Pour cette plateforme, j’ai fait l’achat d’environ une dizaine de jeux qui m’ont duré à peu près 40 heures soit 400 heures de jeu pour maintenant 2 ans et demi de possession soit à peu près 21 600 heures. Ainsi donc, sur le temps de possession de cette console, je n’y ai techniquement joué que 1,8% du temps, ce qui est ridicule pour l’immobilisation de ressources que cela implique et la quantité de travail qui a été nécessaire pour produire ma console portable.

Pourtant, en tant que joueur, nous valorisons énormément la possession de jeux et de supports de jeux. A voir le pédantisme et la prétention des personnes qui présentent leurs collections et surtout la mise en avant du montant monétaire que cette accumulation a nécessité, je me fais la réflexion que malgré les revendications politiques de gauche(s) que certains peuvent avoir, les joueurs de jeux vidéo restent (par leurs comportements) pour le moment des agents économiques qui s’inscrivent directement dans une tradition capitaliste mettant en avant la liberté individuelle d’immobiliser des objets qui nécessiteraient notamment d’être recyclés afin d’être réemployés. Et que cela soit clair entre nous, après réflexion, mon comportement s’inscrit malgré moi définitivement dans cette tradition capitaliste que je critique.

Le Jeu Vidéo Dématérialisé, fausse réponse à de vraies questions énergétiques

Certains pourraient argumenter que l’augmentation des ventes de jeux dématérialisés nuancerait mon propos, ce à quoi je ne pourrais m’opposer formellement à défauts d’observations. En réalité, ces individus ne seraient pas non plus à même de soutenir ces hypothèses sans preuve scientifique accompagnée d’une méthode épistémologiquement soutenable et réfutable. Cependant, je pose l’hypothèse que mes arguments restent valides pour la majorité des individus, joueuses et joueurs dont les pratiques ne correspondent pas à celles de l’utilisateur de services tels que Steam ou Gog. J’émets aussi l’hypothèse que la mise en avant du jeu dématérialisé ne résout pas la question des supports telles les consoles et les ordinateurs portables (tablettes, etc.). Enfin, je comprend tout de même l’argument que les jeux en boîte représentent eux aussi un gaspillage d’énergie puisqu’ils deviennent, à mon humble avis, de plus en plus en plus des simples clefs d’activation.

Néanmoins, il me semble que la sphère des quelques influenceurs (dans laquelle je m’insère) soutenant « ce projet potentiellement écologique du jeu dématérialisé » est peut-être dans une bulle culturelle (et probablement élitiste et pédante) qui ne représente aucunement la façon de jouer d’une quelconque « majorité » au niveau international. Nous ne nous intéressons que trop peu aux pratiques vidéoludiques des autres joueurs au niveau national et international et faisons beaucoup trop souvent la supposition qu’elles sont identiques aux nôtres peu importe le contexte. Or, il est facile d’imaginer qu’un individu vivant à Shanghai ne joue pas de la même façon qu’un individu à Sao Paulo, etc.

De manière générale, je soutiens que la question du dématérialisé est mal formulée puisqu’elle suppose que la consommation de jeux dématérialisés mobilise la même quantité d’énergie nécessaire que celle requise pour les jeux en boîte. Je ne peux malheureusement pas trop m’avancer sur ces éléments pour lesquels je n’ai pas de données à exploiter (mais voilà une piste de recherche qui serait fort passionnante à traiter). Ainsi, je reformulerai plutôt les enjeux de ces comparaisons uniquement par rapport à l’énergie nécessaire pour jouer. Formuler les choses dans ce sens permet de prendre en compte, à mon sens, la complexité de l’impact écologique du fait de « jouer à un jeu vidéo » sur l’environnement mais aussi les différentes structures des jeux (jeu solo, multi, en local ou non, etc.). Prenons par exemple le cas des jeux multijoueurs en ligne comme le très récent (et excellent) « Overwatch » (Blizzard, 2016). Celui-ci nécessite de nombreux acteurs diverses pour assurer la situation de jeu. Si l’on regarde l’impact de « jouer à Overwatch », nous avons donc :

Impact écologique d’un jeu multijoueur en ligne = Machine Client (dont coût de production) + Consommation électrique Client + Espace Disque Dur Client + Infrastructure Internet (réparti sur d’autres emplois) + Entretien de l’infrastructure (réparti sur d’autres emplois) + Machine Serveur (dont coût de production et d’installation) + Consommation électrique globale (intégrant les frais de stockage comme la ventilation, etc.) + coût d’entretien + Infrastructure serveur (la gestion du bâtiment, le réseau interne, etc.) + coût possible lié aux instances de partage et de streaming.

Pour le cas d’Overwatch, le calcul serait donc l’équation que je propose multipliée par 12 pour les 12 joueurs présents lors d’une partie. Cependant, je souligne maintenant l’amateurisme de cette équation étant donné que je ne suis absolument professionnel en terme d’ingénierie et la proposition que je fais n’a qu’une seule et unique vocation : ouvrir le débat et être corrigée.

Quelle solution pour réduire notre consommation d’énergie ?

Ainsi donc, avec cette façon d’envisager l’impact du jeu vidéo sur l’environnement (en observant l’énergie nécessaire pour jouer), il devient possible d’agencer les différents impacts écologiques des multiples pratiques vidéoludiques. Si cela pouvait être une évidence pour certains, cela me sembla intéressant de tout de même le rappeler ici. Ainsi, un joueur jouant exclusivement à des jeux axés sur des situations « en ligne » (se rapprochant ou étant des MMOG[1] donc) aura un impact plus important qu’un joueur ne jouant exclusivement qu’à des jeux présentant des contenus solos. Il devient aussi possible d’évaluer l’impact respectif des jeux en ligne, par exemple, un joueur d’Overwatch consommera probablement moins qu’un joueur de Battlefield (du fait de la taille des maps, du nombre de joueurs présents, etc). Enfin, il pourrait être intéressant de mettre en place un équivalent de l’indice Carbone dans les notices des jeux vidéo afin de prendre peut-être plus conscience de l’énergie mobilisée pour jouer. Ainsi, cette question de la consommation d’énergie soulève aussi les enjeux écologiques derrière de nouvelles pratiques qui pourraient sembler plus écologiques au premier abord. Je pense notamment aux services de streaming de jeu qui nécessiteront probablement énormément d’énergie et d’infrastructures.

Dans ce très long article, je me suis attaché à expliquer pourquoi le jeu vidéo est un loisir capitaliste. Il l’est car il se repose sur une logique d’accumulation de richesses qui vont être immobilisées sans possibilité de recyclage. Le Jeu Vidéo, tel qu’il est pratiqué en Occident, se repose aussi sur une idéologie colonialiste puisque c’est l’exploitation des richesses et des femmes et hommes en dehors de nos frontières qui nous permet un tel cadre de jeu. Enfin, les arguments servant à assoir cette forme de Jeu Vidéo s’inscrivent dans une réflexion que je qualifie plutôt de libérale, voire néo-libérale, avec le rejet et/ou l’invisibilisation des critiques qui peuvent être faites notamment.

Maintenant, le lecteur pourrait m’accuser de ne proposer aucune solution. Voici donc le moment choisi pour intégrer aujourd’hui certaines réflexions décroissantes au Jeu Vidéo. Je ne vais pas proposer ici une solution miracle mais plutôt observer ce qui se fait actuellement dans d’autres secteurs d’activités. Il convient donc d’observer les modèles économiques qui en ont émergé. Le modèle qui me semble le plus adapté au jeu vidéo pour répondre à l’ensemble des critiques que j’ai formulées est « l’économie de la fonctionnalité ». Dans ce modèle, les acteurs cherchent à remplacer les objets et les biens par des services, inversant ainsi les logiques de consommations. Un exemple récent de cette économie de la fonctionnalité concerne notamment les services professionnels de l’entreprise de pneus Michelin[2]. Plutôt que de vendre des pneus, Michelin vend des « kilomètres ». Cela a un double avantage. Premièrement, le client paie dorénavant pour le cycle de vie du produit avec une assistance s’il y a un problème. Deuxièmement, cela empêche les logiques d’obsolescences programmées puisque l’entreprise doit dorénavant produire les biens les plus solides possibles pour minimiser le coût de gestion d’un client. On pourrait totalement adapter ce modèle économique au Jeu Vidéo, notamment chez les constructeurs de plateformes dédiées. Plutôt que de créer des générations de consoles (des produits mis en vente), il devient intéressant de proposer des services : « jouer à des jeux vidéo ». Ces services pourraient prendre la forme d’abonnements annuels que les joueurs seraient prêts à payer pour ne pas avoir à changer de consoles à chaque nouvelle génération. Prenons l’exemple de Sony. Plutôt que de vendre des objets « Playstation », cette entreprise met en place un abonnement (une sorte « PlayStation Plus Plus ») qui mettrait à disposition du matériel de location chez le joueur. En contrepartie, celui-ci paierait un abonnement mensuel avec pour ne pas non plus pénaliser l’entreprise, un engagement d’une certaine durée de temps. En lisant ces lignes, j’ose penser que le lecteur comprendra immédiatement l’intérêt d’une telle démarche : le producteur doit dorénavant proposer la machine la plus performante, mais surtout la plus pérenne dans le temps pour ne pas avoir à subir la concurrence. D’un cercle vicieux, nous passons à un modèle plus soutenable.

Conclusion

Maintenant que tout cela a été évoqué, je ne pense pas avoir d’autres choses à dire qu’il serait pertinent d’ajouter ici. Je pense avoir présenté de nombreuses pistes de réflexions pour la personne s’interrogeant sur l’impact écologique de la pratique du Jeu Vidéo. Au-delà de cela, ce fut pour moi aussi l’occasion d’effectuer un travail introspectif sur les contradictions qui sont présentes chez moi entre mes volontés politiques, mon comportement de chercheur et mes habitudes de joueur. Malgré quelques formulations que certains pourraient considérer comme des attaques personnelles, je tiens à rappeler qu’à aucun moment, il n’y a eu cette volonté. Ce billet s’inscrit véritablement comme une entrée dans un carnet plus global de mes réflexions sur le Jeu Vidéo et ce, à un moment donné. Mon opinion changera probablement et cette trace me permettra de juger son évolution.

Dans tous les cas, cela me permet de construire un peu plus cette réflexion décroissante pour laquelle je milite tout en reconnaissant mes comportements qui ne sont ni meilleurs ni moins bons que ceux d’une autre personne et j’espère que cet article donnera des éléments de réflexions à ses lecteurs. En attendant, je souhaite que de nouveaux modèles pour la consommation de Jeux Vidéo apparaissent et suis impatient de voir comment l’économie de la fonctionnalité réinterprétera nos habitudes. A défauts, je continuerai de militer pour un usage plus humble et plus respectueux de l’environnement. ■

Esteban Grine, 2016.


Notes de bas de page

[1] MMOG : Massive Multiplayers Online Game

[2] Sources : http://economiedefonctionnalite.fr/en-pratique/michelin/

L’écriture de l’enquête : L.A. Noire comme jeu vidéo historique.

Le caractère « historique » d’une production peut sembler évident de prime abord, en tant que genre très présent dans des domaines tels que la littérature ou le cinéma. On qualifiera aisément telle œuvre de « roman historique », de « film historique », en raison de la thématique choisie. Est historique un roman sur les derniers jours de Napoléon, sur la Seconde Guerre mondiale ou sur les Croisades.

On pourra se baser, toujours selon le sens commun, sur un spectre d’historicité pour exprimer pourquoi Pirates des Caraïbes (Gore Verbinski, 2003) est « plus historique » ou « moins historique » qu’une autre production. Mais au-delà des comparaisons, il n’apparaît pas toujours clairement ce que l’on entend par « historique ». A l’aune de quoi, de quel discours, de quel support, peut être lue l’historicité d’une œuvre ? Plus encore, lorsqu’il s’agit d’un jeu vidéo, comment comprendre le caractère « historique » d’un tel objet ?

Je propose de partir des travaux les plus récents de ceux qui se revendiquent des historical game studies (comprendre : la branche des game studies qui se propose d’étudier les jeux vidéo qui se revendiquent d’historiques, à l’aide d’outils de ludologie et d’historiographie) pour proposer une lecture du jeu L.A. Noire (Rockstar Games/Team Bondi, 2011) comme jeu historique, selon des éléments de définition particuliers.

L’histoire comme discours, l’historique comme genre

Comme on a commencé à l’esquisser, le sens commun tend à comprendre l’historique comme un contenu, un type de représentation au sein d’un medium. Parfois, on considère « l’histoire » dans les jeux vidéo comme un simple placage de textes et d’images : un simple habillage accessoire (Rabino 2013). Au final, et selon cette compréhension, un jeu tel que Empire : Total War (The Creative Assembly, 2009) peut revendiquer l’étiquette « jeu historique » dans la mesure où il est donné à voir des représentations de lieux, d’évènements et de personnages qui s’inscrivent dans l’Histoire, avec un grand H, celle qui se propose de rendre intelligible des éléments de « notre » passé, notre ligne temporelle sur notre planète. L’Histoire est une démarche essentiellement humaine, c’est une évidence que de le rappeler, mais c’est en vertu de cette définition que ce même jeu, adjoint d’un mod qui change l’aspect des unités, des cartes, des armes, fera d’Empire un jeu « moins historique », « plus historique », voire non- historique. Utiliser le même jeu en effectuant un placage d’éléments issus d’un univers de fiction comme Le Seigneur des Anneaux ou Game of Thrones l’expulsera, selon cette première définition, de la sphère des jeux historiques. Il devient un jeu qui met en récit un univers « d’inspiration historique ».

Mais l’historique est-il seulement compréhensible comme un ensemble de représentations ?

L’histoire est une opération humaine, qui retrace le cours d’évènement de notre univers spatial et temporel. Mais intégrer des représentations de ce passé dans un medium ne fait pas de lui nécessairement un jeu « historique ». On pourrait citer en exemple le jeu Wolfenstein 3D (Id Software, 1992) qui, bien que mettant en scène un univers présentant des éléments issus de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (des croix gammées au mur, des personnages de soldats nazis, jusqu’à Adolf Hitler lui-même, un univers de fiction situé en Bavière), n’est pour ainsi dire jamais classé ni compris comme un jeu historique, mais plutôt comme un jeu de tir, un shooter, un doom-like. Ce qui prévaut ici, c’est bien davantage les mécaniques de jeu que le placage de textures ou de textes.

La mise en jeu d’une méthode

Si l’on considère avec Ian Bogost que ce qui fait la spécificité de « l’écriture » dans un jeu vidéo c’est sa propension à exprimer un sens en donnant à accomplir un certain nombre d’action, par la mise en place d’une « rhétorique procédurale » (Bogost 2010), alors il faut s’attarder sur ces espaces qui se donnent à jouer, plus qu’ils ne donnent à consommer des informations.

Un jeu historique peut donc se lire, d’après cette définition, non seulement comme la présentation d’un discours à parcourir (l’histoire comme discours), mais que c’est proprement aussi la méthode historique qui est mise en jeu, le fait que l’on cherche à élaborer un discours sur des éléments du passé. Adam Chapman le formule ainsi : « l’historique devient simplement ce qui cherche à donner une signification au passé, par le moyen de thèmes, de théories, de preuves et/ou d’arguments historiques, lesquels font référence ou représentent le passé ou cherchent à développer un discours sur la façon dont nous percevons ce passé (même si il ne s’agit pas d’une description de passé en question) » (Chapman 2016, 11) (cf. note 1).

Certes, L.A. Noire contient un certain nombre d’éléments narratifs qui situent son univers de fiction dans une période de l’histoire : les Etats-Unis d’Amérique de l’après-guerre. On peut y voir apparaître certains personnages célèbres (tel Mickey Cohen), un Los Angeles recréé pour l’occasion, avec sa population, des véhicules, musiques et costumes d’époque, ainsi que la technologie de motion scanning qui permet de capturer les mouvements faciaux des acteurs. Il faut ajouter à cette recherche d’ultra-réalisme le fait que ce jeu joue sur un certain nombre de clichés –assumés- des films et romans noirs, à travers l’intrigue de l’agent self-made man et incorruptible, qui possède sa part d’ombre, son fidèle partenaire et entretient une histoire d’amour impossible avec une chanteuse de revue. L’histoire est ici à la fois l’histoire des USA des années 1940, mais fait aussi référence à l’histoire littéraire. Le jeu donne également à expérimenter des problématiques d’époque : la réinsertion des vétérans, les traumatismes de la guerre, la question de la corruption des services de police et du crime organisé…

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Fig. 1 : Dépouiller les sources.

