A propos des liens entre les manosphères et les jeux vidéo

Bien que l’industrie du jeu vidéo essaie d’inclure de plus en plus de joueurs et joueuses, en particulier des minorités, elle a encore beaucoup à faire. Comme le souligne Emma Vossen, chercheuse en études culturelles qui a travaillé sur les phénomènes de gatekeeping : «women are routinely subjected to gendered harassment while playing games, and in physical spaces of games culture, such as conventions, stores, and tournaments» (Vossen, 2018:4).

Afin de lutter contre les groupes oppressifs qui harcèlent les minorités, des entreprises intègrent dans leur équipe des personnes hautement qualifiées pour réfléchir et développer des stratégies afin de favoriser l’inclusion comme une valeur importante qui se reflète dans les créations. Cette inclusivité est intégrée dans des jeux vidéo comme Life Is Strange, Assassin’s Creed Odyssey dans lesquels tous les joueurs peuvent choisir d’avoir des relations amoureuses avec des hommes et des femmes avec Alexios ou Kassandra. Néanmoins, la compréhension des manosphères est importante en raison de deux phénomènes.

Ce billet a grandement été inspiré par le merveilleux travail de Thomas V. et bien que je ne mobilise pas les mêmes bibliographies, ce serait erroné de ma part de dire que son documentaire a eu une grande influence sur mon travail, ce billet et sur mes idées.

D’une part, peu de groupes sociaux, mais bruyants, continuent de s’appuyer sur des idées oppressives. Ces groupes, majoritairement composés d’hommes, harcèlent les femmes, les féministes, les «libéraux» au sens anglosaxon de progressistes et tentent de recruter des jeunes hommes, notamment parmi les joueurs de jeux vidéo. Ces groupes ont également tendance à harceler les employés des entreprises produisant des jeux vidéo et forcément, cela concerne directement l’industrie. Une récente étude britannique réalisée par Ukie, un groupe de réflexion britannique, a montré que 21% des travailleurs de l’industrie du jeu vidéo se considèrent comme LGBTQIA +.

D’autre part et derrière ce sombre tableau, les jeunes générations sont de plus en plus fluides entre les genres. « Millenials » et « Gen Z » sont même surnommés « genderfluid generations ». Par ailleurs comme les enfants de la génération Z sont de futurs joueurs et joueuses, il est important de comprendre comment les groupes de haine se comporteront afin de définir notre politique. Selon l’enquête #MOIJEUNE, citée par l’ADN Groupe, plus d’un dixième des jeunes entre 18 et 30, actuellement, «  ne se considèrent ni homme, ni femme. Pour se définir, c’est la catégorie non-binaire qui convient à 36% d’entre eux, quand d’autres optent pour « gender fluid » (11%), ou ne se sentent appartenir à aucune des catégories de genre (8%) » (Hadjadji, pour l’ADN, 2019).

Autrement dit, nous sommes dans la problèmatique suivante : actuellement, des groupes oppressifs issus des manosphères s’organisent pour harceler ou influencer des joueurs et des joueuses qui selon certaines études sortent des modèles performatifs traditionnels des genres. L’objectif de ce billet et n’est pas de comprendre les groupes LGBT+ qui semblent être des moteurs positifs d’innovations et d’inclusivités dans le milieu du jeu vidéo. En effet, pour cela, je renvoie aux travaux d’Adrienn Shaw et de Bonnie Ruberg (2015 ; 2017 ; 2020). Au contraire, l’objectif sera de se focaliser sur les manosphères à partir de travaux déjà menés en gender studies et en game studies.

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Du grimdark aux bleak joys : sentiers vidéoludiques d’une morosité moderne

Metal Gear Solid 4 est un jeu déceptif dans le sens où la fin proposée sort complétement des récits typiques s’appuyant sur le schéma classique du monomythe. Son héros, Snake, n’est plus que l’ombre de lui-même. Autrefois puissant et sûr de lui, il est dorénavant une personne âgée, vieillie artificiellement dans la diégèse car étant un clone, son ADN n’est pas régie par les mêmes règles biologiques que les nôtres. C’est aussi un artifice pour l’équipe de Hideo Kojima pour enfin être tranquille et ne plus avoir à travailler sur la licence Metal Gear Solid. Le jeu se conclut en apprenant qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre et qu’il compte bien en profiter comme il peut. Loin d’être une apothéose, le jeu se termine sur une émotion entre le doux et l’amer, entre la joyeux et la morosité.

Cette suite vidéoludique rentre dans la case des bleakquels qui selon le chroniqueur cinéma de The Guardian Luke Holland définit comme des suites déceptives offrant des fins plutôt misérables à nos héros (2020). Pour justifier son propos, il mobilise tout un corpus de références : Logan (2017), Star Trek : Picard (2020), la dernière trilogie Star Wars (2015, 2017 & 2019). La chercheuse Lisa Habegger observe elle aussi un phénomène similaire dans la littérature pour jeunes adultes qu’elle nomme le bleak realism :

« The most recent trend in young adult literature is the focus on « bleak » novels. These books tend to focus on topics that can be unsettling and uncomfortable, such as rape, murder, sexual and physical abuse. Some of today’s top young adult authors are writing these « sophisticated, edgy books about issues that reflect today’s more complex society and culture » (Carter 9). » (Habegger 2004:2)

Les propos de Habegger sont intéressants dans le sens où elle met en relation la complexification des sociétés et des cultures (notamment, selon moi, par la démultiplication de constructions sociales), et la morosité des récits. Holland, quant à lui, identifie les directions que prennent les franchises concernant les trajectoires de leurs personnages. Luke Skywalker, tout comme Logan et Snake évoqués tantôt, est un exemple de cela. Par ailleurs, ce sont les thèmes abordés par ces œuvres qui sont aussi selon Habegger la raison de leur morosité. Elle les résume au « 4D » : Death, divorce, disease and drugs.