Mener l’enquête

Mais ce sur quoi je souhaiterais me focaliser, dans l’optique de l’historicité vidéoludique conçue comme procédurale, c’est bien davantage ce qui est considéré comme le ressort principal du jeu : le système d’enquête et d’interrogatoire. Le propos de L.A. Noire est ainsi proprement de donner à jouer un processus –l’enquête policière- au cours duquel doit émerger une narration. C’est par les séquences d’enquête au cours des différentes affaires à résoudre sur le joueur (de même que le personnage), devra reconstituer le fil d’évènements passés.

Il part d’une scène de crime, qu’il devra explorer pour recueillir des informations de toutes sortes : ces informations sont les traces laissées par l’évènement que l’on doit rendre intelligible pour les besoins de l’enquête. Cette première phase prend la forme d’un jeu de recherche d’objets cachés, par l’appréhension des lieux et par ce qui est déjà une série de raisonnements. Plutôt que de chercher au hasard, le joueur est déjà amené à développer une stratégie concernant les endroits où il est plus judicieux de chercher (une poubelle environnante, le sac de la victime).

Qu’il s’agisse de se déplacer sur la scène de crime ou dans la ville, le jeu donne à voir une narration qui s’écrit au fur et à mesure du parcours physique du joueur (Jenkins 2002).

Mais d’ores et déjà, cette appréhension ludique de l’environnement est réglée et limitée par le système de règles : c’est par une série de son extra-diégétiques que le joueur est informé sur l’état de sa recherche d’indice. Lorsque la musique d’ambiance est présente, cela lui fournit une indication : il se trouve sur une zone à explorer. Un tintement : un indice se trouve à portée de main. Un second tintement : l’objet peut être examiné plus en profondeur. La musique d’ambiance s’arrête : le joueur sort de la zone de recherche, ou alors l’on a trouvé tous les indices.

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Fig. 16 : Archéologie urbaine.

Outre leur caractère assez dirigiste, ces règles donnent à voir une nuance sur ce que peut être l’appréhension d’indices.

A l’inverse de ce que l’historien Robin G. Collingwood décrivait comme étant des data, les éléments de l’univers de jeu ne se prêtent pas tous à l’examen, et ne sont pas tous appelés à être insérés dans une narration. C’est pour cela que, par un son spécifique ou une ligne de dialogue intra-diégétique, il est signifié au joueur que certains objets ne sont pas des indices. Ici, ce n’est pas le regard porté sur l’élément qui le fait « matériau d’histoire », matériau susceptible d’examen critique. La justification peut être d’ordre ludique : c’est pour éviter de perdre le joueur dans l’arborescence des possibles narratifs, pour lui indiquer plus précisément quels sont les matériaux de jeu et quels sont les éléments de décors qu’un tel système de distinction est mis en place.

Après la collecte des éléments de preuve, le joueur va devoir les mettre en lien, les inscrire dans une théorie déjà existante ou au contraire élaborer de nouvelles théories. De nouvelles mécaniques apparaissent, ici davantage orientées vers le jeu de réflexion, voire le jeu de rôle.

Il s’agit d’élaborer, compte tenu des éléments dont le joueur dispose, des théories rationnelles, d’échafauder des scénarii qui seront appelés à être confirmés lors des interrogatoires.

Cette véritable recherche des « possibles narratifs » (Bremond 1966), cette invitation à la création de théories sur la succession des évènements est proprement du ressort du play, appelle un engagement créatif de la part du joueur, lequel est encadré par certaines règles contenues dans le game, la structure qui les contient En effet, la nécessité absolue de documenter les hypothèses est rappelée de deux manières distinctes dans le jeu : par les dialogues du protagoniste principal (il fait une référence explicite au « rasoir d’Ockham », aussi appelé principe de parcimonie), mais aussi au sein des séances d’interrogatoires, lors desquelles le joueur ne peut accuser le suspect de mentir que si il est capable de fournir une preuve matérielle à l’appui de ses théories.

Le joueur comme témoin / le joueur et les témoins

la-noire-interrogate
Connecté aux services en ligne de Rockstar, le joueur peut demander à bénéficier de l’avis de la communauté lors des interrogatoires (ici, en pourcentage sur la base des réponses données).

 

La progression du joueur dans l’intrigue est également conditionnée par un recours au témoignage. Plus qu’un jeu d’enquête, L.A. Noire a tenté d’innover en se présentant comme un jeu d’interrogatoire, invitant le joueur à littéralement « lire » sur le visage des suspects pour discerner le mensonge de la vérité, afin de poursuivre sa progression dans l’arbre des possibles narratifs.

Nous touchons ici à ce qui est appelé à être à mon sens une problématique très importante dans ces jeux vidéo qui cherchent à retranscrire/à donner à jouer ce qui apparaît comme un avatar de la complexité du réel. Dans le cas des émotions (la peur, la joie, la tristesse, la solitude), de certaines situations (le malaise, la tension), il va s’agir de transcrire des données qualitatives, des appréciations, des perceptions en données quantifiables, dans le cadre d’un logiciel. Quitte parfois à opérer des simplifications, à utiliser un système de jauge, des quantifications qui peuvent sembler arbitraire.

Dans L.A. Noire, ce type de ludoformisation qui consiste à « rendre quantifiable », visuel, mesurable, des émotions, rencontre une limite en terme de réalisme. Les suspects ne peuvent afficher que trois émotions primaires, lisibles assez distinctement : un visage parfaitement figé traduit la vérité d’un propos ; une expression altérée par une légère moue ou un regard fuyant invite l’enquêteur à douter ; un visage défiguré par le malaise le fera passer pour en menteur.

La mécanique est ainsi formée, indépendamment d’une sorte d’ultra-réalisme difficilement retranscriptible : pour rendre les expressions des suspects véritablement lisibles par le personnage –dont le talent de perception aiguisé est intra-diégétique-, il est nécessaire de grossir le trait et de rendre ces expressions lisibles par le joueur lui-même, de manière extra- diégétique.

Au-delà du réalisme, de la pertinence, de la jouabilité ou du degré de difficulté qui correspond à la prise en main de cette mécanique de jeu, cette dernière propose d’expérimenter quelques problématiques liées à l’interrogation de témoins, même si ici il s’agit d’un duel plus que d’un entretien qualitatif, et que le joueur est amené à se battre –parfois physiquement- pour extorquer une information de valeur pour l’enquête, voire des aveux. Plus que d’écouter, d’amener à répondre, d’interroger sans trop diriger, il s’agit ici de remporter un combat. Cette interrogatoire s’inscrit bien plus dans un registre polémologique et judiciaire (avoir raison, l’emporter sur l’interrogé) que scientifique. Toutefois, dans ses formes et ses mécaniques, il apparaît des éléments de doute et de logique formelle (relever des contradictions, remarquer les informations importantes, inviter à développer des pistes) qui peuvent être commun à d’autres processus d’investigation, dont fait partie l’entretien qualitatif.

Un dernier point est à questionner : quand s’arrête l’investigation ? Dans L.A. Noire, une enquête est close quand le joueur a suivi une ligne narrative qui l’a amené à identifier et incarcérer un coupable. Cette conclusion de la démarche, le « discours » sur les faits qui a été produit par le joueur nous autorise un parallèle avec le discours historique. A un niveau intra- diégétique, les personnages du jeu se contenteront de ce discours. Il s’en contenteront en invoquant certaines raisons, les mêmes que celles invoquées pour instruire un procès en relativisme au discours historique ; l’histoire, tout comme le récit du crime, serait un discours simplement cohérent avec lui-même (car le joueur joue selon les règles de non-contradiction imposée par le jeu), est un produit contingent, qui rend service à l’institution qui l’a produit et lui permet de perdurer (le chef de la police congratule le joueur à chaque succès), et cherche à léser le moins de monde possible. Ce discours est-il « vrai », et comment le jeu nous propose- t-il un regard historique sur ce qui vient d’être produit ?

L’adéquation du discours produit avec « la vérité des évènements », l’avis sur la validité du discours reconstitué par l’enquête ne sera révélé qu’hors diégèse, par un système de récompense qui s’échelonne entre une et cinq étoiles. Par cette récompense, on juge de la façon dont le joueur a su reconstruire, « ce qu’il y avait à reconstruire ». Il y a une « vérité des faits », une « bonne ligne » à suivre dans l’arbre des possibles narratifs, et la réussite au jeu revient à trouver le moyen d’accéder à cette configuration de preuves, d’aveux et de connexions qui amène à découvrir la vérité, seule et unique.

 

Le rapport d'enquête : une présence de "l'auteur", qui évalue le degré de réussite en fonction de la capacité du joueur à dérouler le bon fil narratif.
Le rapport d’enquête : une présence de « l’auteur », qui évalue le degré de réussite en fonction de la capacité du joueur à dérouler le bon fil narratif.

Bien que cette conclusion d’enquête amène des conseils pour rejouer l’affaire, découvrir d’autres preuves, mener d’autres interrogatoires, l’enquête est fondamentalement un processus qui cherche à découvrir quelque chose qui existe déjà en dehors de l’enquête. La découverte « historique », ou ici la découverte policière, renvoie ici au régime de découverte des sciences dures, en biologie ou en physique. Il s’agit de mettre des mots sur un phénomène qui existe en dehors du discours lui-même, un phénomène qui est quantifiable, et dont la véracité nous est donnée à apprécier. Le jeu vidéo se donne ici à voir dans son identité de logiciel : il existe de bonnes et de mauvaises solutions, des suites logiques qui se donnent comme des raisonnements « vrais », ou « faux », ce qui questionne cette limite essentielle de la retranscription de l’histoire (comme discours ou comme méthode) dans des systèmes informatisés : comment un programme peut-il générer du doute, de l’incertitude, exprimer un résultat contingent, incomplet (Hobohm 1989) ?

Ainsi, quelle est la part de création narrative dans ce jeu, si ce n’est dans la liberté donnée de rechercher des bonnes mécaniques pour dérouler une histoire ? La liberté de configuration- production n’est-elle pas présente seulement le temps de l’enquête, du puzzle, alors même qu’on mesure la réussite, le succès à l’aune du « corrigé » post-enquête ?

On peut éventuellement sortir de cette difficulté en mobilisant le soutien des théories issues du champ des études sur le jeu de rôle. En effet, il est possible de diviser les attentes des joueurs de jeu de rôle selon une grille d’analyse connue sous le nom de « théorie LNS », selon laquelle on peut distinguer plusieurs profils de joueurs et donc plusieurs types de jeu (d’attitudes) selon l’objectif recherché. L’engagement d’un joueur peut ainsi être « ludique » (dans ce contexte, il va chercher les meilleurs stratégies pour l’emporter sur les autres/avec les autres, pour gagner), mais aussi « narrativiste » (il va chercher à explorer des possibles narratifs, afin de voir se créer une histoire, mais aussi pour co-écrire une histoire avec les autres joueurs(David 2016)) ou encore « simulationniste » (le joueur cherchera à vivre une expérience de simulation immersive).

Il apparaît possible de distinguer conceptuellement, au moins dans ce cas présent, « jouer » et « gagner », comme renvoyant à des types d’engagement différents. L’objectif du premier n’est pas nécessairement d’accéder au second, mais de se donner comme expérience autotélique, comme espace de liberté au sein d’un système réglé.

L.A. Noire, entendu ainsi, n’est donc pas nécessairement un jeu dont le propos est de donner à jouer la création arbitraire d’un discours écrit par les vainqueurs. Il peut être lu différemment, comme un jeu qui invite, par un certain nombre de mécaniques de jeu, à réfléchir sur la façon dont on construit, ou reconstruit un discours de sens.

Jouer à laborer un scénario, mais selon une règle : documenter ses affirmations...
Documenter ses hypothèses, une règle du jeu.

Car, qu’il s’agisse des mécaniques ludiques ou de l’intrigue narrative liée à l’histoire du protagoniste principal, ce jeu nous donne à voir des erreurs : erreurs de décision, erreur d’appréciation, erreur de jugement, erreur de raisonnement. Dans l’univers de L.A. Noire, les apparences sont trompeuses, le passé n’est pas figé, le joueur comme le protagoniste sont amenés à juger à partir de preuves dont ils disposent, et tirent des conclusions à partir de ces seuls éléments. La recherche, l’erreur, et la recherche de l’erreur sont autant de personnages avec lequel il faut composer dans le jeu, qui parfois, si l’on y regarde bien, s’amuse à les mettre en scène : dans l’enquête « Sous une lune meurtrière », le joueur se rend ainsi successivement aux archives, en bibliothèque, et finit son parcours dans un labyrinthe.

Le projet de l’historien et ses méthodes ne sont pas celles de l’enquêteur judiciaire : trouver le coupable, résoudre le puzzle, faire respecter un code de loi et chercher à faire appliquer des sanctions. Le jeu sur l’historicité se produit ici à travers un certain nombre de similitudes dans les mécaniques. Il s’agit de formuler des hypothèses, explorer un monde dont on cherche à comprendre le fonctionnement, recréer la chronologie d’évènements passés, recueillir preuves et témoignages, mettre en place des protocoles pour trier le « vrai » du « faux » (2) …

Conclusion

Les enjeux liés aux jeux vidéo historiques sont ludologiques, mais demeurent aussi fondamentalement historiographiques. Compte tenu de ce qui vient d’être dit, « l’historique » cesse d’être dès qu’il y a contamination de la fiction ? Quelle peut être la place à la création dans la « recréation » ? Peut-on vraiment accéder à ce matériau pur de l’histoire, sans le contaminer d’éléments créés de toute pièces (des catégories de pensée par exemple) qui l’expulserait de notre ligne spacio-temporelle, et donc de l’Histoire ?

Parler de l’époque médiévale à l’aide de la catégorie contemporaine de « Moyen Age », n’est- ce pas déjà employer un terme créé de toutes pièces, pour désigner un ensemble restreint d’éléments, selon un biais de jugement inclus dans le terme-même de « moyen » ? Toute démarche historique peut-elle, ou doit-elle se revendiquer comme une « littérature contemporaine » (Jablonka 2014) ?

Pour répondre à cela et refuser ainsi tout relativisme des types de discours, il peut être utile de rappeler la multiplicité des formes de l’écriture historique. Comme le formulent Donelly et Norton dans Doing History (Donnelly 2011, 155) : « il nous faut arrêter de juger d’autres pratiques historiques en fonction des standards de l’histoire académique, et plutôt reconnaître que chaque forme de représentation historique a sa propre méthodologie, ses propres formes, codes et conventions, ainsi que sa propre valeur culturelle » (3)  . Un jeu vidéo historique, de par sa forme de jeu vidéo, sa condition hybride de jeu et de logiciel, d’œuvre de fiction, de programmation, de travail esthétique et artistique, ne déploie pas les mêmes éléments de langage et ne suit pas le même processus de création et de réception que l’histoire universitaire. Ce que peuvent nous apprendre les jeux vidéo historique, ce peut être par exemple que l’historicité n’est pas l’exactitude, et que l’exactitude n’est pas la vérité. Que l’histoire est moins un ensemble de discours définitifs qu’un processus vivant, qui met en jeu des rapports sociaux, institutionnels, personnels, académiques, méthodologiques comme le présente Michel de Certeau, qui insiste sur le fait que l’opération historiographique est à comprendre « comme le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature) » (Certeau 2002, 78 (ed. originale 1975)).

 

Fig. 239 : Historiens au travail.
« Historiens au travail ».

Ainsi, afin comprendre l’historicité des jeux vidéo historiques, il apparaît indispensable de les comprendre en tant que jeux vidéo, pleinement, et sans chercher à les comparer en terme « d’exactitude », de « réalisme » ou de « véracité » aux productions universitaires avec lesquelles les jeux ne peuvent pas –ne cherchent pas- à rivaliser, tant formellement qu’en terme d’objectifs. Comme cela est déjà proposé, il faut dans le cas des jeux historiques une définition de l’historicité, qui ne prenne pas seulement en compte la vérité ou l’exactitude perçue (Chapman 2016, 11), mais qui s’attache à comprendre la forme prise par l’historique dans un jeu : une narration simultanément jouée, créée, écrite et reçu, où le joueur est à la fois historien et public, où il lui est donné à faire de l’histoire tout en étant le public qui la reçoit (Chapman 2016, 33‐34). L’histoire n’est pas qu’un sujet de jeu, elle peut être une mécanique qui fait l’objet d’une mise en jeu. L’histoire peut apporter au jeu vidéo un nouveau cadre de compréhension de ses mécaniques ; et le jeu vidéo peut quant à lui, par l’engagement ludique, participer à une redéfinition de l’engagement historique, comme processus et comme méthode. ■

Julien Bazile, 2016.

 

Bibliographie

Articles et ouvrages

  • Bogost, Ian. 2010. Persuasive Games – The Expressive Power of Video Games. Cambridge, MA: MIT Press.
  • Bremond, Claude. 1966. « La logique des possibles narratifs ». Communications 8 (1): 60‐76. doi:10.3406/comm.1966.1115.
  • Certeau, Michel de. 2002. L’Ecriture de l’histoire. 2nd éd. Paris: Gallimard.
  • Chapman, Adam. 2016. Digital Games as History: How Videogames Represent the Past and Offer Access to Historical Practice. New York, NY: Routledge. David, Coralie. 2016. « Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ? » Sciences du jeu, n o 6 (octobre). https://sdj.revues.org/682.
  • Donnelly, Mark. 2011. Doing History. London ; New York: Routledge.
  • Haddad, Élie, et Vincent Meyzie. 2016. « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, n o 62-4 (janvier): 132‐54.
  • Hobohm, Hans-Christoph. 1989. « L’histoire informatisée: intelligente, artificielle ou simulée ». Bulletin de l’EPI (Enseignement Public et Informatique), n o 56: 192‐209.
  • Jablonka, Ivan. 2014. L’Histoire est une littérature contemporaine : Manifeste pour les sciences sociales. Paris: Seuil.
  • Jenkins, H. 2002. « Game Design as Narrative Architecture ». En ligne, sur ResearchGate. https://www.researchgate.net/publication/238654339_Game_Design_as_Narrative_ Architecture.
  • Rabino, Thomas. 2013. « Jeux vidéo et Histoire ». Le Débat 177 (5): 110. doi:10.3917/deba.177.0110.

Ludographie

Empire : Total War (The Creative Assembly, 2009)

L.A. Noire (Rockstar Games/Team Bondi, 2011)

Wolfenstein 3D (Id Software, 1992)

 

Notes de Bas de page

(1)

« The historical becomes simply that which attempts to make meaning out of the past, that which uses historical themes, theories, evidence and/or arguments, that which refers to or represents the past or seeks to make a point relevant to how we perceive it (even if its not a description of that past itself ».

(2)

Un « vrai » et un « faux » entendu au sens scientifique, c’est-à-dire « jusqu’à plus ample informée, et d’après les conditions méthodologiques données », sans prétention à l’universalité.

(3)

« We should stop judging other historical practices by the standards of academic history, and instead acknowledge that each form of historical representation has its own methodology, its own forms, codes and conventions, and its own cultural value » (cité dans (Chapman 2016, 24)).

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Les #VréJeux sur Twitter

Pourquoi les Vrés Jeux

Tout commença avec un tweet d’un certain vidéaste qui prônait alors la suprématie d’un certain jeu par rapport aux autres. Parti de cette réflexion, je décidai de démarrer un thread avec pour hashtag #VréJeu qui interrogeait alors nos représentations du Jeu et du Jeu Vidéo en général. Vous pouvez retrouver l’intégralité de ce thread sur cette page.

Comprendre LES ludifications

[Bonjour Internet et merci encore une fois de lire cet article. Les jeux sont incroyables. Le concept de “jeu” en lui-même relève du pur génie. Comment sommes-nous arrivés à considérer que certaines de nos activités relèvent du Jeu ? Il y a bien des choses sur lesquels nous arrivons très simplement à nous mettre d’accord pourtant, pour certaines, il devient totalement impossible de s’entendre. Alors, comment avons-nous pu nous accorder sur l’idée du jeu ?

Que se passe-t-il dans nos têtes qui nous rend capables de définir ce qui est jeu de ce qui ne l’est pas ? Pourquoi un certain Jeu Vidéo serait plus jeu vidéo qu’un autre Jeu Vidéo ?

Pareil, dans la vie, il y a de plus en plus de situations dans lesquelles on peut penser que les individus sont en train de jouer, même inconsciemment. Prenons un cas concret : la vidéo “Her Story is Our story” que je vous invite à voir si vous avez déjà joué au jeu de Sam Barlow. Il y a quelque chose d’assez étrange avec cette vidéo : très peu de gens l’ont regardé comme une simple vidéo avec une narration linéaire et la quasi majorité de l’audience a respecté les règles que j’ai proposées et les mécaniques ludiques. Pourtant, ce n’est pas un jeu… Alors pourquoi les gens ont joué le jeu ?

Nous avons donc deux questions à traiter dans cette nouvelle capsule technique : pourquoi des gens jouent pendant des situation qui ne sont pas “jeu vidéo” et pourquoi certains jeux sont plus considérés comme des jeux que d’autres ? Et bien pour répondre à cela, je vais mobiliser le concept de gamification ou ludification et cela devrait permettre d’y voir un peu plus clair.

La ludification dans le sens commun

Dans le sens commun, lorsque l’on parle de ludification, nous faisons référence à un seul mécanisme. On intègre des éléments de jeu dans des situations qui ne sont pas “jeux”, où du moins qui ne sont pas considérées comme “Jeux”. Donc en gros, en ludifiant une situation, on lui inclut un caractère “jouable”. La jouabilité ici, c’est tout simplement le degré accordé aux gens afin qu’ils rendent ludique une situation. Plus une situation possède un degré élevé de jouabilité et plus facilement nous pourrons observer l’émergence de situations de jeux. Prenons , un exemple simple : il y a 50 ans  à l’école, il y avait des situations jouables et des situations non-jouables. La cours de récréation était une situation avec un grand degré de jouabilité tandis que la période de classe empêchait l’émergence de jeux. Or, depuis cette époque, nous avons ludifié la classe aussi en créant des situations ludiques comme des activités de groupes, des activités manuelles, l’inclusion de systèmes de bons points etc. etc.

De plus en plus on ludifie le travail où ce qui peut s’assimiler comme étant du travail. Par exemple, il existe de nombreuses applications proposant des systèmes de jeux ludifiant la vie de tous les jours. C’est le cas par exemple de Quest : level up your life ou Habitica qui sont tout simplement un gestionnaire de tâches avec des mécaniques de jeux de rôle incluses. Et là, nous ne venons que d’évoquer les pistes empruntées par des applications informatiques, mais de nombreuses entreprises ou encore des sites internet incrémentent des éléments de gameplay à leur design.

maxresdefaultC’est très récemment le cas de Youtube Heroes qui proposent aux internautes de participer à la vie et à la gestion du site en échange d’un système de badges et de niveaux. Pour ce dernier cas, il faut bien comprendre qu’il y a énormément d’enjeux économiques liés à cette  forme de ludification puisqu’à terme, il s’agit bien de réaliser du crowdsourcing. C’est-à-dire que le site Youtube souhaite externaliser une partie de ses équipes afin de diminuer les coûts internes de la gestion de cette plateforme.

Donc là, nous avons une première définition de la ludification. Mais pour être précis, nous avons La définition de Raessens de la Ludification. Il énonce aussi qu’en plus de cela, la numérisation de nos cultures a grandement facilité la mise en place des formes de ludifications. Il existe pourtant un second type de ludification. Cette nouvelle forme que nous allons voir énonce que l’on peut ludifier les jeux eux-mêmes.

Quoi ? Vous ne comprenez pas bien ce que cela veut dire ? Alors faisons un bref parallèle avec la notion d’infini. Si je vous demande de définir l’infini, vous me diriez probablement en première réponse que c’est l’existence d’un nombre toujours supérieur au précédent. Mais, il y a en réalité plusieurs forme d’infinis. Il y a aussi “moins l’infini” mais surtout il y a aussi des infinis entre chaque nombres.

Par exemple il y a entre 0 et 1 un une infinité de nombres. Et bien c’est pareil pour les Jeux vidéo ! essayons un peu de représenter tout cela sur un graphique. Essayons d’imaginer un jeu simple qui va nous servir de référence, disons par exemple, Pierre-feuille-ciseau, ou Chifoumi ou Jankenpon ! Dans ce jeu, il y a deux joueurs et le but est globalement de faire un pari. Ce pari se résume de la manière suivante : la forme que vous allez choisir va battre la forme choisie par votre adversaire. Bon, nous avons déjà parlé du processus de ludification de Raessens. Cela veut dire que le gameplay du Pierre-Papier-Ciseau va être implanté dans certaines situations de la vie courante. Plein d’exemples peuvent venir en tête puisque ce jeu peut servir de méthode rapide de décision ! Donc à vous d’imaginer les enjeux qui peuvent y avoir derrière une partie de JanKenPon. Maintenant, si on regarde dans l’autre sens, on peut se dire que le JanKenPon, ce n’est pas un jeu très “rationnel”. Par exemple, qui fait le décompte ? Est-ce que les deux joueurs donnent leur réponse en même temps ? Est-ce qu’on est sûr que les deux joueurs connaissent les mêmes règles et pas seulement des variantes ? Est-ce qu’un joueur ayant plus d’expérience à ce jeu peut abuser un joueur novice ? Bref, on s’aperçoit vite que le Jeu Pierre-Papier-Ciseau n’est pas très rigoureux, précis. C’est pourquoi par exemple, il y a des développeurs qui ont proposé des solutions. Le site roshambo permet de rationaliser à l’extrême un jeu de JanKenPOn : il ne peut y avoir de triche puisque les adversaires révèlent leurs choix exactement au même moment, etc.

Ludifier un jeu ?

Cette forme de ludification a été mise en avant par deux chercheurs : Grimes et Feenberg. Et pour ces derniers, ludifier un jeu signifie rationaliser un jeu. Donc plus un jeu est ludifié, plus ses règles seront clairement établies et plus l’activité sera encadrée par une structure solide. Et cette ludification est le résultat de trois formes de rationalisations de l’acte de jouer.

  • Tout d’abord, il faut que les échanges soient équivalents : par exemple, les mouvements des joueurs doivent être standardisés afin de réduire les imprécisions et les abus.
  • Deuxièmement, il est nécessaire de tenir une certaine classification des règles et de toujours vérifier leur application quasi bête et méchante pour laisser le minimum de place au jugements de valeurs ou tout simplement pour limiter les défaillances humaines.
  • Dernièrement, il s’agit d’optimiser le calcul de l’effort et des résultats. Par exemple, les systèmes d’attribution de points en fonction des exploits des joueurs doivent être les plus impartiaux possibles afin que la décision finale soit incontestable.

Maintenant si l’on souhaite reprendre mon graphique expliquant les formes de ludifications, nous avons donc quelque chose qui ressemble au schéma ci-dessous. A gauche, nous avons donc l’emploi de certaines mécaniques de jeu dans la vie de tous les jours, parfois des stratégies ludiques se mettent en placent mais cela ne se différencie pas vraiment des autres activités que nous avons. Au milieu, nous avons une mise en place d’une sphère ludique, d’un cercle magique pour reprendre Huizinga, qui va définir un espace dans lequel les individus jouent sans pour autant forcément avoir un support de jeu. C’est là que l’acte de jeu n’est pas forcément rationnel : les règles changent souvent, les objectifs sont variables et ne sont pas forcément perçus comme une finalité à atteindre. Enfin, à droite, il s’agit vraiment de jouer de manière structurée avec des supports de jeu et plus nous continuons vers la droite, plus les supports proposeront des expériences rationalisées où par exemple, les règles ne peuvent être modifiées.

Mais pour revenir à mon exposé : les jeux vidéo sont majoritairement des expériences ludiques extrêmement rationnelles d’un point de vue du game design : ils ne laissent en réalité que très peu d’espaces de liberté à l’expression des joueurs. Attention, n’allez pas me faire dire qu’un joueur ne peut pas ressentir une forme de liberté d’expression lorsqu’il joue, mon propos est surtout de dire qu’une structure de jeu vidéo ne lui laissera qu’un espace plus ou moins grand mais jamais avec une infinité de variations possibles.

Et donc du coup, plus un jeu vidéo va être rationnel et plus nous aurons tendance à le considérer comme un jeu vidéo. Pourquoi me demanderiez-vous ? Et bien l’une des explications qui peut être avancée est qu’un jeu vidéo “rationnel” correspond plus ou moins à la représentation que nous nous faisons généralement des jeux vidéo.  Par exemple, vous pouvez faire l’exercice suivant par vous même en répondant à la question suivante : quels sont les caractéristiques des jeux vidéo en général ? C’est bon ? Vous avez quelques idées ?

Si vous avez répondu qu’un jeu vidéo doit avoir : un système de points, proposer un mode de compétition, avoir une histoire transmise par une forme de narration, posséder des boucles de gameplay, être progressif dans sa difficulté et j’en passe : bravo ! Vous avez bien repéré les caractéristiques les plus présentes dans les jeux vidéo de la décennie 2006-2016.

Et inversement, plus un jeu proposera une expérience proche du “Play”, moins il sera ludifié et moins il aura l’air d’un jeu vidéo puisqu’il ne correspondra alors pas à l’idée que l’on se fait des jeux vidéo en général. Nous avons donc une réponse à la question que nous nous posions en début de vidéo à savoir : Pourquoi un certain Jeu Vidéo serait plus jeu vidéo qu’un autre Jeu Vidéo ?

Et pour que ces idées de ludification soient définitivement claires, je vous propose de parcourir rapidement trois jeux vidéo qui sont plus ou moins rationnels et d’observer pourquoi ils sont de moins en moins ludifiés, tout en restant des jeux vidéo !

3 exemples pour illustrer la ludification de l’idée du jeu

ludification_firewatch_witness_proteus

Pour faciliter la chose, j’ai choisi trois jeux qui possèdent des caractéristiques du Walking Simulator et nous allons voir comment ces jeux rationalisent ou pas l’expérience du joueur. Commençons avec celui que je considère comme le plus ludifié de tous : FireWatch ! Quoi ? Vous n’êtes déjà pas d’accord avec mon choix ? bon attendez je m’explique.

Dans FireWatch, vous incarnez un homme un peu perdu et qui décide de mettre sa vie en pause en devenant garde forestier. Ce jeu fait partie de ce genre que les gens aiment appeler “jeux narratifs”, ce terme ne veut pas dire grand chose car tout jeu est narratif mais disons que les jeux narratifs sont des jeux mettant l’accent sur la mise en récit d’une histoire. Alors, c’est déjà un jeu qui interroge pas mal de personnes sur son statut de jeu mais si l’on regarde de plus près et que l’on décompose un peu les éléments de FireWatch, on s’aperçoit qu’il possède de nombreuses caractéristiques du jeu vidéo.

Par exemple, on comprend très vite que la progression est linéaire et que le jeu ne nous ouvre des portes que si nous avons rempli un certain nombre de critères. Nous avons bien entendu des objectifs avec des indicateurs visuels. Ensuite, on remarque que nous possédons un inventaire qui se remplit de “clefs”, c’est-à-dire d’objets qui nous permettent de débloquer la suite de l’aventure. Et bien entendu, nous avons quelques collectibles pour les plus observateurs d’entre nous. Donc finalement, FireWatch contient pas mal de marqueur “rationnels” du jeu.  Un dernier élément très simple à observer concerne la présence de l’interface et de tous les signaux extra-diégétiques. “Extra-diégétique” signifie que les signaux ne font pas partie de l’univers du jeu. ils font partie d’une surcouche en dehors de la diégèse et seulement visible par le joueur. Certaines personnes ont finalement beau dire que les jeux comme FireWatch ne sont pas des jeux vidéo, on s’aperçoit qu’en les dénouant éléments par éléments, et bien, ils possèdent de nombreuses caractéristiques du jeu vidéo.