De fait, il semble que les œuvres qui s’inscrivent dans un registre morne ont toujours existé. En témoigne par exemple Roméo et Juliette qui se conclut par les suicides des deux amants. Ceci étant, la période actuelle semble particulièrement propice à la valorisation de la morosité. En témoigne les récompenses obtenues par Parasite (2019) que l’on peut inclure dans le bleak realism, genre originellement inscrit dans des époques modernes. Dans les propositions vidéoludiques récentes, l’un des parangons du bleak realism pourrait être Lie in my heart de Sébastien Genvo (2019) et qui semble cocher trois des « 4D » évoqués plus tôt. Dans ce jeu, l’audience incarne un homme dont l’ex-conjointe met fin à ses jours. A partir de ce fait divers, l’audience suit quelques péripéties suscitant l’empathie avec les personnages du jeu. L’un de ses moments les plus poignants est notamment l’annonce de la mort de l’ex-conjointe à son fils. Ce jeu par ailleurs questionnent d’autres tendances d’actualité comme le sharenthood mais c’est un sujet que je ne poursuis pas ici (Plunkett, 2019).

Cependant, la morosité en tant que registre imprègne dorénavant aussi les œuvres de science-fiction. Comme cela a notamment été travaillé par d’autres, il semble que les mouvements littéraires autour du punk postmoderne soient les plus fertiles pour imaginer les futurs possibles de l’humanité. Ainsi, plusieurs genre sont apparus, particulièrement dans lebut de proposer une alternative au grimdark dont le postulat de chacune des fictions qui s’y réfèrent est qu’en aucun cas, le bon existe. Le solarpunk est le plus évocateur dans le sens où il définit :

« an upcoming genre in speculative fiction, which focuses on worlds that feature clean and renewable energy resources, set in futurist eco-utopia’s—through which it defies our contemporary societal structures. » (Martens, 2019)

Le Hopepunk fait aussi référence au grimdark dans le sens où il s’y oppose également. Alexandra Rowland, autrice, est celle qui a proposé le concept en l’opposant directement au grimdark. Aja Romano revient dessus en le définissant de la façon suivante :

« Depending on who you ask, hopepunk is as much a mood and a spirit as a definable literary movement, a narrative message of “keep fighting, no matter what.” If that seems too broad — after all, aren’t all fictional characters fighting for something? — then consider the concept of hope itself, with all the implications of love, kindness, and faith in humanity it encompasses. Now, picture that swath of comfy ideas, not as a brightly optimistic state of being, but as an active political choice, made with full self-awareness that things might be bleak or even frankly hopeless, but you’re going to keep hoping, loving, being kind nonetheless. » (Romano, 2018)

Ainsi, contrairement au grimdark¸ le hopepunk milite pour un optimisme politique dans le sens où être optimiste et croire en de meilleurs futurs sont des positionnements politiques sur l’échiquier. Rowland complète Romano de la façon suivante :

« Hopepunk says that genuinely and sincerely caring about something, anything, requires bravery and strength. Hopepunk isn’t ever about submission or acceptance: It’s about standing up and fighting for what you believe in. It’s about standing up for other people. It’s about DEMANDING a better, kinder world, and truly believing that we can get there if we care about each other as hard as we possibly can, with every drop of power in our little hearts. » (Rowland, quoted in Romano 2018)

Cependant, il semble que le hopepunk et le solarpunk ne couvrent pas toutes les possibilités explorables avec des prémisses aussi globales (l’écocritique et l’optimisme). C’est pourquoi il apparaît que le genre du bleak joy semble être une troisième voie explorable puisque ce registre associe la joie à la morosité et ce, dans des contextes fictionnels fondamentalement ancrés dans des thématiques écologiques. Selon Matthew Fuller et Olga Goriunova, les deux auteur·ice·s de l’ouvrage Bleak Joys : Aesthetics of Ecology and Impossibility (2020), le genre du bleak joy

« is a way of thinking thinks that are commonly and culturally figured as negative without losing the force of their impact but also without succombing te the luster of mere doom » (2020).

Autrement dit, l’objectif derrière cette notion est de développer une esthétique des crises écologiques que nous vivons actuellement. Dans le champs vidéoludiques, plusieurs œuvres peuvent y faire référence, Zelda Breath Of The Wild, Nier Automata, The Last Of Us et le très récent Death Stranding. Stalker revient régulièrement en tant que jeu ayant une atmosphère morose. Shadow Of The Colossus aussi. Ce rapport esthétique se construit dans le mélange d’émotions oxymoriques suivant : espoir, désenchantement, déterminisme, empathie. Les œuvres comme Death Stranding sont alors des constats d’acceptations des crises sociales et environnementales tout en formalisant des messages d’amour et d’empathie. Ainsi, dans le jeu, l’audience est amenée à valoriser les liens sociaux d’amitiés tout en ayant conscientiser la fin prochaine du monde. Par ailleurs, là où le bleak realism semble se focaliser sur des récits restreints à quelques individus, le bleak joy met d’avantage l’écologie, considérée ici dans sa définition scientifique, comme étant au centre des intrigues émotionnelles. Par ailleurs, étant donné que le hopepunk et le solarpunk ne s’oppose pas, le bleak joy semble d’avantage être un contraire au solarpunk puisque dans le premier, l’écologie semble s’effondrer alors que dans le second, c’est tout le contraire. De même, cela permet une certaine finesse dans la distinction puisque le bleak joy semble s’appuyer sur des registres émotionnels similaires au solarpunk : on reste dans une forme d’empathie et de joie. Alors, je ne discute pas ici de savoir si la joie morose peut être considérée comme un genre ou comme un registre. A titre personnel, je la considérerai plutôt comme un registre, le temps de voir émerger un corpus conséquent d’œuvres ayant des caractéristiques similaires.