Maintenant, passons à The Witness. Dans ce jeu, vous vous promenez sur une île abandonnée qui a été aménagée par on ne sait quelle entité pour vous en plaçant des énigmes de la forme de panneaux sur lesquels vous devez tracer une ligne allant d’un point A à un point B en respectant les règles établies. Et c’est tout, rien de plus. Il n’y a pas de mystère, pas de grande histoire qui se résout à la fin avec un twist. Bref, le jeu ne vous propose qu’une expérience d’exploration d’une île avec des énigmes qui ne sont finalement pas obligatoires sauf si l’on décide que le but du jeu est de le terminer. Et là, le jeu propose une expérience bien moins ludifiée que FireWatch. Il n’y a pas vraiment d’objectif explicite, quasiment aucun didacticiel formel et c’est aux joueurs de comprendre les règles régissant les énigmes. Même si l’on s’attache à l’interface, celle-ci est réduite au stricte minimum : aucune information sur l’état du joueur, seul un viseur au centre et un rebord blanc lorsque nous résolvons les énigmes. De même, le jeu ne transmet aucune information extra-diégétique : pas de distribution de point, pas d’aide, de conseil, etc. Enfin, l’expérience est sans compromis, il n’y a aucune coupure dans le gameplay : pas de cinématiques, pas de temps mort, le joueur reste seul maître à bord dans sa progression et dans le rythme qu’il souhaite imposer au jeu.

screenshot06Dans The Witness, il y donc moins de marqueurs pragmatiques qui nous indiquent que c’est un jeu ; et cela se remarque d’autant plus lorsqu’on le compare à FireWatch. Cependant, le fait de voir toutes ces énigmes fournit un indice sur ce que doit faire le joueur pour “progresser”, si l’on peut vraiment utiliser ce terme pour définir l’expérience que nous avons dans ce jeu. Donc si l’on reprend notre graphique ci-dessus, TheWitness est toujours un jeu, mais son expérience est moins ludifiée que celle de FireWatch.

Vient maintenant notre dernier exemple, dans Proteus, vous vous réveillez au large d’une île qui a peut être accueilli, fut un temps, une civilisation et vous explorez. C’est tout, aucune information extra diégétique ne vient indiquer aux joueurs ce qu’il se passe. Ce dernier ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qu’il fait là, ni comment, ni pourquoi. Bref ce jeu n’est quasiment pas ludifié. Nous ne faisons que nous promener sur une île déserte tout en observant cette dernière et faisant des rencontres. Est-ce que c’est un jeu ? Je crois bien que poser cette question n’a pas de sens. Pourtant, si l’on regarde maintenant le comportement que j’ai eu, et bien il s’avère que j’ai joué à quelque chose. Pendant ma promenade, j’ai joué à poursuivre les grenouilles, embêter gentiment les poules, chercher à m’échapper des abeilles et j’ai poursuivi des lucioles. galerie-proteus_5Rien ne vient nous dire si ce que nous faisons est bien ou pas, il n’y a aucun feedback qui nous félicite ou nous punit, il n’y as pas de règles du jeu donnant des objectifs au joueur, c’est à ce dernier, en observant le monde autours de lui, de l’accepter comme un terrain de jeu. Proteus est un jeu qui ne transmet pas, ou très peu, le message “je suis un jeu”. Il interroge le joueur qui lui joue sans pour autant être capable de définir ce qu’est l’objet du jeu. C’est d’ailleurs pour cela que mon expérience est sûrement très différente d’une autre personne. Cette dernière ne considérera peut-être pas Proteus comme un jeu. Au delà de savoir qui a raison ou qui a tort, il devient intéressant d’émettre l’hypothèse que Proteus n’est pas assez ludifié pour mettre tout le monde d’accord sur son statut de jeu (ou de non-jeu).

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Conclusion

Au travers de ces 3 exemples, je pense avoir expliqué ce que pouvait représenter la ludification des jeux eux-mêmes. Bien sûr les comparaisons que je vous ai proposées sont très personnelles et peut-être que certains d’entre vous ne seront pas d’accord avec mon agencement, et bien à mon sens, ce n’est pas grave. Sans tomber dans un relativisme extrême, il est possible que ma classification de ces trois jeux ne conviennent pas à tous. N’hésitez pas à me dire en commentaire si vous n’êtes pas d’accords. Je serai très content de pouvoir en discuter.

En attendant, Internet, n’oublie pas que la ludification est un terme qui possède au moins deux définitions. D’un côté, cela nous permet de comprendre comment des éléments de la sphère ludique sont appliquée dans les autres sphères de la vie. De l’autre côté, la ludification nous permet de comprendre comment les game designers et les joueurs rationnalisent les expériences de jeux. Donc pour répondre à notre question du début, il n’y a pas de vrais jeux vidéo, seulement des objet plus ou moins ludifiés avec lesquels des individus peuvent jouer et s’amuser.

Esteban Grine, 2016.

147-sky4v1bSources

Genvo, Sébastien, « Penser la formation et les évolutions du jeu sur support numérique », mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches, 2013.
Grimes, Sara M., et Andrew Feenberg. « Rationalizing Play: A Critical Theory of Digital Gaming ». The Information Society 25, no 2 (11 mars 2009): 105‑18. doi:10.1080/01972240802701643.
Lange, Michiel de, Sybille Lammes, Joost Raessens, Jos de Mul, et Valerie Frissen. Playful Identities: The Ludification of Digital Media Cultures. 1re éd. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2015.

Un jeu qui s’appelle la science. Pourquoi et comment les jeux vidéo peuvent être des objets scientifiques

 Une grande partie du travail de définition et de compréhension des jeux consiste encore à chercher à quels objets ou quelles attitudes ils s’opposent. Si certains travaux récents ont pu traiter de celle qui est communément envisagée entre jeu et travail ou jeu et sérieux (Buzy-Christmann et al. 2016; Trepanier-Jobin 2016), il est une autre opposition dont on parle moins : celle de la démarche scientifique et du jeu, alors même qu’un champ universitaire qui cherche à l’étudier (et plus largement le jeu vidéo) se développe. Est-il possible de porter un regard scientifique sur le jeu, sur les jeux et l’attitude qui l’accompagne ? Si oui, en quoi consisterait-il ? Cet article se propose d’évoquer comment le jeu, à la fois compris comme structure et comme attitude, peut être abordé au regard de ce qu’est la démarche scientifique notamment dans l’acception populaire et parfois déformée du terme.

Des jeux au labo

Pour apporter les jeux vidéo, comme objets et comme pratiques, au laboratoire, il faut bien entendu les pratiquer d’une manière qui semble paradoxale : à savoir y jouer, donc en faire l’expérience d’une manière ludique, mais tout en développant également une attitude réflexive (Di Filippo 2012). Aussi est-il nécessaire d’être joueur, c’est à dire d’être en contact avec l’objet que l’on étudie. De là à dire que cette activité de recherche serait réservée aux seuls hardcore gamers, il y a toutefois un fossé. Entre la nécessité du contact avec l’objet et celle de la distance nécessaire à son étude, entre une activité pensée par certains comme « improductive » par essence (Caillois 2006)][1] et la production de connaissance que l’on pourrait tirer de son étude, où se trouve l’espace pour de la science ? Est-ce prendre le risque de rendre futile et improductive l’activité scientifique, ou même de rendre austère et de désenchanter la sphère ludique ?

Il faut tout d’abord éclairer davantage ce que l’on entend lorsqu’on parle d’intégrer les jeux vidéo dans le périmètre des sciences. En effet, même si l’on pourrait considérer que dans le langage commun un objet dit « scientifique » peut jouir d’une légitimité importante aux yeux du public, il ne s’agit pas tellement de proposer avec ce rattachement un moyen de légitimer davantage les jeux vidéo eux-mêmes (Schmoll 2011). Il s’agit bien davantage d’assurer à ce champ universitaire qu’il trouve sa place au milieu d’autres discours sur les jeux vidéo, et que soit reconnu sa spécificité par rapport à d’autres types de discours plus répandus.

La science que l’on convoque ici pour venir parler de jeux vidéo est en effet à comprendre comme une méthode, plus précisément une « méthode rationnelle d’explication du monde réel »[2], qui se veut sceptique a priori sur les faits, matérialiste en méthode, réaliste en principe. Sceptique a priori sur les faits, car elle se propose de ne pas tenir pour évident ce qui est perçu par nos sens et ce qui semble aller de soi, en particulier en tant que joueur mais pas seulement. S’agissant du jeu vidéo, il n’est pas seulement question d’évoluer dans la conscience que « ce que l’on voit n’est pas réel »[3], mais de remettre en question les discours que l’on peut avoir sur les jeux, surtout si ils sont issus de l’opinion générale. Call of Duty est un jeu violent. Mais en quoi un jeu qui donne à voir des scènes de guerres est-il violent ? La violence dans les jeux vidéo est-elle une question de représentation, de thèmes abordés, ou alors de mécaniques de jeu ? Peut-on isoler ce qui est proprement la marque de la violence dans ces jeux ? A quelle fin, et avec quels outils ?

Pour aborder de telles questions, la science se propose d’être matérialiste en méthode. Cette dernière partie est importante : elle ne décrit pas une adhésion à une école de pensée philosophique, mais bien un outil de travail. La science se propose de travailler avec ce qui est matériel, ou qui renvoie à une propriété de la matière. On analysera alors, dans le cadre d’un travail scientifique sur les jeux vidéo, ses aspects visuels, son élaboration informatique, son écriture scénaristique…  Si l’on doit s’intéresser aux usages, par des outils psychologiques ou sociologiques, voire anthropologiques, on le fera selon des modèles et des schémas explicatifs précis, eux-mêmes issus de constructions théoriques scientifiques.

La science est enfin réaliste en principe, en ce qu’elle pose une distinction entre le monde réel et les discours qu’elle a sur ce monde ; tout en stipulant que ce monde existe en dehors de nos perceptions et représentations. Ainsi, même si en étudiant les représentations de la violence dans les jeux vidéo on peut être amené à penser qu’une chose n’est pas perçue comme violente (ou surprenante, ou engageante) en soi, mais qu’elle l’est dans notre perception, cette donnée peut demeurer pertinente pour l’étude. Il s’agit simplement alors de reconnaître que ce qui est réel dans cette observation, c’est que « la façon dont la connaissance est ainsi modifiée »((Di Filippo 2012):182-183) par les données de notre perception. Il s’agit de formuler des catégories à partir desquelles ce qui est étudié peut être rendu intelligible, justifier de l’usage de ces catégories et les définir avec suffisamment de précision pour pouvoir dépasser le niveau de preuve de la simple expérience personnelle. Par exemple, la catégorie de « violence », bien que pouvant être laissée à la sensibilité de chacun, doit être définie dans le cas de la recherche scientifique si on la propose comme pertinente pour  parler des jeux vidéo. Est-ce un type de contenu ? Un ensemble de représentations ? Les modalités selon lesquelles ces représentations sont données à être perçues (fréquence d’apparition, espace sur l’écran, volume sonore, étalement dans le temps de jeu)…? Un type d’interaction proposé au joueur ? Ainsi en est-il des jeux vidéo comme des autres objets auxquels on peut appliquer une démarche sceptique : il faut s’assurer de l’existence d’un phénomène (en proposer des éléments reconnaissables, une définition, une méthode de mesure) avant de chercher à se questionner sur ses effets ou ses conséquences.

Chercher à en rendre compte, en ayant conscience de ne pas pouvoir le retranscrire parfaitement, intégralement et directement : c’est cette attitude à l’égard du réel, et cette démarche méthodologique qui fonde la méthode scientifique[4].

L’idée selon laquelle les jeux vidéo font partie du monde réel, en dépit du fait qu’ils sont généralement compris comme représentant des « mondes virtuels », est un caractère qui doit pouvoir fonder une forme de reproductibilité des expériences. Effectivement, les jeux vidéo sont basés sur un certain nombre de mécaniques, et il est possible d’isoler ces mécaniques, de les identifier et d’en faire plusieurs fois l’expérience, une fois le cadre conceptuel et méthodologique posé. Certains mécanismes demandent parfois, pour être pleinement identifiés et compris, d’être exécutés selon un degré de perfection qui demande de la pratique, et donc, qui réclame qu’une expérience soit réitérée, parfois par plusieurs joueurs-observateurs indépendants, et dans des conditions identifiées (Di Filippo 2012). Les jeux vidéo étant eux-même des systèmes réglés, la démarche que l’on peut mettre en oeuvre pour les comprendre reprend les mêmes prémisses que l’exploration scientifique du monde réel :  le monde réel comme le monde du jeu fonctionnent d’après des règles, qui existent en dehors de notre représentation; règles que l’on se propose de connaître en les soumettant au test expérimental_[5].

Du discours de valeurs au discours de faits

On peut constater que les discours sur le jeu vidéo sont nombreux, variés, et que leur nature varie même selon les supports sur lesquels ils se trouvent : le monde de la presse quotidienne et généraliste fait ses gros titres sur les enjeux économiques et sociaux, voire sociétaux, de la pratique vidéoludique (les liens réels ou supposés entre violence et jeux vidéo), la sphère des vidéastes de YouTube s’épanouit dans les sessions de jeu commentées (let’s play) ou la critique (review). Ceci reste à nuancer : il existe des vidéastes qui s’attachent à vulgariser les études théoriques sur le jeu, quelques journaux spécialisés accordent des articles de fond sur le jeu vidéo, parfois richement documentés, et de grands quotidiens peuvent réserver un encart où traiter des actualités et des débats sur le monde du jeu vidéo[6]_. Parler de jeu vidéo, de manière assez courante, peut-être l’initiative de journalistes et/ou de joueurs, d’amateurs ou de professionnels, mais n’est pas encore l’apanage de scientifiques. Pour être plus exact : d’individus se reconnaissant dans la démarche qui porte ce nom, en mettant en œuvre ses principes. Cela est certainement dû au fait que sur ce qui serait le marché des discours sur le jeu vidéo, certains sont plus valorisés et demandés, du fait de la nature commerciale de l’objet : consommateurs comme producteurs peuvent être davantage intéressés par des discours portant sur la qualité des produits, afin de s’informer sur les tendances actuelles en terme de goût, et faire correspondre une offre à ce qu’ils perçoivent comme étant la demande en terme de jeux.

En effet, aussi éclairés et érudits qu’ils soient, nombre de ces discours demeurent orientés quant à leurs buts : montrer les qualités reproductibles des jeux et éviter d’en reconduire les faiblesses (pour les créateurs), mettre en lumière ce qui fonde l’opinion publique sur eux (pour la presse généraliste), les critiquer et guider le joueur vers des opus choisis (pour les testeurs et joueurs). Reste-t-il de la place pour un discours qui se veuille scientifique ? Quel serait la nature d’un tel discours ?

Avant tout, il se voudrait à la recherche de connaissances documentées, sourcées, mais surtout objectives et non relativistes. A la différence de l’opinion commune qui voudrait que tous les goûts sont dans la nature et que tous les avis se valent (pour peu qu’ils soient des avis un tant soit peu éclairés), la science ne se satisfait pas seulement de la critique d’objets individuels en tant que tels, mais cherche à formuler des théories, c’est à dire des schémas explicatifs du monde réel, qui puissent dans une certaine mesure avoir une valeur prédictive ou reproductible, et qui met en cohérence des éléments du réel. Ainsi peut-il en être de la grille d’analyse de la contingence dans les jeux vidéo proposée par Thomas Malaby (Malaby 2007). Pour identifier les différentes modalités d’apparition du jeu, cette approche se base sur des éléments identifiés et caractérisés, puis met ces éléments en cohérence entre eux en les inscrivant dans un cadre explicatif, cadre qui peut ensuite être appliqué sur, sinon tous, en tout cas un nombre conséquent d’autres jeux vidéo.

De quelle science s’agit-il au fond ? Car même si les jeux vidéo sont fondamentalement des logiciels, ils ne peuvent plus être lus et compris seulement à partir de l’informatique et de sciences dites « dures ». Ils sont aussi des supports de création multimédia qui autorisent des lectures à partir de concepts issus de l’analyse cinématographique, de la théorie littéraire ou des arts graphiques.

Le jeu vidéo comme objet de scepticisme ?