Fondamentalement, Death Stranding s’inscrit dans le registre du bleak joy, ou de la joie morose, étant donné le contexte environnemental qu’il propose à son audience. Cependant, il apparait que c’est précisément ce contexte morose qui rend le jeu si beau à mon sens : Death Stranding, contrairement à d’autres récits apocalyptiques parvient à esthétiser l’effondrement, là où les œuvres post-apocalyptiques tendent à laisser de côté leurs fins du monde (qu’elles soient par effondrements, catastrophes ou autres bombes atomiques), au profit de la reconstruction. Cependant, le jeu de Kojima Productions parvient à susciter une palette d’émotions particulièrement vastes malgré les doutes que l’on pourrait avoir à l’encontre du bleak joy en tant que genre. Ici, il s’agit à mon sens d’un constat que les récits s’inscrivant dans un mélange oxymorique d’émotions entre la morosité et la joie sont particulièrement féconds si l’on souhaite proposer une histoire ayant un impact fort sur son audience aujourd’hui. ■

Esteban Grine, 2020.


Bibliographie

Fuller, M., & Goriunova, O. (2019). Bleak Joys : Aesthetics of Ecology and Impossibility (1re éd.). University of Minnesota Press.

Habegger, L. (2004). Why Are Realistic Young Adult Novels So Bleak? : An Analysis of Bleak Realism in A Step From Heaven. https://scholarworks.iupui.edu/handle/1805/1351

Holland, L. (2020, janvier 21). Rise of the ’bleakquel’ : Your favourite heroes are back – and more miserable than ever. The Guardian. https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2020/jan/21/picard-amazon-skywalker-star-wars-woverine-logan

Martens, R. (2019, mai). Tracing Petromelancholia through Solarpunk Storyworlds. 2019 International Conference on Narrative, Date: 2019/05/30 – 2019/06/01, Location: University of Navarra, Pamplona, Spain. https://lirias.kuleuven.be/2471290

Romano, A. (2018, décembre 27). In the era of Trump and apocalyptic change, Hopepunk is weaponizing optimism. Vox. https://www.vox.com/2018/12/27/18137571/what-is-hopepunk-noblebright-grimdark

Solarpunk, the LGBT Community, and the Importance of Imagining Positive Futures. (s. d.). Consulté 8 mars 2020, à l’adresse http://readvitality.com/solarpunk-the-lgbt-community-and-the-importance-of-imagining-positive-futures/

Penser les espaces vidéoludiques comme des discours sociologiques : l’ACAB dans Earthbound et le capitalocène de Mother3

Cet article est la transcription d’une communication donnée en colloque. Sa citation est la suivante :
Giner, E., (2020). Penser les espaces vidéoludiques comme des discours sociologiques : le cas des villes dans EarthBound et Mother 3. Communication donnée au colloque « Espaces Imaginés ». Le laboratoire des imaginaires, Rennes : 4, 5 et 6 mars.

L’histoire par laquelle je vais introduire cette communication suscite toute mon empathie. Le 13 novembre 1990, une jeune fille de 9 ans, Fusako Sano, est kidnappée par un homme. Cet enlèvement survient au moment ou l’équipe de Shigesato Itoi travaille sur EarthBound. Fusako Sano fu retrouvée en 2000 soit six années après la sortir du jeu. Si je commence cette communication par cet horrible événement, c’est tout d’abord parce que cette histoire fut un torrent médiatique et émotionnel fort au Japon suscitant de nombreuses critiques à l’égard de la police, considérée comme incompétente. C’est aussi parce que c’est une histoire qui arrive aux abords du studio de développement de Shigesato Itoi, auteur du corpus de jeux de cette communication, et que selon Ken Baumann (2014), elle est reliée à l’une des péripéties du jeu EarthBound (1994). Dans la ville de Twoson, l’audience joueuse apprend qu’une jeune fille répondant au nom de Paula, fut, elle aussi, kidnappée, cette fois par une secte répondant au nom des Happy Happy, et ce, pour ses pouvoirs magiques.

 Cette anecdote fait partie des exemples d’intégration du réel dans le fictionnel, ou plutôt d’une réalité pragmatique vers une réalité fictionnelle. Dès lors, de Fusako Suno au Japon à Paula à Twoson, il y a donc un processus de remédiation d’un système social vers le jeu et l’une de mes hypothèses fondamentales que je soutiens dans mon travail de thèse est que les jeux vidéo eux-même peuvent être considérés comme des systèmes sociaux simples dans le sens où l’on remplace des corrélations par des liens de causalités, où l’on remplace une complexité systémique par des boucles programmés. De ce processus émergent des discours sociologiques qui selon Pascal Fugier sont « des interprétations d’un morceau de réalité sociale construites à partir d’une boîte à outils conceptuels et méthodologiques. » (Fugier 2008:2). Cette boîte à outils conceptuel est dans le cadre de cette communication le game design. Pour certains chercheurs et chercheuses en cultural studies, les jeux vidéo peuvent être considérés comme des formes de narrations spatialisées ou d’environnements narratifs. On peut citer entre autres Janet Murray en 1997, Henry Jenkins en 2003 mais surtout, la définition de Celia Pearce qui en 1997 énonce à propos des environnements narratifs : « Simply put, it is a space that facilitates a story. » (Pearce et al 1997:440). A l’instar de Céline Matuszak (2007), je propose alors la notion d’environnement discursif, analogue à ceux de Celia Pearce : « simplement, ce sont des espaces qui facilitent un discours ».

L’objectif de cette communication porte donc sur ces espaces vidéoludiques considérés comme des discours sociologiques : quels peuvent être les enjeux et les méthodes ?

Pour répondre à cette question, je sollicite deux jeux de mon corpus de thèse qui sont EarthBound que j’ai déjà évoqué et Mother 3 qui en est la suite sortie en 2006, toujours pilotée par Shigesato Itoi. Ces deux jeux font partie de ce que j’appelle les mothertales, qui sont, dans une définition restrictive, des jeux de rôle linéaires qui subvertissent les codes du genre tout en abordant au premier degré des problématiques de sociétés. J’ai aussi choisi ces jeux car ils me permettent d’aborder les discours sociologiques de deux façons : par leur spatialité et leur temporalité puisque je considère aussi les jeux comme étant des espaces-temps fictionnels et explorables. Si Earthbound propose d’explorer des villes dans une temporalité mal définie, l’expérience de Mother 3 nous sera utile pour illustrer la temporalité des discours dans son récit qui se déroule, par son chapitrage, sur environs sur quatre années fictives.

La spatialité des discours sociologiques dans EarthBound

Cela étant dit, il est maintenant temps d’aborder le contenu même des jeux. Si je me suis intéressé aux espaces urbains dans EarthBound et Mother 3, c’est parce que Shigesato Itoi installe ses récits dans des villes occidentales principalement contemporaines mais fantasmées des années 1990 et 2000. Ces villes sont des opportunités pour la diffusion de discours et d’opinions sur un ensemble de phénomène sociaux. En effet, comme le notent Laurent Di Filippo et Patrick Schmoll :

« Le décor urbain, pour sa part, a au moins deux utilités : d’un côté, il fait office de symbole du monde moderne et, de l’autre, il sert de référence au quotidien des joueurs. Les relations qui se tissent entre la ville physique actuelle et l’activité ludique sont au cœur des processus de transformation et des nouvelles appropriations possibles » (Filippo and Schmoll 2016:133)

 Ainsi, dans Earthbound, les protagonistes Ness, Paula, Jeff et Poo traversent des villes imaginaires tirées des Amériques, de l’Europe et de l’Afrique. Chacune des villes est alors un espace explorable propice à la coconstruction d’un discours à propos d’une problématique sociale. Ainsi, l’audience traverse quatre villes du pays nommé Eagleland, le pays de l’Aigle en référence aux Etats-Unis. Onett met en conflit un gang, les Sharks (référence à West Side Story) à une police incompétente et célèbre pour ses barrages. Twoson voit sa population adhérer à une secte religieuse et dangereuse. Threed doit lutter contre une invasion de zombie causée par le déversement de polluant d’une usine limitrophe et enfin Fourside a à sa tête un maire véreux en prise avec des affaires de pots-de-vin et un détournement des forces de police qu’il utilise par sa propre protection plutôt que celle des habitants.

Ainsi, telle que je viens de le présenter, il apparaît aisément que EarthBound semble contenir des discours critiques à l’égard de phénomènes sociétaux. Cependant, il convient d’interroger comment ces discours se construisent au contact de l’audience. Pour cela, les pistes que j’explore son double : il est nécessaire d’aborder dans un premier temps le design systémique de ces espaces urbains, puis dans un second temps d’analyser ce que j’appelle des sentiers discursifs. Pour illustrer mon propos je vais me focaliser sur un cas particuliers que j’ai choisis pour son caractère actuel : le traitement de la police dans les villes du jeu EarthBound avec une focale sur la ville de Onett. A travers ce traitement, ce sera aussi l’occasion pour moi d’aborder d’autres phénomènes liés.

La police d’Eagleland

Onett est la première ville de Earthbound. Il s’agit d’une ville proche de la côte océanique Est. C’est dans cette ville que Ness, notre avatar et héros du jeu démarre son aventure. Selon les informations que l’on peut récupérer du guide du jeu, Onett est une ville de 3 500 habitants (avec 2 chiens) : il s’agit donc d’une petite ville côtière étasunienne. Au tout début du jeu nous avons deux modèles de familles nucléaires hétéronormées : celle de Ness dont le père est absent pendant l’intégralité du jeu et celle des Minchs dont les parents sont violents avec leurs enfants. Par ailleurs, la ville possède les services régaliens : une hôpital, une force de police et un pouvoir public avec la présence du maire B.H. Pirkle. La vie culturelle de la ville se résume quant à elle à une bibliothèque, une salle d’arcade, une maison côtière abandonnée et une caverne mystique.

De gauche à droite, en rouge : l’hôpital, la mairie & la police ; en bleu : la salle d’arcade la bibliothèque.

La police de Onett

Au tout début du jeu, une météorite tombe et Ness est réveillé par le vacarme de la police qui barricade l’ensemble des routes. Celle-ci est d’ailleurs célèbre pour le nombre de ses barrages. Les policiers recherchent même à obtenir un record du monde du nombre de rues bloquées par leur soin.

La présence politique, notamment avec la mairie, est impuissante face aux Sharks, un gang contrôlant le sud de la ville et dont la base se trouve dans la salle d’arcade. Le chef de ce gang, Frank Fly a une réputation suffisamment importante pour que la police de Onett ne tente rien car elle est bien trop effrayée. Cette incompétence des forces de l’ordre est appuyée par le refus du maire de prendre ses responsabilités. Une fois le gang des Shark battu, celui-ci nous rappelle :

« You beat up the town bullies, punched them out big time, kicked their butts, bit their heads off, spit in their eyes, and made them wet their pants. Then you forced them to promise not to make any more trouble. Thank you! […] However, if you encounter a dangerous situation, please don’t ask me to take any responsibility. I’ll be able to avoid any responsibility, right? » (Pirkle, ingame)