Au terme de ce survol, il convient d’amener en conclusion ce qui est une prémisse au raisonnement scientifique : les jeux vidéo sont des objets rêvés pour le scepticisme. La première étape de la démarche scientifique, ce peut être de reconnaître que l’on fait face à un monde complexe, contenant des créations non moins complexes, qui ne peuvent êtres décrites à l’aide d’explications monocausales (de même que toute création humaine) et que pour pouvoir l’approcher et le comprendre un peu mieux il ne suffira pas de s’en remettre à sa seule perception, à ses préconceptions ou ses expériences personnelles. En somme, le jeu vidéo en tant que domaine d’étude demeure travaillé par des problématiques de définition et de circonscription. Alors que l’on questionne les rapports entre réalité et fiction pour parler des phénomènes ludiques, entre développeur et joueur en ce qui concerne la création du sens dans une œuvre vidéoludique ; il convient de faire preuve de scepticisme d’autant plus que cet objet peut nous amener à faire évoluer nos conceptions traditionnelles, par exemple, de ce qu’est un objet de communication (Genvo 2006).

Parce que le champs des game studies –ou sciences du jeu, dont une frange seulement s’intéresse au jeu vidéo- est encore jeune, il invoque dans le cadre de son travail des paradigmes, des grilles de lectures et des concepts issus de champs extrêmement divers : qu’il s’agisse de lire les jeux comme « architecture narrative » (Jenkins 2002), faisant appel à des notions d’urbanisme (Lynch 1960), à la théorie littéraire (Bouchardon 2008), à l’informatique (Raessens 2011), aux sciences de l’éducation et aux humanités (Wainwright 2014)… Du point de vue du chercheur, les sciences du jeu sont encore un grand lieu de convergence, heureusement ouvert à de nombreuses disciplines qui viennent l’enrichir, mais parmi lesquelles peuvent se glisser des constructions conceptuelles qui n’ont pas entièrement, voire pas du tout, donné la preuve de leur scientificité. On peut voir  ainsi émerger des lectures psychanalytiques des jeux vidéo, qui peuvent être alors considérés comme des outils pour l’examen ou la résolution des troubles et conflits dans l’inconscient d’un individu, inconscient défini comme un réservoir des traumatismes dans la tradition freudienne(Tordo 2012). Lorsqu’il s’agit pour les chercheurs, professionnels ou non, en théorie du jeu comme ailleurs, de produire une connaissance sur un objet, ils doivent être capable de justifier des cadres d’analyse et des concepts utilisés. Ce qui est en jeu, c’est assurément le peu de qualité des travaux qui peuvent en résulter voire, dans le pire des cas, une dépréciation de l’objet d’étude, que l’on pourrait alors croire juste bon à être livré aux pseudo-sciences_.

Conclusion

Au final, il apparaît que les jeux -et plus particulièrement les jeux vidéo- ont à gagner à faire l’objet d’une approche scientifique. Une telle approche permet notamment de les aborder en ne se tenant pas à la seule critique de leurs qualités ludiques et artistiques_, mais d’aller plus loin en proposant de tenir sur ces productions un discours de faits. Cette distinction est essentielle dès lors que l’on nourrit le projet, avec les sciences, de rechercher une forme de connaissance objective sur le monde réel.

Accepter de pouvoir traiter les jeux vidéo à l’aide de la méthode scientifique n’est pas une tentative opportuniste de la part de la science, qui serait comprise comme communauté arriviste, conservatrice et élitiste, pour retrouver du crédit (populaire) ou même des crédits (de recherche). Il ne s’agit pas pour ceux qui seraient des « trouble-fête » d’arracher un « jouet » des mains des joueurs, ni de « désenchanter » -critique récurrente adressée à la démarche scientifique- ce qui demeure encore un objet d’émerveillement et d’amusement pour nombre de gens.

C’est simplement considérer que le jeu vidéo et les phénomènes liés à lui sont réels, au sens qu’ils font partie de notre réalité et que nous les appréhendons comme tels_. C’est constater qu’ils sont des créations de l’esprit humain qui peuvent être, au même titre que n’importe quelle autre création, examinées avec méthode par ceux qui nourrissent le projet de les comprendre. C’est se proposer enfin de se lancer dans une démarche exploratoire qui a ses objectifs et ses règles, effectuer « un déplacement d’un système réglé vers un autre » (Di Filippo 2012). C’est au final « jouer un jeu » qui s’appelle la science. ■

Julien Bazile, 2016

Bibliographie

Articles et ouvrages

  • Bouchardon, Serge. 2008. “Le Récit Littéraire Interactif : Une Valeur Heuristique.” Communication Et Langages 155 (1): 81–97.
  • Buzy-Christmann, Delphine, Laurent Di Filippo, Stéphane Goria, and Pauline Thévenot. 2016. “Correspondances Et Contrastes Entre Jeux Traditionnels Et Jeux Numériques.” Sciences Du Jeu, no. 5 (February). doi:10.4000/sdj.547.
  • Caillois, Roger. 2006. Les Jeux Et Les Hommes: Le Masque Et Le Vertige. Ed. rev. et augm. Paris: Folio.
  • Di Filippo, Laurent. 2012. “La Dichotomie Chercheur-Joueur Dans La Recherche en Jeu Vidéo: Pertinence Et Limites.” La Position Du Doctorant. Trajectoires, Engagements, Réflexivité, 171–92.
  • Genvo, Sébastien. 2006. Le Game Design De Jeu Vidéo. Approche Communicationnelle Et Interculturelle.
  • Jenkins, H. 2002. “Game Design as Narrative Architecture.” ResearchGate 44 (January).
  • Lynch, Kevin. 1960. The Image of the City. 1st ed. Cambridge, Mass.: The MIT Press.
  • Malaby, T M. 2007. “Beyond Play: a New Approach to Games.” Games and Culture 2 (2): 95–113. doi:10.1177/1555412007299434.
  • Raessens, Joost, ed. 2011. Handbook of Computer Game Studies. First paperback ed. Cambridge, Mass.: MIT Press.
  • Schmoll, Patrick. 2011. “Sciences Du Jeu : État Des Lieux Et Perspectives.” Revue Des Sciences Sociales, no. 45.
  • Tordo, Frédéric. 2012. “Psychanalyse De L’action Dans Le Jeu Vidéo.” Adolescence 79 (1). GREUPP: 119–32. doi:10.3917/ado.079.0119.
  • Trepanier-Jobin, Gabrielle. 2016. “Differentiating Serious, Persuasive, and Expressive Games.” Kinephanos, April, 107–28.
  • Wainwright, A Martin. 2014. “Teaching Historical Theory Through Video Games.” The History Teacher 47 (4): 579–612.

Vidéos

Notes de Bas de page

 [1] L’édition originale date de 1958.

[2]  Voir la définition proposée par Guillaume Lecointre dans sa conférence de 2009, citée en référence.

[3]  La réalité des phénomènes liés au jeu vidéo est discutée plus bas. Voir Espen Aarseth sur le ludoréalisme.

[4]  Au sujet des caractéristiques de la méthode scientifique, consulter : Chalmers, Alan Francis, and Michel Biezunski. 1990. Qu’est-Ce Que La Science? Récents Développements en Philosophie Des Sciences: Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend. Paris: Librairie générale française.

[5]  Bien que les règles des jeux ne soient évidemment pas similaires aux « lois de la nature » (les premières sont les seules, jusqu’à plus ample informée, à résulter d’une création), les deux types de règles sont théoriquement constantes dans les univers dans lesquelles on les retrouve. Mais il est à noter qu’il existe toutefois des jeux dans lesquelles les règles sont amenées à évoluer : la discours scientifique ne cherche alors plus à rendre compte du fonctionnement des règles, mais va expliciter les raisons de leur caractère évolutif. De surcroît, les modalités de leur évolution peuvent être elles-mêmes réglées.

[6]  Le journal Le Monde, dans sa version en ligne, propose du contenu sur le numérique et le jeu vidéo  : http://www.lemonde.fr/pixels/.

Play Anything, le dernier livre de Ian Bogost

J’ai lu le dernier livre de Ian Bogost et je me suis dit, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas essayer de vous partager ce que j’en ai retenu ? Play anything n’est pas un livre sur le jeu ou sur le jeu vidéo. Bogost a déjà écrit ce qu’il avait à dire sur le sujet. Non. Play Anything, c’est un essai philosophique sur comment appréhender la vie de manière générale.

Ce livre n’a pas pour objectif d’être exhaustif dans ses sources, ni même scientifique dans son contenu. On pourrait alors critiquer cette démarche qui se veut plus sensorielle et personnelle que factuelle et rigoureuse. Et pourtant, j’ai beaucoup aimé ce livre et les propos qui y sont tenus mais peut-être que pour expliquer cela, je dois vous parler un peu de moi.

J’ai une certaine tendance à visualiser tout ce qui m’entoure sous la forme de jeux respectant des mécaniques ludiques. La loi, les relations sociales et les comportements des individus respectent pour moi des règles de jeux. C’est très loin d’une représentation parfaite du monde, je vous le concède. Pourtant, c’est celle que j’ai choisi et qui me convient le mieux aujourd’hui pour appréhender l’univers et ses règles.

Tout commence par un Terrain de Jeu

Alors, je ne dis pas que l’univers est un jeu, et Bogost ne serait pas d’accord avec cette idée non plus. Au contraire, pour lui la réalité n’a pas à être définie comme un jeu. Cependant, elle contient ce qu’il appelle des situations pouvant devenir des terrains de jeux. Et potentiellement, tout peut être propice au jeu. Là, il fait référence au concept de jouabilité d’un chose. Plus une situation possède une jouabilité élevé et plus il est possible de mettre en place un jeu à l’intérieur de celle-ci. Bogost nous dit que la plupart des situations de la vie sont jouables : se balader dans un magasin, aller au cinéma, se promener dans la rue, faire la vaisselle, le ménage. Toutes ces situations sont propices à la mises en place de ce qu’il appelle un “terrain de jeu”. Même s’il n’évoque pas le concept de Ludification au sens de Raessens. Nous pourrions y voir une critique, cependant, il convient dès à présent de dire que le concept de ludification est un concept anthropocentriste : c’est-à-dire que c’est de l’humain qui est ) l’origine des terrains de jeu . Or, Bogost, comme nous l’apprenons plus tard dans le texte, propose une vision de excentrée : les terrains de jeu proviennent des objets eux-mêmes selon Bogost. Le concept de ludification ne fait donc pas sens dans l’ouvrage de Bogost.

Et contrairement à de nombreux chercheurs  qui le précédent (Huizinga entre autres), Bogost rejette l’idée que le jeu est une forme d’échappatoire, qu’il serait distinct de la réalité.  Au contraire, la mise en place de “terrains de jeu”, c’est-à-dire un espace plus ou moins définis dans lequel le jeu se produit, nécessite selon Bogost précisément d’accepter la réalité telle qu’elle se présente à nos yeux. Et pour ce faire, il est nécessaire d’observer les choses qui nous entourent et de reconnaître leur existence sans jugement de valeur. En effet, Bogost nous pose une question très simple au début de son livre : pourquoi les enfants arrivent toujours à inventer des jeux dans n’importe quelle situation ? L’on peut penser aux enfant qui dans un magasin cherche à ne marcher que sur certaines dalles du sols par exemple. Bogost demande au lecteur pourquoi les adultes ne font pas la même chose ? Selon lui, les adultes observent et acceptent moins les objets qui les entourent. Or, en reprenant Don Norman, Bogost pose l’hypothèse que c’est en observant et en acceptant les choses que l’on peut voir leurs affordances, c’est à dire l’ensemble des possibilités qu’elles offrent.

L’Ironie : l’ennemie du Jeu

Et si en tant qu’adultes, nous ne voyons plus les affordances des objets et des choses qui nous entourent, c’est, selon Bogost, à cause de l’ironie dont nous faisons preuve la plupart du temps. Il définit l’Ironie comme une stratégie de distanciation. Nous faisons preuve d’Ironie au sens de Moquerie comme d’une forme d’autodéfense. L’objectif est alors de pouvoir rapidement se protéger lorsqu’un objet nous fait défaut. Il énonce alors que nous souffrons de ce qu’il appelle l’Ironoïa : la peur des choses. Cette ironoïa doit se comprendre comme une forme de paranoïa dirigée vers les objets. Mais ce n’est pas tout. L’ironoïa est aussi paradoxale dans le sens où c’est aussi une méthode pour garder les objets qui nous entoure à une certaine proximité. Ainsi, nous gardons les choses, les phénomènes à proximité mais sommes prêts à nous en distancer au moindre problème qui pourrait survenir. Par ailleurs, Bogost rapproche beaucoup l’Ironoia du sentiment de nostalgie : cet idéal inatteignable nous obligeant à limiter ce que nous pouvons attendre des choses puisque de toute façon, nous serons déçus. Dès lors, notre ironie nous empêche de pouvoir voir la jouabilité des situations.  C’est pourquoi Bogost critique cette posture puisque c’est ce qui celui-lui nous empêche de jouer.

Pourtant, malgré notre inhérence à être ironique, cela ne nous empêche pas de rechercher l’amusement lorsque l’on joue. Mais Bogost questionne véritablement notre capacité à définir ce qui est l’amusement, ce qui est fun. En effet, on utilise l’adjectif “fun” pour caractériser un bon jeu vidéo. Mais ici, nous utilisons “fun” comme si nous utilisions l’adjectif “bon” pour un livre ou un film. De même, nous associons l’idée d’amusement à l’idée de plaisir mais Bogost confronte cette hypothèse à la réalité. Le constat qu’il propose serait même plutôt l’inverse. A partir d’une série non exhaustive d’exemples, il énonce que les situations mémorables et celles durant lesquelles nous nous sommes le plus amusés ne sont pas forcément liés aux situations pendant lesquelles nous avons été les plus heureux.

Définir l’amusement par la nouveauté

De même, ce n’est pas quand nous nous sentons en équilibre dans une situation que nous nous amusons, au contraire, nous serions plutôt dans un état proche de l’ennui. Bogost en profite également pour critiquer ouvertement l’association d’idées entre l’amusement et la théorie du flow. En effet, la théorie du flow énonce qu’il existerait une zone intermédiaire entre facilité et difficulté dans laquelle les individus sont totalement en phase avec l’activité qu’ils sont en train de réaliser. Dès lors, habituellement, cette zone est vue comme l’espace dans lequel les individus peuvent s’amuser. Or, Bogost critique ouvertement cela en expliquant qu’au contraire, la théorie du flow ne nous pousse pas à découvrir et à sortir de notre zone de confort, même si la difficulté augmente par rapport à ce que nous avons connu, celle-ci se retrouve toujours équivalente à ce que nous pouvons réaliser.

Ainsi donc, pour Bogost, la recherche de l’amusement ne correspond pas à la recherche du plaisir mais plutôt la recherche de ce qui sera mémorable. Autrement formulé, le fun est fortement lié à la recherche de la nouveauté. Et découvrir la nouveauté n’est possible qu’en observant les choses et le monde sans faire preuve d’ironie. Il est nécessaire d’accepter les choses telles qu’elles sont afin de pouvoir voir la nouveauté, symbolisée par la découverte de nouvelles affordances. S’amuser, c’est donc chercher de nouvelles applications aux choses qui nous entourent. Et pour cela, il faut savoir poser son regard sans jugement.  Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot “fun” anglophone provient de “Fool”. Ce personnage est lui aussi pertinent puisqu’au moyen-âge, le fou avait le rôle d’observer et de proposer des interprétations afin d’épauler les décideurs dans leurs choix. C’est en adoptant la posture du Fou que nous pouvons voir ce qui nous entoure sous la forme de terrain de jeu. Bogost nous dit qu’il suffit d’accepter la réalité telle qu’elle sans ironie et avec humilité pour comprendre que de nombreuses situations sont jouables.

C’est l’objet qui est ludique, l’humain n’a rien à voir avec cela.

Ces derniers propos sont aussi révélateurs de ce que que pense Bogost de ses prédécesseurs. En effet, pendant les premiers chapitres, il décrit un être humain qui n’est pas forcément par nature joueur, dans le sens où l’attitude ludique si chère à de nombreux chercheurs, est en fait quelque chose de bien plus complexe qu’il n’y paraît. Dès lors, Bogost fait le postulat que l’attitude ludique est bien plus contextuelle qu’intrinsèque. En effet, plutôt que de voir l’humain comme étant le point de départ d’un acte de jeu, il propose d’orienter la discussion vers les objets. C’est dans ces derniers que se trouve le jeu et non dans les Femmes et Hommes. C’est donc un objet quel qu’il soit qui possède le caractère (l’attitude ?) ludique, caractère attribué à l’humain par Huizinga et tous les chercheurs s’en inspirant.