Cette première péripétie aurait pu bien se terminer sauf que les forces de police devinrent jalouse de Ness, présenté dorénavant comme le héros ayant sauvé la ville du gang. Peu de temps après, Ness, et donc l’audience, est convoqué au commissariat pour avoir trépassé une zone fermée au public malgré l’autorisation que le maire lui donna. Une fois arrivés au commissariat, le capitaine Strong nous emmène à part, en présence de cinq de ses officiers afin de se venger de Ness puisque celui-ci obtint les faveurs de la mairie, ce que la police interprète comme une offense. Le guide du jeu note, sous la forme d’une feuille de journal la nouvelle suivante :

La police attaque un enfant innocent !!
Cinq policiers, sous la direction du capitaine Strong, ont piéger un enfant du coin qui, selon leurs dires, outrepassait les limites d’une zone fermée. A leur surprise, le jeune garçon leur mit une raclée, chef inclus. L’altercation a été filmée par un témoin et sera diffusée lors du journal de ce soir.
(Nintendo, 1995, notre traduction)

En tant qu’audience, nous assistons donc à une situation où les forces de l’ordre abusent de leur pouvoir afin de se venger. Par ailleurs, il s’agit, dans une mesure relativement édulcorée de violences policières qui dans notre contexte actuel, n’est pas sans rappeler les violences que des adolescents manifestants ont connues en ces dernières années. Le cas de Mantes-La-Jolie en 2018 est un parmi d’autres.

Les autres traitement de la police dans d’autres espaces

Cette péripétie n’est que la première d’une longue liste à l’égard de la police qui est problématique à plusieurs moments du jeu. A partir de la ville de Twoson, des policiers deviennent des ennemis récurrents. La ville de Fourside, dont la population dépasse 300 000 habitants est quant à elle particulièrement intéressante car à sa tête se tient le maire Geldegarde Monotoli, ancien agent immobilier reconverti dans la politique. Encore une fois, les parallèles avec notre quotidien semblent plus que troublants puisqu’un jeu sorti en 1994 au Japon décrit la situation actuelle des Etats-Unis.

Par ailleurs, si Onett est une petite ville, Fourside, the big banana, est un pastiche de New-York, the big apple. Plusieurs problématiques surviennent alors à Fourside concernant la police. Premièrement, le pouvoir politique est tenu par une personne de la sphère économique qui en a profité pour s’approprier un ensemble de biens ne lui appartenant pas, l’immeuble Monotoli, cette Trump Tower locale. Par ailleurs, la police n’a plus pour mission de protéger les habitants de Fourside. Au contraire, elle est dorénavant entièrement consacrée à la protection du maire et de ses conseillers. Comme le mentionne l’un des habitants :

« In the old days, Mr. Monotoli was just a regular, unattractive real estate agent. Now he has the power to control the police force. I don’t think the city of Fourside is better than before. » (un habitant de Fourside, Earthbound)

A travers ce qui vient d’être énoncé, je soutiens que chacune des villes d’EarthBound permet d’aborder un aspect problématique différent à chaque fois : l’incompétence et les violences policières à Onett et le rejet de leurs missions au profit d’une caste dominante à Fourside. Ces environnements sont donc discursifs dans le sens où ce sont des contextes ayant une affordance (Norman, 2013) particulière pour suggérer à l’audience que les forces de l’ordre sont problématiques à de nombreux égards. Par ailleurs, si ces espaces sont effectivement clos, on passe d’une ville à une autre et les problèmes ne se ressemblent pas, il convient aussi de prendre en compte que le discours se construit sur une temporalité double : celle du temps de la chose racontée et celle finalement, du chemin parcouru par l’audience durant ses sessions. Cependant, afin faire apparaître clairement cela, il convient de mobiliser plutôt la suite d’EarthBound : Mother3, sortie en 2006.

La segmentation chronologique du discours dans Tazmily.

Il est important de mentionner que Mother3 déroule son récit dans un futur post-apocalyptique et que contrairement à Earthbound, structure son récit selon un chapitrage signifiant l’avancée du temps. Par ailleurs, si Earthbound ancrait son récit dans une représentation contemporaine des années 1990 des pays occidentaux, les deux villes principales de Mother3, Tazmily et New Pork City reprennent la dichotomie petite ville et grande ville entre Onett et Fourside sauf que les discours en jeux portés par ces espaces s’ancrent dans une temporalité clairement définie. En particulier, j’identifie trois moments qui viennent soutenir un discours.

Au début du jeu, le joueur ou la joueuse a le temps d’explorer Tazmily, un petit village au semblants anarchistes puisqu’aucune organisation politique n’existe. Cependant, le village reconnait aussi l’existence d’un pouvoir royal mais ceci reste vague. En tout état, on peut voir que ce village, très petit, s’inscrit dans une certaine symbiose avec la nature : respect des forêts environnantes, absence de bitume, constructions en bois, etc. On peut aussi noter les maisons qui semblent collectivisées. Par ailleurs, il est important que plusieurs discussion avec ses habitants font mention d’un phénomène intriguant : les habitants ont des échanges économiques sous la forme de dons ou de trocs. Ainsi, lorsque l’on se rend chez ce qui ressemble être un marchant, le bazar de Thomas, l’audience par le biais des personnages principaux peut se saisir de l’ensemble des objets, disponibles dans une certaine abondance contrainte.

Durant les premiers chapitres du jeu, une monnaie va être introduite et à partir de ce moment-là, l’organisation du village va évoluer pour se rapprocher d’un modèle de démocratie libérale. Si au début les habitants du village ne savent pas quoi faire de cette nouvelle monnaie, celle-ci finit par s’imposer tout en instaurant des rapports marchands systématiques entre les citoyens de Tazmily. Après une ellipse de trois années, on remarque qu’une individualisation a lieu en termes d’urbanisme puisque chaque maison du centre-ville est dorénavant séparée.

Par ailleurs, si la société semblait œuvrer collectivement en bienveillance, on remarque que cette bienveillance disparaît au moment où, nommons-le, le capitalisme apparaît. En témoigne par exemple la gestion des personnes âgées qui sont dorénavant concentrés dans une maison de retraite en ruine. Enfin, si les habitants étaient libres de leur emploi du temps, autonomes et auto-entrepreneurs, ils sont dorénavant, organisés selon des logiques d’entreprises, en témoignent l’existence désormais d’un réseau ferroviaire reliant la ville à une entreprise minière, ainsi qu’un cabaret et bien sûr New Pork City.

Ce qui émerge ici, c’est finalement que le jeu nous propose d’expérimenter le passage d’une anthropocène vers le capitalocène, terme utilisé notamment par Donna Haraway pour signifier que c’est fondamentalement, et là, je cite Emmanuel Hache : « la manière d’organiser le système productif – et non l’homme en soi – comme agent principal des évolutions écologiques » (Hache, 2018:197). Cette capitalocène atteint son summum dans la dernière partie du jeu où, les villageois finissent par abandonner Tazmily puisque le village devenu ville fantôme n’est plus en mesure de proposer des emplois stables à ses habitants. Ces derniers rejoignent alors New Pork City, dont le nom fait de nouveau référence à New York, ville qui possèdent moult lieux activités typiques de l’industrie culturelle qui selon Théodor Adorno, fait référence à un système liant production culturelle et consommation de masse (Adorno, 1964). Finalement, le jeu conclut son discours sur le capitalocène par un phénomène d’exode rurale.

De ces deux études de cas ressortent deux caractéristiques des discours sociologiques tout d’abord, l’espace explorable, par les éléments qu’ils possèdent, possède une affordance pour les discours sociologiques. Cependant, cet espace n’est pas suffisant pour coconstruire des discours. C’est pourquoi il est nécessaire d’étudier aussi la temporalité dans laquelle l’audience expérimente l’espace. Il s’agit donc alors de proposer un cheminement plus ou moins persuasive, dans le sens où ce cheminement et plus ou moins suggéré aux joueurs et joueuse.

Il est donc nécessaire d’observer les deux lorsque l’on souhaite proposer des méthodes de conception et de design de discours en jeu. C’est cette prise en compte des espaces-temps qui permet alors d’aboutir à une analyse systémique des discours.

Pour une recherche sur le design de systèmes discursifs et le design systémiques

De fait, quels outils peut-on mettre en place afin de concevoir et d’analyser les discours sociologiques en jeu ? La réponse que je formule dans mes travaux de recherches passe par l’analyse du design systémique des jeux. Ce point de départ fait référence notamment à la rythmanalyse de Henri Lefebvre. Celle-ci est simplifiée par Claire Revol de la façon suivante :

« l’espace, comme le temps, sont des produits sociaux, et que chaque société dans l’histoire produit son espace, le façonne par sa pratique. L’espace est à la fois le résultat de cette pratique sociale, son produit, et il est le support de la praxis. Ainsi l’espace social est producteur, c’est-à-dire qu’il donne lieu à toutes les activités et les contient. » (Revol, 2014:11)

Dans le cadre du jeu vidéo, je postule que c’est le game design qui agence l’espace et le temps d’une expérience. In fine, le game design agence aussi les discours par la mise en place de stratégies discursives plus ou moins persuasives et je renvoie à mes précédents travaux pour cela, notamment ce que j’ai proposé sous l’appellation de continuum persuasif-expressif, même si finalement, « continuum discursif » semble plus approprié. Ainsi, le discours se construit par la rencontre entre le game design qui met en place des stratégies discursives et l’audience qui répond par des stratégies interprétative.

Cette conception du jeu vidéo comme un système entre la machine et l’opérateur (Galloway, 2006) légitime l’analyse du design systémique des jeux vidéo. Dans son acception usuelle, le design systémique fait référence aux interrelations qu’un élément de jeu peut avoir avec d’autres éléments de jeux et ce, dans le plus grand nombre de boucles de gameplay possibles. Michael Sellers propose une définition relativement simple en trois parties :

  • « Parts: Fundamental and structural components.
  • Loops: Functional elements enabled by the structure and built from parts.
  • Whole: Aspects of architecture and theme arising from the functional elements, the loops. » (Sellers, 2017:119)

Initialement, le design systémique fait surtout référence aux éléments typiquement considérés comme faisant partie du gameplay, c’est-à-dire ce qui est jouable à un instant T de l’expérience sans forcément prendre en compte l’ensemble d’un jeu et donc ses représentations. Or ce que je constate après avoir évoqué EarthBound et Mother3, c’est que les formes des discours dépassent largement toute forme de rhétoriques susceptibles d’être spécifiques aux jeux vidéo. C’est pourquoi je préfère m’appuyer sur la définition du sociologue Alan G. Johnson d’un système, social en l’occurrence. Pour lui, un système réunit trois éléments : une structure, une culture et une écologie.

Si les deux premiers font référence à une littérature connue, notamment à travers les paradigmes épistémologiques socio-constructivistes, je précise le dernier qui fait référence à l’écologie dans son sens scientifique à savoir, les êtres vivants dans leur contexte de vie. Ainsi, j’adapte le propos de Johnson pour proposer ma définition du design systémique et in fine du système discursif d’un jeu vidéo. Il s’agit donc d’une conception qui prend en compte :

  1. Une structure qui formalise les interrelations pragmatiques et fictionnelles entre les éléments du systèmes. C’est finalement le game design systémique au sens usuel. Dans EarthBound, on se bat avec des policiers via une interface de combat et la police dans le jeu est une construction fictionnelle au même titre que la mairie, etc.
  2. Une culture qui amène les éléments discursifs avec lesquels une audience peut jouer au travers de la structure. Dans Mother 3, les objets, documents et témoignages permettent d’appréhender les formes de la société vivant à Tazmily.
  3. Une écologie qui intègre l’audience à travers son avatar, les autres joueurs et joueuses ainsi que les personnages non-joueurs. Dans Earthbound, la majeure partie du vivant vit dans des villes figées dans leurs problèmes tandis que Mother3 joue justement sur la modification du contexte de vie pour illustrer son discours.