Bogost propose de rompre avec la tradition mais il est évident que cette remarque peut très facilement s’inscrire dans une démarche constructiviste. De même, il ne s’agit finalement que de réencastrer l’acte de Jeu dans un contexte fait de relations sociales et dans un milieu précis. Ainsi, si les propos de Bogost sont pertinents, il ne sont ne sont pas novateurs. Ils cristallisent cependant dans la recherche anglosaxonne des propos qui ont déjà été abordés dans la recherche francophone (lorsque l’on parle de la nécessaire prise en compte du contexte de jeu et la mise en exergue des relations entre les agents de l’acte de jeu).

Cependant, outre cette critique que nous venons de lui adresser, il convient de faire remarquer notre sympathie pour les propos tenus. De même, la définition de “jouer” proposé par Bogost est relativement pertinente. En effet, il définit l’acte de jouer comme “The work of processing something”, ce qui donne en français moyen : “l’acte de manipuler quelque chose”. Si cette définition semble naïve, il convient de prendre en compte tous les propos précédemment tenus par Bogost. En effet, selon l’auteur, pour jouer, il est nécessaire d’observer sans ironie le monde et les objets qui nous entourent. Autrement dit, cette définition indique que jouer signifie “découvrir les affordances d’un objet”. Encore une fois, il est nécessaire de rappeler que l’amusement se trouve dans la découverte de la nouveauté selon Bogost et cette découverte n’est rendue possible qu’en exploitant, qu’en manipulant sans ironie les objets qui nous entourent.

Pour parler du Jeu, il faut parler des Contraintes

Dès lors, avec tout ce qui vient d’être dit, nous pourrions supposer qu’il est très facile de s’amuser puisqu’il ne suffit finalement que d’observer et de manipuler. Or, Bogost prend le contrepied de cette hypothèse. Cependant, encore une fois, ses propos ne sont en rien novateurs. Bogost énonce que c’est sous la contrainte que le “jeu” peut naître. Pour soutenir son propos, il part de la création artistique et énonce que si l’artiste est totalement libre de créer ce qu’il veut, il risque de ne finalement rien créer. Or c’est en s’infligeant des contraintes techniques, matériels ou comportementales que l’artiste peut créer des oeuvres d’Art. Nous retrouvons ici un postulat relativement classique dans l’Histoire de l’Art, en esthétique et dans la recherche sur le Jeu puisque les premiers travaux de Huizinga énonçaient déjà que les jeux nécessitent l’installation de contraintes. Ces contraintes prennent la forme de règles du jeu plus ou moins permissives.

Ainsi, plus on va se fixer de contraintes et plus nous aurons de facilités à adopter une attitude ludique. Cependant, Bogost critique la vision anthropocentriste des précédents penseurs ayant travaillé sur cette notion. Ici, l’une des faiblesses de Bogost est qu’il se repose principalement sur les apports de Huizinga, qui datent de 1936, or de nombreux penseurs ont retravaillé cette notion, Henriot (1969 et 1989, faisant de lui un précurseur avant Caillois) entre autres. Ainsi plutôt que d’énoncer que le jeu provient des êtres vivants, il énonce contrairement à cela qu’il provient originellement des objets entourant les êtres vivants. Ainsi, reformulé, nous jouons non pas sur notre propre initiative mais parce que ce sont les objets eux-mêmes qui possède dans une certaine mesure une ou des affordances propices à l’apparition de terrains de jeu. L’être humain quand à lui doit se défaire de son ironie, de son ironoïa, afin de pouvoir observer et comprendre les applications ludiques, déjà présentes intrinsèquement, des objets. Finalement, “jouer” pour Bogost, c’est discerner le(s) sens ludique(s) que peuvent avoir des objets et qui existent déjà. Il n’est donc pas question d’inventer des jeux mais plutôt de les découvrir. Enfin, Bogost conclut cette partie sur la nécessité de respecter les objets pour ce qu’ils sont. Il s’agit ici d’appuyer son propos sur l’origine des jeux. Ceux-ci proviennent d’abord des objets et ce sont ensuite les humains qui les “découvrent”.

Conclusion de l’ouvrage

Ainsi donc, comme nous avons pu le montrer lors de notre note de lecture, “Play Anything” soutient la thèse suivante : ce sont les objets et l’environnement eux-mêmes qui contiennent ce que Bogost nomme les “terrains de jeu”. Ce n’est donc pas l’humain qui donne un sens ludique aux choses qui l’entourent mais c’est celui qui découvre ce sens intrinsèque aux objets, à condition de s’être défait de son ironoïa, de sa peur des objets.

L’ouvrage de Bogost, comme énoncé, ne propose pas une réflexion particulière sur les jeux vidéo ou sur les jeux. Au contraire, il s’agit plutôt d’un essai philosophique sur notre conception du jeu et de comment jouer avec/dans la vie de tous les jours. Contrairement à ce qui a pu être ébauché en philosophie ou dans la recherche par le passé, Bogost choisit de détourner son regard de l’être humain (ou tout être vivant) pour valoriser les objets et l’environnement. L’intérêt de cette démarche est bien entendu de se défaire d’une vision anthropocentriste du jeu en considérant que le ludique fait partie intrinsèquement des objets. Pour Bogost, c’est aussi une façon proposer une vision plus humble de ce qu’est le jeu et ce pour deux raisons. Premièrement, ôter cette caractéristique de l’être humain permet de minimiser l’importance de son rôle dans l’acte de jouer tout en revalorisant les objets (les structures de jeu) et secondement, comme il énonce au début de sa réflexion, “jouer” nécessite d’observer le monde qui nous entoure tel qu’il l’est et de l’accepter. Bogost nous dit clairement qu’il faut “embrasser le monde qui nous entoure”, que jouer, c’est « faire ce que l’on veut avec les choses qui nous sont données ».

Discussions, limites et ouvertures

Cependant, plusieurs limites se font sentir dans cette réflexion. Premièrement, il nous aurait semblé plus pertinent de s’intéresser de manière plus approfondie aux relations entre les objets et les joueurs. En effet, à force de vouloir mettre en avant les objets et le contexte, Bogost formule non pas une représentation fondamentalement différente de ce qu’est le jeu mais simplement une inversion des rôles. Cependant, force est d’admettre que l’idée d’associer la caractéristique du jeu directement à l’objet est séduisante mais cela suscite de nouvelles questions que Bogost n’aborde pas. En effet, il place l’humain en tant que “découvreur” du sens ludique préexistant mais nous pouvons interroger dans quelle mesure celui-ci peut prétendre à ce rôle. Selon Bogost, il suffit de se défaire de son ironie afin d’observer le monde à sa juste valeur, cependant, des travaux comme ceux de José P. Zagal (2010) ont déjà approfondi cette piste de recherche en questionnant la littératie vidéoludique des individus. Dès lors, bien que les travaux de ces deux auteurs ne soient pas exclusifs, il convient de s’interroger sur les similitudes et les réponses qu’ils proposent.

De même, dans la réflexion de Bogost, le contexte historique et sociologique des individus n’est que très peu abordé or d’autres chercheurs (Henriot, Genvo entre autres) ont déjà noté l’importance de la prise en compte de ce contexte pragmatique dans la mise en place d’une situation de jeu : ce qui est jeu dans un contexte historique et géographique ne l’est pas forcément dans un autre. De même, malgré les revendication d’humilité de Bogost, la thèse du livre se repose beaucoup trop sur une vision individualiste. Proposer des axes de recherches à un niveau macro socioculturel aurait été pertinent. Par exemple, nous pourrions nous demander dans quelle mesure le regarde de l’Autre impacte la mise en place d’un terrain de jeu ? Comment un jeu est socialement validé ou critiqué ? Pour reprendre Bogost, il suffirait d’énoncer que tout cela se regroupe dans ce qu’il appelle les contraintes nécessaires à l’apparition du jeu mais afin de poursuivre cette réflexion, il conviendrait de s’interroger sur la part que chacune des contraintes peut avoir sur les terrains de jeu.

Par ailleurs, il convient de remarquer qu’à un moment dans l’ouvrage, Bogost critique la théorie du Flow de Mihaly Csikszentmihalyi en énonçant que finalement, si l’on cherche toujours à rester dans une certaine zone de confort, cela ne correspond pas à la définition de Bogost de l’amusement. Bogost accuse à raison la théorie du Flow d’un certain conservatisme. Cependant, la conclusion de Bogost ne propose finalement pas non plus de s’émanciper d’un certain « statu quo » avec l’environnement dans lequel on se trouve. Bien que l’on pourrait argumenter que sa proposition permet efficacement de justifier les processus d’innovations (l’on pourrait d’ailleurs s’amuser à tisser des liens entre la pensée de Bogost et celle de Schumpeter à propos de l’entrepreneur), cela ne s’appliquerait pas forcément dans des situations critiques comme celle d’une dictature. En effet, l’une des limites de la thèse de « Play Anything » est que le jeu n’émerge que de situations et de règles préexistantes au joueur, or cette réflexion ne prend pas en compte de manière détaillée et constatable les changements de règles formalisés par exemple par des changements de paradigmes scientifiques (l’apparition d’une nouvelle théorie) ou politiques (les révolutions sont justement le renversement d’un système de règles). ■

Esteban Grine, 2016

(modifié le 18/10/2016, ajout d’un paragraphe dans la partie « discussions, limites et ouvertures »)

Les Dissonances Ludonarratives, Mes Amours

Il existe de plus en plus de poncifs dans la critique vidéoludique. Avec l’augmentation des compétences ludiques des individus, ces derniers sont devenus de plus en plus exigeants vis-à-vis de ce médium et c’est une très bonne chose. Par exemple, aujourd’hui, de plus en plus de joueur demandent de la variété et beaucoup de développeurs cherchent aussi à diversifier les expériences. De même, les joueurs comprennent de mieux en mieux le game design. Ils sont aujourd’hui de plus en plus capables de justifier et d’expliquer un univers d’un jeu par rapport à son gameplay. Ainsi, il est très facile de trouver aujourd’hui des vidéos expliquant les liens entre la diégèse d’un jeu comme Super Mario et son gameplay.

Pourtant, est-ce que des liens plus proches entre diégèse et gameplay font des Super Mario des jeux plus cohérents ? Pas forcément, est-ce que quelqu’un est aujourd’hui capable d’expliquer pourquoi Mario continue de tuer tant de Koopa ? De même si un jeu propose un trop gros écart entre ses différentes phases de gameplay et de cinématique, ce que l’on appelle de plus en plus des dissonances ludonarrative, la critique aura tendance à pointer cela comme étant une mauvaise chose. Prenons l’exemple d’Uncharted, poncif de la dissonance aujourd’hui. Dans ce jeu, vous incarnez un personnage au premier abord résolument bipolaire : lors des cinématiques, Nathan Drake est présenté comme un type sympa, rigolard et amical mais devient un tueur de masse pendant la plupart des phases de gameplay.  Cette distinction semblerait nuire à l’expérience du joueur. Ainsi, l’objectif de cette nouvelle critique dans laquelle je m’inscris serait de chercher quelle forme vidéoludique serait la plus parfaite pour proposer une expérience ludique optimale à un joueur-modèle, type.

Cependant, il me semble que la dissonance, comme beaucoup d’autres concepts, la difficulté entre autre, devient un terme galvaudé à cause de son utilisation abusive et de la trop grande place qu’on lui attribue dans le médium “jeu vidéo” par rapport aux autres médias. De même, il me semble que ce terme est largement réducteur quand on regarde certains concepts bien plus intéressants pour comprendre le jeu vidéo. Par ailleurs, et c’est particulièrement présent chez moi, le concept de dissonance ludonarrative se raccroche plus à une certaine idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Il crée de nombreux doubles-standards et de biais cognitifs. Tout cela me pousse sincèrement à me demander si finalement les incohérences inhérentes aux jeux vidéo sont si mauvaises pour le joueur que cela ?

Abusons-nous du concept de dissonance ludonarrative ?

Pour répondre à la première question, il faut revenir aux premiers grands travaux en science de l’information et des communications ayant étudié les médias. Marshall McLuhan vient donc en tête de liste lorsqu’il s’agit d’évoquer une référence dans la recherche sur les médias. Celui-ci a développé une théorie qui reste encore aujourd’hui fondamentale dans la compréhension que nous avons des médias : “le message, c’est le médium”. En énonçant l’idée que le médium est le message, il énonce que c’est la forme prise par le médium qui est importante, ainsi que sa combinaison avec le message. Dès lors, un même message peut théoriquement être diffusé par plusieurs médias mais comme les combinaisons vont être différentes, le message final transmis sera lui aussi différent. Ainsi, un message initial diffusé par un jeu Ratchet and Clank et un film Ratchet and clank, aboutira à deux messages finaux. Cette première réflexion nous permet déjà de relativiser énormément sur l’importance des dissonances ludonarratives sur la cohérence des jeux vidéo. Les joueurs vont eux aussi déterminer ce qu’ils vont retenir de ce qui est diffusé par un jeu. A la vue des lectures que j’ai sur internet, Nathan Drake est plus vu comme un joyeux aventurier que comme un tueur de masse et le lieutenant Shepard est plus présenté comme un ou une sauveuse de la galaxy que comme un Don Juan lubrique et patriarcale. Cela n’empêche pas d’énoncer clairement qu’Uncharted porte un système de valeur et diffuse des idées très archétypales comme la colonisation mais aussi la masculinité militarisée. Cependant, je nuancerais quand à l’impact que cela a sur l’expérience du joueur en termes ludiques.

Si l’on reprend l’exemple d’Uncharted, je ne pense pas qu’il proposerait une expérience plus cohérente s’il s’agissait d’un film. Les incohérences entre la narration et le gameplay ne seraient alors que des incohérences entre scènes d’exposition et scènes d’actions. A la vue de ces quelques éléments, le concept de “dissonance ludonarrative” commence déjà à s’effriter. Ainsi donc, noter l’existence de dissonance n’est pas une mauvaise chose, cela permet de pointer du doigt les limites dans la réflexion que le game designer a eue.

Cependant, il est nécessaire aussi d’observer dans quelle mesure cela impacte véritablement l’expérience vécue par le joueur. Par exemple, je ne suis pas sûr que les incohérences d’Uncharted soient un problème. Par contre, si des jeux comme Undertale avaient des dissonances, cela aurait grandement endommagé l’expérience. Dans ce dernier, si le joueur peut obtenir la true pacific ending tout en tuant des personnages non joueurs, le jeu perdrait intégralement son intérêt. Encore une fois, cela permet de relativiser sur l’importance qu’on lui accorde. Il est nécessaire de ne parler de dissonances qu’au cas par cas.

Ainsi, pour reprendre mon exemple sur Nathan Drake, au lieu de conceptualiser ce personnage comme contradictoire, il devient plus intéressant de le concevoir comme un personnage qui vit totalement bien avec son statut de meurtrier.  De même, observer que son entourage accepte de manière naturelle son statut de tueur dit bien plus de choses sur la façon dont nous nous représentons ce qui est ludique dans nos systèmes de valeurs, et dans cette conception, nous avons là quelque chose de cohérent.

Dans tous les cas, il faut toujours mettre en avant les messages portés par les jeux vidéo. Il est aussi toujours intéressant de noter à quel moment on observe des incohérences entre les valeurs portées par le jeu et les phases de gameplay, mais, il est tout aussi important de comprendre que pour certains jeux, les dissonances ludonarratives vont être déterminantes dans l’expérience du joueur tandis que pour d’autres jeux, ces mêmes dissonances n’impacteront pas le plaisir de jeu (et très peu leur message). Malgré mes centres d’intérêts vidéoludiques, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu dont je n’apprécie pas les dissonances.

La dissonance ludonarrative, ce concept galvaudé et restrictif

Tout cela m’amène à mon deuxième point. Le concept de dissonance ludonarrative est bien trop restrictif pour véritablement proposer une compréhension du médium jeu vidéo. Dans son livre de 2005 : Half Real, Jesper Juul parlait alors d’incohérences inhérentes au jeu vidéo. Notons avant toute chose que le concept de dissonance n’a quand à lui émergé qu’en 2007 mais revenons à Juul. Son propos est simple, le jeu vidéo, de part sa nature double de média et de jeu possède forcément des incohérences fondamentales. Pour constater son hypothèse, il prend l’exemple d’un jeu de la série Mario Bros et pose la question suivante : pourquoi le personnage principal a 3 vies ? Pour un joueur lambda, la question ne se poserait pas. Elle n’a d’ailleurs jamais vraiment été reposée dans le débat après Juul. Cependant, l’auteur de Half Real met le doigt sur une l’une des incohérences fondamentales qui sont présentes dans les jeux vidéo. Absolument rien n’explique dans la narration des jeux Mario pourquoi notre avatar moustachu accumule des vies. Si la question vous semble hors-sujet, laissez-moi la reformuler ainsi : pourquoi après l’écran “vous êtes mort” de GTA, nous retrouvons notre personnage frais et disponible à la sortie d’un hôpital ?

Bien entendu, il n’y a pas de réponse à ces questions si ce n’est qu’il s’agit d’une règle de gameplay. Autre exemple, la présence d’un HUD et autres phénomènes extra-diégétiques n’est généralement expliquée que dans très rares occasions. Pourtant, ces quelques constats ne nous empêchent pas de penser comme d’autres auteurs tels que Edward Wesp que le jeu vidéo est un medium cohérent par rapport à lui-même.

Les incohérences entre la narration et le gameplay sont donc perçues de la sorte lorsqu’on les considère de manières distinctes telles deux sphères éloignées l’une de l’autre. De même, le concept de dissonance ludonarrative, crée un biais supposant que seuls les jeux vidéo souffrent d’incohérences. Or comme précédemment montré, tous les médias possèdent leurs incohérences dont certaines sont très similaires et d’autres sont plus spécifiques. Ces fameuses dissonances ne sont finalement pas si distinctes des incohérences de traitement de certains personnages de film. Rappelons que les plus grands héros du cinéma et de la télévision sont aussi des meurtriers. N’oublions pas que les rebelles de Star Wars déciment trois fois les populations habitants sur les planètes-armes de l’empire. Pourtant, il serait malhonnête de dire que nous ne prenons pas plaisir à les regarder faire.

L’incohérence fondamentale du Jeu Vidéo et mess doubles standards.

Enfin, il y a une dernière incohérence fondamentale que je souhaite aborder avant de poursuivre mon argumentation. Les dissonances ludonarratives ne sont finalement pas si spécifiques au jeu vidéo puisque nous avons montré que cela consiste simplement en des incohérences entre phases d’exposition et phases d’action. Par contre, contrairement aux autres médias et arts comme la peinture, la littérature et le cinéma, le jeu vidéo est piégé par sa double nature du jeu et de média. Comme Umberto Eco l’a montré, tous les textes doivent mettre en place ce que l’on appelle une stratégie discursive dans le but de s’assurer que le lecteur ira jusqu’à la fin de l’œuvre. Si Eco, n’avait écrit que pour la littérature, sa théorie est transposable finalement à tous les arts. Ainsi, chaque œuvre de cinéma, de musique ou d’arts plastiques met en place une stratégie pour qu’elle soit parcourue dans son intégralité. Il en va de même pour le jeu vidéo. Sauf que ce dernier est contraint par une majorité de son public qui demande à obtenir un sentiment d’accomplissement lié au parcours d’un jeu ; et cet accomplissement est créé par les différentes mises en échec que le joueur finira par surmonter. Ainsi, nous avons là une incohérence intéressante du jeu vidéo : ce dernier doit en même temps mettre en échec son joueur et lui permettre de continuer à progresser.

Maintenant que cela est dit, il convient de revenir à mon argumentation initiale. Ainsi, j’ai ce sentiment que l’on accorde bien trop d’importance aux dissonances ludonarratives. Lorsque je regarde le comportement que je peux avoir vis-à-vis de certains jeux, j’ai l’impression de mobiliser ce concept uniquement lorsque cela arrange ma propre idéologie de ce que doit être le jeu vidéo. Ainsi, pour des jeux avec lesquels j’ai de la sympathie, j’ai tendance à minimiser l’impact des dissonances tandis que pour les jeux que je critique, je mets en avant leurs incohérences de manière disproportionnée. Je rejoue en ce moment énormément à Batman Arkham City. Il s’agit d’un jeu extraordinaire pour lequel j’ai beaucoup d’affection. La dissonance principale repose sur le fait que Batman, dans le scénario, ne tue pas mais l’illustration des combats montre clairement l’opposé dans les diverses séquences de gameplay que l’on peut parcourir. Donc, spécifiquement pour ce jeu, j’ai décidé de suspendre mon incrédulité vis-à-vis de cette dissonance alors que je n’accepterais peut-être pas de faire de même pour un jeu Ubisoft ou ElectronicArts par exemple.

Conclusion

Voilà tout ce que j’avais à peu près à dire dans ce billet d’opinion et de plus, il n’y a pas véritablement de bonne façons de conclure cette réflexion, surtout qu’il s’agit plus d’un travail sur moi-même que je partage avec vous. Les jeux vidéo sont une forme d’art, un média et un moyen de communiquer. Ainsi, par essence, ils possèdent forcément des incohérences fondamentales comme j’ai pu le montrer précédemment. Cependant, le concept de dissonance ludonarrative fait passer le jeu vidéo comme le seul média à posséder ce type d’incohérences entre les différentes étapes de la progression de son public à travers l’œuvre.

Or, les films ou les romans possèdent ces mêmes problèmes qui sont inhérents à toute forme narrative. Ainsi je serais plutôt d’avis à cesser d’utiliser ce concept. Enfin, il est bon de rappeler que les jeux vidéo diffusent sans arrêt des messages politiques ou idéologiques, que ce soit sur des représentations ou sur ce qu’est fondamentalement l’acte de jouer. Cependant, il est difficile de dire que l’on « joue moins » avec un jeu diffusant un message politique que l’on apprécie pas ou avec un jeu possédant de nombreuses incohérences. Tel les univers littéraires que nous adorons, il est plus intéressant de considérer les univers des jeux vidéo comme incomplets plutôt qu’incohérents. ■

Esteban Grine, 2016


Sources

  • Juul, J. (2011). Half-real: Video games between real rules and fictional worlds. MIT press.
  • Wesp, E. (2014). A Too-Coherent World: Game Studies and the Myth of “Narrative” Media. Game Studies, 14(2).
  • Eco, U. (2006). Lector in fabula: la cooperazione interpretativa nei testi narrativi (Vol. 27). Bompiani.

Merci à Olbius pour la relecture <3

 

Ces jeux qui nous apprennent à ne pas avoir peur de l’autre

Coté vidéoludique, il est impossible de dire que 2016 n’est pas une excellente année. Si 2015 a été l’une des meilleures années du Jeu Vidéo, il n’y a aucun doute quand à la supériorité de 2016. De même, à titre personnel et dans ma vie de joueur, je n’ai jamais été aussi comblé par mon média préféré. Depuis janvier, je n’ai jamais joué à autant de jeux variés dans leur gameplay, dans les émotions qu’ils transmettent et dans les plaisirs qu’ils procurent. Entre le mastodonte OverWatch qui me permet de m’éclater dans tous les sens du terme avec mes amis et le petit jeu indépendant Cibele qui nous raconte la première rupture amoureuse d’une adolescente, on peut dire que je suis comblé.


Cependant, comme tout le monde, j’ai appris avec tristesse ce qu’il s’est passé à Nice dans la nuit du 14 au 15 juillet 2016. Je n’ai pas la prétention de dire que je comprend l’ensemble de ce qu’il se passe. J’ai beau avoir une vague idée et des opinions politiques sur le sujet que je n’aborderai pas ici, je serai bien incapable de rappeler pourquoi aujourd’hui la France est en guerre et tout aussi incapable d’expliquer en détail comment, depuis 2001, la France tente de lutter contre ce terrorisme si effrayant dans les médias. Je serai encore moins capable d’affirmer la pertinence de telles actions. Pour tout dire, c’est cette obligation de créer une dualité entre « nous » les gentils et « eux » les méchants qui m’effraie le plus pendant l’écriture de cet article.

L’article Lu <3

Cet ennemi qui nous définit.

Cette dualité, nous avons l’impression qu’elle a toujours été là, peu importe l’époque. Il nous faut un ennemi. Nous sommes tellement incapables de nous définir par nous-même que nous devons choisir un antagoniste pour au moins savoir ce que nous ne sommes pas. C’est de cette logique triste que j’essaie de m’émanciper tous les jours en lisant des essais et en jouant à des jeux qui m’interrogent sur qui je suis et comment j’interagis. Cet ennemi est aussi différent pour tous, certains vont penser que ce sont un peuple en particuliers, d’autres vont viser une communauté dont l’orientation sexuelle est différente. Les derniers penseront qu’ils s’agit de sociétés secrètes et conspirationnistes.

Ainsi, cet ennemi, si cher à notre définition, semble aussi nécessaire pour définir ce qui est ludique dans les jeux vidéo. Pendant très longtemps, l’ennemi a Waifu_Abuse_7été Russe. Ainsi, tant que nos cibles vivantes étaient soviétiques, cela ne posait pas de problème de massacrer des centaines voire des milliers de personnages non jouables. Alors oui, cela ouvre la porte de la violence dans le jeu vidéo, mais permettez-moi de la refermer gentiment. Il ne s’agit pas dans ce papier de parler de la violence. Non, nous nous intéressons ici aux idées véhiculées par les Jeux Vidéo. Implicitement, lorsqu’un jeu définit l’ennemi à abattre par sa nationalité ou encore son orientation sexuelle, sa religion, ses origines ethniques, il définit ce qui est socialement acceptable d’abattre dans la sphère du jeu. Le Jeu définit ce qui relève du ludique comme tuer un ennemi de ce qui n’est pas ludique comme tuer un concitoyen. Cette acceptation sociale est définit par sa zone géographique mais aussi par son époque. C’est pourquoi il est tout-à-fait compréhensible que l’Iran ait censuré Battlefield 3. Celui-ci met en scène une attaque sur la ville de Téhéran. Il est facile de comprendre l’absurdité de la scène : imaginer des enfants iraniens incarnant des étasuniens participant à l’assaut d’une ville iranienne.

Ainsi, nos jeux vidéo, comme tout média, véhiculent l’image de notre ennemi, notre antagoniste et alimentent sa représentation. De fait, et bien, nous ne pouvons pas décemment conclure que le Jeu Vidéo propose quelque chose de plus intéressant ou novateur que la télévision ou le cinéma. Pourtant, et fort heureusement, il existe des jeux dont les mécaniques de gameplay créent des passerelles pour comprendre l’Autre. Je dois bien avouer que sans ces jeux, je trouverais notre média favori bien terne et je soutiens qu’en ces temps difficiles pour tout le monde, il est nécessaire de mettre en avant les jeux vidéos qui favorisent le dialogue, la compréhension tout en faisant disparaitre la peur de l’Autre.

Comprendre l’Autre comme mécanique de gameplay.

Prenez Her Story par exemple. Dans ce jeu, vous vous retrouvez à visionner des extraits d’entretiens entre la police et la principale suspecte d’un meurtre conjugale. En parcourant les extraits vidéos, le joueur finit par s’attacher à cette femme qui raconte simplement sa vie. Il s’avère à la fin du jeu qu’elle est véritablement la coupable du meurtre mais en attendant, les mécaniques du jeu nous ont permis de comprendre que ce n’est plus si simple d’accuser quelqu’un. Oui, dans Her Story, cette femme est coupable et oui elle doit être punie pour son crime. Cependant le joueur ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie. Dans ce cas très précis, le jeu nous fait comprendre que l’on peut aussi se sentir triste pour la méchante. Si notre vision semblait manichéenne ou tout simplement tranchée, on ressort de cette expérience vidéoludique avec un regard nouveau et une compréhension plus fine du monde.

readonlymemories1Mais ce n’est pas le seul jeu éblouissant à ce titre. Les Visual Novels Va11-Hall A et Read Only Memories sont deux exemples incroyables diffusant des messages féministes et militants forts sans jam ais forcer le joueur à voir ce qui pourrait rentrer en conflit avec ses représentations. Ainsi, ces jeux introduisent le plus naturellement du monde des personnages hétérosexuels, homosexuels, transgenres, cisgenres. Et cela fonctionne. Les personnages étant cohérents avec l’univers futuriste de ces jeux, le joueur ne passe pas son temps à s’interroger sur la pertinence des choix du game designer pour « une meilleure représentativité si critiquée par les mouvements haineux comme celui du Gamer Gate » et tout de suite, il éprouve de la sympathie et de la tendresse pour des personnes qui lui sont étrangères. Dans Read Only Memories, le joueur fait plusieurs fois la rencontre d’humains génétiquement modifiés et dans le jeu il va lutter pour leurs droits à être égaux aux humains non modifiés génétiquement. Il est évident qu’il s’agit ici d’une allégorie des luttes contre le racisme et pour l’égalité des droits.

Undertale est lui aussi un cas d’école lorsqu’il s’agit de susciter la compassion et l’empathie. A ce jour, Undertale est le seul jeu de rôle où le joueur peut faire le choix de ne tuer personne. Sauf que pour cela, Undertale aurait pu simplement proposer une règle permettant d’esquiver tous les combats or, il nous oblige aussi à participer aux combats. Ainsi, le seul moyen que le jeu met à notre disposition pour ne tuer personne est une option « agir » signifiant au joueur qu’il doit installer un dialogue avec ses potentiels ennemis. Voilà l’une des forces de ce jeu. Il nous indique que les conflits peuvent toujours se résoudre par le dialogue et qu’il ne doit jamais y avoir d’escalade à la violence. Prenons un exemple simple dans ce jeu : pour éviter de tuer le premier boss, le joueur doit choisir l’option « fuir » plus de 20 fois de suite. C’est quelque chose de totalement contre intuitif dans les jeux vidéo. Tout le monde abandonnerait au bout de 2-3 essais voyant que rien ne se passe. Le jeu teste ici votre détermination à éviter les conflits. Il montre aussi que l’usage de la violence est la méthode la plus facile mais aussi celle qui génère le plus de regrets.

Ces jeux qui peuvent changer notre avenir.

Et encore, il existe tant de jeux vidéo qui nous poussent à comprendre cet Autre. J’aurais pu parler de Metal Gear Solid qui a toujours su donner une représentation complexe de la guerre et des conflits économiques impliqués. J’aurais aussi pu parler de Spec Ops : The Line qui interroge les joueurs sur ces notions de bien ou de mal. J’aurais pu évoquer l’extraordinaire Papers, Please qui propose une vision des dérives racistes d’un état autoritaire.  Il y a tellement de jeux qui proposent des messages de paix. Alors oui, bien sûr, je peux comprendre l’intérêt ludique de tuer des ennemis mais je mettrai toujours en avant des jeux qui montrent à quel point cela peut être ludique de chercher à comprendre cette ennemi et d’en faire un allié.

Finalement, la liste de jeux dont je voudrais vous parler est longue mais je ne souhaite pas écrire ce soir un livre. Ainsi, comme le jeu vidéo est un art encore peu connu pour nos femmes et hommes politiques je ne saurais que trop leur conseiller de jouer aux jeux que j’ai cités, aux quatre premiers du moins qui ne présentent pas de difficultés motrices. A Notre président, puisque celui-ci semble vouloir contrattaquer rapidement, je recommande vivement de jouer à Undertale. Il me rappelle le personnage d’Asgore, ce roi qui dans le jeu, succombe à l’escalade à la violence. Aux personnes qui pensent que la peine de mort ou tout jugement décomplexé est un mal nécessaire, je leur propose de jouer à Her Story pour comprendre que ces peines sont bien plus faciles à appliquer quand nous ne sommes pas juges. Aux personnes se revendiquant proches d’un mouvement extrémiste, il faut que vous puissiez essayer VA11-Hall A ou Read Only Memories, je parie que votre comportement dans le jeu et les sentiments que vous développerez pour certains personnages iront à l’encontre des propos que vous tenez habituellement. Pour tous les autres, cessez de glorifier les jeux qui font de la violence quelque chose de ludique. Il ne s’agit pas de les interdire loin de là, mais disons que je pense que ce serait bien si on jouait aussi à d’autres jeux, des jeux qui ne font pas des « autres » des ennemis à abattre. ■

Esteban Grine, 2016

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The Beginner’s Guide, une introduction à la pensée d’Umberto Eco

The beginner’s Guide est un jeu fantastique, non pas que son gameplay soit particulièrement incroyable. Je n’irais pas non plus jusqu’à dire qu’il s’agit d’un jeu auquel il faut avoir joué pour justifier d’une certaine culture vidéoludique. Sorti en 2015, TBG offre quelque chose de très rare et d’extrêmement précieux dans le paysage du Jeu Vidéo : il propose une vision d’auteur, une véritable réflexion sur le médium et sur la relation qu’entretient le joueur avec le développeur. Cependant, serait-il trop prétentieux de supposer qu’il n’y a qu’une seule et unique façon de comprendre TBG ? Parce que finalement, c’est contre cette idée que lutte Davey Wreden dans ce jeu. Il lutte d’ailleurs contre beaucoup de préconçus autour du jeu vidéo mais clairement, dans The Beginner’s Guide, Wreden dresse une critique acerbe de la façon dont les joueurs et les critiques récupèrent des œuvres vidéoludiques et transforment le message initial du jeu, ou du moins, tentent d’imposer une certaine vision, une certaine compréhension comme étant la seule et unique “bonne” compréhension.