Bien entendu, ces trois éléments ne peuvent être abordés de manière séparée puisque ma définition suit l’une des hypothèse fondamentale du design systémique à savoir que « we can create emergent wholes that are not simply the additive compound of the parts but that have entirely new and ultimately engaging properties not found in any of the parts on their own » (Sellers, 2017:248).

Avant de vous remercier pour votre lecture, je souhaite aborder un dernier point de mes recherches. Dans le cadre de mon travail doctoral, j’essaie de créer une théorie socio-constructiviste du game design des discours sociologiques en jeu et plus généralement, une théorie socio-constructiviste des jeux vidéo simplement. Durant cette communication, je me suis attaché à toujours parler de coconstruction des discours car contrairement à une certaine doxa narratologique, je rejette fondamentalement l’idée de récit préexistant l’expérience de jeu. De facto, il en va de même pour les discours. C’est pourquoi je préfère parler de sentier discursif puisque je définis déjà « le récit vidéoludique comme le résultat d’un enchaînement de controverses entre la machine et l’opérateur » (Giner, 2019).

Par ailleurs, employer l’imagerie du sentier permet aussi de rappeler qu’à aucun moment, une audience est tenue d’interpréter le contenu d’un jeu sous la forme d’un discours particuliers, à tout moment, on peut s’écarter des sentiers battus, c’est ce que les speedrunners ont très bien compris. 

Esteban Grine, 2020.


Bibliographie

  • Adorno, T. W. (1964). L’industrie culturelle. Communications, 3(1), 12‑18. https://doi.org/10.3406/comm.1964.993
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  • Fugier, P. (2008). Les discours sociologiques et les terrains des sociologues. Quelques préalables à la production de sociologies non dogmatiques. ¿ Interrogations ?, 7.
  • Hache, E. (2018). Effondrement, adaptation ou prospérité à l’heure du changement climatique. Revue internationale et stratégique, 109(1), 191. https://doi.org/10.3917/ris.109.0191
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  • Johnson, A. (1997). The Forest and the Trees : Sociology as Life, Practice, and Promise. https://www.amazon.fr/Forest-Trees-Sociology-Practice-2014-10-12/dp/B01K3I56E8/ref=sr_1_6?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&keywords=allan+g+johnson&qid=1558196961&s=gateway&sr=8-6
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  • Norman, D. (2013). The Design of Everyday Things : Revised and Expanded Edition (Revised edition). Basic Books.
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  • Revol, C. (2014). La rythmanalyse lefebvrienne des temps et espaces sociaux , Ébauche d’une pratique rythmanalytique aux visées esthétiques et éthiques. Rhuthmos, 9.
  • Sellers, M. (2017). Advanced Game Design : A Systems Approach: A Systems Approach (1 edition). Addison-Wesley Professional.

Le socio-constructivisme vidéoludique comme paradigme scientifique

Dans le cadre de mon travail de recherche sur les jeux vidéo, je travaille dans ce qui me semble être une forme de socio-constructivisme appliqué aux jeux vidéo dans le sens où les apports théoriques que j’ai proposés jusqu’à maintenant, notamment le continuum persuasif-expressif et la narration à n-corps, s’inscrivent aussi dans ce courant théorique. La narration a n-corps est à ce sujet une théorie jusqu’au-boutiste puisqu’elle postule qu’un récit vidéoludique n’est jamais antérieur à l’expérience de jeu en présence d’une audience. Par ailleurs, mon statut, entre recherches académiques, privées productions médiatiques font que je m’encastre dans une certaine épistémologie – « l’étude de la constitution des connaissances valables », (Piaget, 1967 : 6) – qui me semble plus libre que celui de mes pairs, il semblait logique que je m’inscrive dans une pratique de recherche constructiviste puisqu’en :

« ne limitant pas les connaissances valables aux connaissances dites validées selon la méthode scientifique conventionnelle, cette vision de l’épistémologie enrichit et ouvre la conception de la connaissance scientifique pour inclure des connaissances dont la valeur est justifiée autrement qu’en référence à la méthode scientifique conventionnelle. » (Avenier 2011:375)

 En tout état, il convient de préciser ce que j’entends lorsque j’énonce m’inscrire en tant que socio-constructiviste que cela soit au niveau épistémologique ou au niveau de mes objets d’étude. Cela amène alors la question suivante : comment penser les jeux vidéo depuis une perspective constructiviste ?

Attention ! Ce texte est une ébauche pour la rédaction de ma thèse. Certains éléments seront donc réécrits ou réutilisés à des fins doctorales. Il n’est donc pas libre de droit (mais si vous voulez le citer, c’est possible !)

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le design systémique au prisme des sciences humaines

Depuis mon arrivée à Ubisoft en 2018, mon travail a été de conceptualiser les tendances, les phénomènes, les médias et bien sûr les jeux vidéos à travers la perspective des sciences sociales. Les gens ont tendance à définir le jeu comme une forme d’exploration. Janet Murray, l’une des premières chercheuses en jeux vidéos (si ce n’est la première anglosaxonne à s’y intéresser par un autre angle que celui de la psychologie sociale), parle même de narration environnementale : les jeux racontent des histoires à travers leur monde. Néanmoins, en tant que chercheur en sciences humaines, je dirais que si nous explorons dans les jeux, nous explorons surtout des espaces sociaux. J’admets que j’ai tendance à considérer tout comme quelque chose de  » 100% social  » (pour ma défense, c’est en quelque sorte mon travail). D’où le nom de l’une des études que j’ai réalisées :  » social by design  » (SbD), qui fut possible grâce à l’ensemble de mon travail doctoral. J’alerte sur ce sujet pour mes pairs doctorant·e·s : le travail de thèse crée un nombre d’externalités non négligeables et c’est vraiment ce qu’il s’est passé pour moi dans ce cas.