BeginnersGuideSpot2Et plus je parcourais le jeu, plus je commençais à raccrocher le propos de Wreden à un très grand penseur du XXème siècle. Par le passé, lorsque j’avais parcouru pour la première fois le très intéressant Stanley Parable j’avais tout simplement aimé cette expérience. La relation que l’on développe avec le narrateur m’avait bluffé à l’époque. Cependant, je n’avais pas poussé la réflexion plus loin. J’y voyais alors un jeu qui invitait le joueur à s’interroger sur la notion de choix dans les Jeux Vidéo, comme toutes les analyses qui ont été publiées à ce moment d’ailleurs. Cependant, avec The Beginner’s Guide, l’œuvre de Wreden a fait sens nouveau. J’ai cette impression que Wreden est en train de formaliser une théorie du jeu vidéo. Alors quand je parle de “théorie” je ne pense pas qu’il s’agit d’une théorie absolue qui s’appliquerait dans toutes situations mais plutôt une certaine réflexion sur Jeu Vidéo, à l’instar de ce que Jonathan Blow est lui aussi en train de faire dans une autre direction.

Et cette réflexion, soutenue par Wreden, existe depuis quelques temps dans la recherche. En effet, je soutiens la thèse que Stanley Parable et The Beginner’s Guide sont des relectures et des adaptations vidéoludiques de deux œuvres fondamentales de la pensée d’Umberto Eco que sont respectivement Lector in Fabula et les Limites de l’interprétation. Ce qui est donc extraordinaire dans les œuvres de Wreden, c’est à quel point ses jeux présentent des similitudes avec les réflexions proposées avec les travaux d’Umberto Eco.

Le rôle du joueur-lecteur

Pour faire très simple, Lector In Fabola, sous-titré “le rôle du lecteur”, est un essai sur la participation du lecteur dans la co-construction du récit avec l’auteur. Je ne vais pas revenir sur l’intégralité de l’essai mais je vais aborder l’une des idées et théories centrales. Celle-ci concerne le concept de “Lecteur-Modèle”. En effet, dans son essai, Eco critique énormément le schéma “classique” de la communication. Ce schéma “classique” représente l’acte de communication sous la forme d’un transfert d’un message entre un émetteur et un récepteur. Adapté à la lecture, ce schéma prend la forme d’un acte de communication entre un auteur et un lecteur au travers d’un medium : le livre. Or, Umberto Eco propose de conceptualiser le lecteur comme une figure extrêmement active dans la construction d’un récit. En effet, le message transmis par l’auteur est composé de “codes”. Cependant, ces “codes” ne font pas forcément référence aux mêmes choses chez le lecteur et l’auteur. Ainsi, lorsque le lecteur décode le message d’un livre, il apporte de nombreuses références personnelles. Eco utilisait notamment la très belle expression de “promenades inférentielles” pour exprimer le fait que le lecteur puise dans son “stock” de connaissances pour décoder le message d’un livre ; et ce décodage ne correspond pas forcément aux idées de l’auteur. Dès lors et avec cette conception de la littérature, on s’aperçoit du caractère interactif de l’acte de lecture. Cette acte conduit forcément à la co-construction d’un texte final qui n’est de facto pas totalement le texte que l’auteur souhaite transmettre. Ainsi, ce dernier a pour tâche de mettre en place une stratégie discursive, un terme un peu barbare qui signifie une idée plutôt simple : une stratégie qui doit susciter l’adhésion du lecteur ciblé et le maintenir dans son acte de lecture. Donc au travers de l’œuvre, l’auteur doit mettre en place toute une stratégie dont le seul but est de s’assurer que le lecteur parcourra l’intégralité du texte.

begg3Cette idée est forcément connexe de la notion de choix dans le parcours d’une œuvre ou d’un média. Le lecteur fait le choix de “coopérer ou non” avec l’auteur afin que le récit se poursuive ; et cela suscite une question directe à notre sujet : le joueur fait-il plus de choix qu’un lecteur ? Voilà une question forcément enflammée qui est au centre de nombreux débat entre joueurs de Jeux (vidéo, de rôle, de plateaux). Ainsi, la stratégie d’un Jeu ou d’un livre est de restreindre le plus possible les choix du joueur/lecteur afin que le message transmis corresponde le plus possible à ce que souhaite transmettre l’auteur, tout en donnant l’illusion d’une très grande liberté d’action. Dans cette logique, le choix est une illusion nécessaire pour le joueur car ce sont les choix qu’il pense faire qui donnent véritablement “sens” à l’expérience. L’art du Game Designer est donc de créer de la contingence tout en créant l’illusion de la prise de décision. Nous pourrions aller plus loin en énonçant que selon Wreden, l’art du Game Design est de créer l’illusion de la contingence.

L’illusion du choix comme mécanique central chez Wreden

"Suivre l'aventure"
« Suivre l’aventure »

Cette illusion du choix et la participation volontaire et active du joueur est le cœur du gameplay de Stanley Parable. Dans ce jeu, Wreden, au travers du narrateur, propose une expérience scriptée au joueur. Cependant, contrairement à un jeu d’aventure du type TellTale,  le jeu laisse le “choix” au joueur de poursuivre ou non l’aventure selon le script prévu par le narrateur. Tout l’objectif du joueur va donc être de s’émanciper du script et de créer de l’émergence, attention spoiler : sans jamais y arriver. La thèse de Stanley Parable est donc très tranchée : le joueur ne peut pas sortir du cadre du jeu, il n’y a pas de “liberté” qui ne soient pas déjà prévues par l’auteur (cela correspond notamment à l’idée de Colas Duflo qui énonce que c’est la règle du jeu qui crée la liberté du joueur). Malgré la sensation de contrôle, c’est toujours le game designer qui est aux commandes. Cette thèse est sans compromis puisque cela remet aussi en cause l’idée de gameplay émergent. Pour Wreden dans Stanley Parable, l’émergence n’existe tout simplement pas dans une activité ludique aussi rationalisée que le jeu vidéo.

Finalement, on retrouve dans ce jeu de nombreuses idées d’Umberto Eco concernant la nécessaire participation du joueur au bon déroulement de l’histoire. Le joueur doit être “volontaire”, il doit accepter de se laissé convaincre afin de poursuivre l’œuvre. Cependant, tout le gameplay du jeu réside dans la proposition suivante : le joueur doit essayer de s’émanciper de la narration, il doit tester les limites du jeu pour constater par lui-même que la liberté dans un jeu n’est qu’une illusion. Le fait est que nous nous apercevons bien vite que toute les situations imaginées par le joueur pour “sortir” du jeu ont déjà été imaginées par le développeur. Autrement dit, toutes les actions ont déjà été prévues, déterminées. Il n’y aurait donc que des jeux à progression : où le gameplay est totalement scénarisé par le game design.

Quand les jeux « refusent » de faire progresser le joueur

On retrouve aussi cette même thématique dans The Beginner’s Guide. Cependant, celle-ci est présentée d’une autre manière. Dans Stanley Parable, la progression est relativement simple. Or, TBG propose des expériences vidéoludiques qui sont en réalité quasiment insurmontables pour le joueur. Contrairement à ce qui a été énoncé concernant la stratégie discursive d’une œuvre, les jeux de Coda, le développeur des jeux qui nous sont présentés, ont mis en place une stratégie empêchant la progression du joueur. Ce dernier ne peut avancer que grâce à la présence de Davey, le narrateur qui au fur et à mesure, nous créer des passes-droits. Encore une fois, la volonté du joueur est mise à rude épreuve car bien que parfois, il lui est possible de résoudre par lui-même les situations de gameplay et bien, nous supposons qu’il va plutôt choisir de faire confiance au narrateur pour que celui-ci lui face vivre les expériences plus rapidement. Encore une fois, Wreden soutient la thèse que le joueur ne peut quasiment rien faire sans le développeur et qu’il ne peut interagir que parce que cela a été déterminé et autorisé par le développeur. Il y a d’ailleurs dans The Beginner’s Guide des passages impossibles à passer sans que le joueur “consente” à se faire aider par le narrateur.

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Ici, l’expérience proposée au joueur est extrêmement limitée, il ne fait que parcourir un « niveau en couloir » mais une fois que le narrateur « supprime les murs », le joueur découvre un dédale immense qu’il n’aurait jamais pu découvrir seul.

Ainsi, nous constatons que TBG et Stanley Parable sont de formidables incarnations vidéoludiques du concept de Lecteur-Modèle développé par Umberto Eco. Les deux œuvres proposent chacune une réflexion de Wreden sur le rôle du joueur lorsque ce dernier joue et c’est une vision finalement très marquée, volontairement ou involontairement, par la pensée d’Eco mais TBG va encore plus loin en abordant la récupération d’une œuvre par le lecteur ou le critique. On entend par “récupération” le moment un individu ajoute du sens à une œuvre qui n’est pas souhaité pour l’auteur originel de ladite œuvre. Nous abordons donc maintenant le cas de la sur-interprétation des œuvres ou le fait de les dénaturer dans le but de mettre en valeur sa personne, en tant que critique, plutôt que l’œuvre elle-même. Wreden dresse donc une critique acerbe de ce phénomène mais aussi de la critique en général. Je conseille vivement au lecteur d’aller se renseigner concernant l’analyse de la personne du “développeur” dans TBG car nous ne nous y attarderons pas ici.

The Beginner’s Guide : les limites de l’interprétation

BeginnersGuideSpot2Dans le dernier jeu de Wreden, l’histoire est la suivante : la personne de Davey nous propose d’explorer les jeux d’un développeur obscure nommé Coda. Il s’agit donc finalement d’une visite guidée puisque l’œuvre de Coda est commentée par Davey en même temps que nous la partageons. Pour continuer les parallèles que nous dressions auparavant. The Beginner’s Guide est la version vidéoludique d’une œuvre littéraire commentée dans laquelle le lecteur lit, par exemple, un livre de Zola et en même temps les commentaires de bas de pages faits pour nous aider à comprendre la diégèse ou la volonté de l’auteur. Ainsi, si le titre semblait assez abscons, on comprend ici qu’il s’agit d’une sorte de manuel d’introduction à l’œuvre d’un auteur ; Coda, dans ce cas. A mon sens finalement, il s’agit aussi d’une introduction à la pensée d’Umberto Eco. Le jeu nous propose donc un contexte similaire puisque nous ne jouons pas seuls les jeux développés par Coda. Nous sommes simplement invités à parcourir les niveaux selon l’angle du narrateur. Ainsi, au tout début du jeu, il s’agit surtout d’une expérience qui cherche à nous partager la compréhension qu’a le narrateur des œuvres de Coda.

Ainsi, nous avons vu dans les précédents paragraphes que l’expérience proposée par The Beginner’s Guide est un pari risqué. Il s’agit véritablement de quelque chose d’atypique puisque si nous devions résumer le jeu en une phrase, il s’agirait d’énoncer que TBG est un jeu qui a pour objectif de partager la compréhension d’un corpus de Jeux d’un développeur par un Critique ou tout simplement une personne appréciant le travail du-dit développeur. Cependant, le twist final du jeu nous énonce que le narrateur, le critique, a en réalité modifié les jeux du développeurs afin que ceux-ci correspondent à sa représentation, à ses théories, d’où la référence au deuxième livre d’Umberto Eco : Les limites de l’interprétation. Dans ce second livre, Eco propose une méthode pour définir ce qu’est le travail de critique et les limites que ce dernier doit se fixer afin de respecter la volonté de l’auteur. C’est ce constat qui est dressé dans The Beginner’s Guide.

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Dans l’un des derniers niveaux du jeu, Coda s’adresse directement au narrateur en lui demandant explicitement de ne plus détourner le message originel de ses jeux. En tant que joueur, on apprend par la même occasion que le narrateur nous a menti. En effet, très tôt dans le jeu, ce dernier nous énonce que Coda conclut ses jeux en ajoutant un lampadaire dans le dernier lieu visité par le joueur de chaque expérience. Or, il apparait à la fin du jeu qu’il s’agissait en fait du narrateur qui rajoutait ces lampadaires à la fin. Nous pouvons interpréter cela de deux façons. Premièrement, nous comprenons cela comme une critique de la quête éternelle de sens de la part des fans. Au fil de leurs réflexions, ceux-ci se sentent obligés de rationaliser et de combler tous les trous laissés par l’auteur. Cela peut atteindre son paroxysme lorsque ces fans modifient les œuvres initiales pour mieux correspondre à leur représentation de l’œuvre. Secondement, et conséquence de du premier point, Wreden dresse une critique acerbe des biais de confirmation que les lecteurs-joueurs mettent en place lorsqu’ils élaborent leur théorie pour comprendre l’œuvre. Selon Wreden, ces derniers supposent automatiquement que leur représentation est la seule “bonne” représentation et une fois cette dernière élaborée, les lecteurs-joueurs vont chercher dans l’œuvre uniquement des faits confirmant leur représentation/théorie. C’est ce que l’on appelle en épistémologie un biais de confirmation. 2015-09-29_00047-noscaleC’est ce qui se produit avec Davey, le narrateur. Si au début du jeu, sa réflexion semble cohérente, On s’aperçoit rapidement qu’il ne cherche dans les jeux de Coda que des phénomènes qui viennent soutenir ses théories en occultant de nombreux pans des jeux. Wreden critique aussi le public des critiques qui ne remet pas assez en question les schèmes logiques de ces derniers. Dans le jeu, cela se traduit par la totale confiance que l’on accorde extrêmement rapidement au narrateur. Il est aussi intéressant de noter que l’on va suspend alors notre esprit critique puisque nous avons en face qui fait office d’autorité. Il a tout un discours du narrateur expliquant sa relation avec le développeur. Une brève étude du discours fait apparaitre qu’il s’agit là d’une simple stratégie cherchant à convaincre le récepteur que l’émetteur est “compétent” et que le premier peut accorder sa confiance au second.

Les jeux de Davey Wreden sont des introductions à la sémiotique.

Davey Wreden, au travers de ces deux jeux a su nous proposer une conception intéressante du jeu vidéo. Celui est un médium (un message donc si l’on souhaite faire référence à Mc Luhan) qui met en place une stratégie discursive créant de la contingence et un sentiment de liberté au joueur tout en sachant que cette dernière est fictive. Cependant, on s’aperçoit que Wreden fait finalement référence aux propos d’Umberto Eco, volontairement ou involontairement. En effet, Wreden et Eco sont tous les deux d’accord pour énoncer que le lecteur-joueur est un acteur important dans la co-construction d’un récit, d’une histoire narrée. C’est finalement ce dernier qui effectue l’action et qui poursuit l’histoire, l’écrivain et le développeur ont donc énormément besoin d’obtenir la validation du lecteur-joueur. Sans cela, le récit ne peut se mettre en place.

Wreden et Eco semblent aussi d’accord pour placer des limites à l’interprétation, cette dernière ne doit pas porter atteinte au message que l’auteur souhaite transmettre. Ainsi, bien que les deux penseurs acceptent le nombre infini de possibles interprétations, ils mettent tous deux l’accent sur le besoin d’une méthode afin de limiter ce qui peut être des biais cognitifs difficilement repérables. ■

Esteban Grine, 2016

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Sources :

Eco, U. (1985). Lector in fabula ou coopération interprétative dans les textes narratifs (trad. de l’it. par M. Bouzaher). Paris, Grasset.
Eco, U. (1992). Les limites de l’interprétation. Grasset.
Wreden, D. (2011) The Stanley Parable.
Wreden, D. (2015) The Beginner’s Guide.