Cette étude visait à théoriser les expériences que nous vivons en jouant à des jeux vidéo dans une optique de sciences sociales et non de conception de jeux. Rien d’extraordinaire côté académique mais plutôt intéressant pour une entreprise car cela m’a permis de faire rentrer certains noms. Par exemple, en ce moment, je fais énormément de forcing pour vulgariser les travaux d’Alenda Chang. En tout état, si mon étude existe, c’est parce que je mobilise fortement mes travaux de thèse que je vulgarise en quelques sortes puis transpose au sein d’Ubisoft.

Et de temps en temps, ici ou dans d’autres travaux, j’écris :  » tout est social  » ou  » tous les jeux vidéo sont sociaux « , c’est plutôt une Hot Take car tout le monde n’est pas d’accord avec ça.  Néanmoins, ce que je trouve intéressant, c’est que cela propose des débats avec une perspective sociale en tête. Par exemple, pourquoi des jeux comme Dark Souls seraient-ils sociaux ? Peut-être que du point de vue de la conception de jeux, DS est plutôt une expérience en solo et je ne le conteste pas. Mais d’un point de vue sociologique, il semble impossible de faire l’impasse sur cette lecture.

Ainsi, l’étude que j’ai réalisée propose plutôt à ses lecteurs de mettre mes chaussures de chercheur ascendant sociologue lors de l’analyse et de la création de jeux vidéo : quelle serait une version sciences sociales du design systémique ? Ou encore, quelle serait une version sociale des objectifs de conception des jeux ? Du coup, c’est aussi ce que je propose de faire ici car je crois avoir un lectorat aussi composé de game designers, de développeur·euse·s et de toutes sortes de métiers qui ne sont pas forcément familiarisé·e·s avec les outils des sciences humaines. C’est donc le bon moment pour moi de parler de cela pour le jour où les personnes qui me liront seront amené·e·s à travailler avec des « chercheurs en sciences humaines / biaisé·e·s / trop perché·e·s / trop de gauche / etc. ».

Cet article vise donc plutôt à partager les points de vue d’un chercheur/sociologue lorsqu’il observe des jeux vidéo. Cela me permet donc de vulgariser : une partie des façons dont je considère les jeux vidéo et une partie de mon travail de chercheur au sein d’une entreprise privée. Chose qui, dite en passant, manque terriblement dans les formations doctorales.

La conception systémique à travers un prisme social

Lorsque les concepteurs de jeux parlent de conception systémique (systemic design), ils font référence à l’idée que chaque élément d’un jeu doit être d’une manière ou d’une autre relié aux autres (et je simplifie l’idée de base ici). De plus, tout devrait faire partie d’une mécanique de jeu différente. Dans le jeu Death Stranding, dans lequel les joueurs incarnent un livreur dans une version effondrée de l’Amérique du Nord, les colis ont différentes fonctions : ils doivent être livrés, mais servent aussi d’armes. C’est systémique.

Les systèmes sont également importants dans les sciences sociales car ils consistent en des interrelations entre leurs éléments (qui peuvent être des êtres humains ou non, si on adopte comme moi une conception latourienne). Selon la définition d’Alan G. Johnson, un système social se compose d’une écologie (les environnements et les êtres vivants), d’une structure (les interrelations entre ces éléments) et d’une culture (qui fait référence à l’histoire, aux documents produits par la population, etc.) Ainsi, si nous devions considérer les jeux vidéo comme de petits systèmes sociaux simplistes, ces trois caractéristiques pourraient nous aider à les définir. Death Stranding, qui est un jeu merveilleux, peut être défini à travers ces caractéristiques :

  • Il a une écologie : dans le jeu, l’humanité s’est effondrée, et peu de survivants se sont rassemblés dans des villes abritées qui ne sont pas reliées entre elles. L’environnement est devenu sauvage, même s’il n’y a presque plus d’animaux à part les humains.
  • Il a une structure : le gouvernement n’est plus et une énorme entreprise, Bridges, l’a en quelque sorte remplacé. En tant que livreur, nous sommes récompensés pour nos livraisons. La structure comprend également la manière dont les joueurs peuvent interagir dans le jeu avec des personnages non jouables et avec d’autres joueurs. La structure de DS empêche les joueur·euse·s d’être toxiques ou méchants envers les PNJ et les autres joueurs (notamment grâce à son « social strand system« , que je ne peux pas approfondir ici).
  • Il a une culture : toute la narration du jeu a construit une forte tradition qui encourage les joueur·euse·s à se connecter et à faire le bien, mais de plus, DS fait référence à l’histoire des jeux en monde ouvert (et la contredit) puisqu’il a adopté la marche et les comportements non violents comme ses deux mécaniques de base, même s’il existe des armes.

Ce bref exemple offre, selon moi, une illustration d’une façon d’intégrer la conception systémique dans les sciences sociales. Dans ma perspective de chercheur/sociologue, la conception systémique fait référence à ces trois éléments et à la manière dont ils interagissent les uns avec les autres. Et c’est ce cadre que j’utilise lorsque j’analyse les systèmes sociaux en jeu.

D’ailleurs, avec mes travaux de thèse, cela m’a donné l’occasion de proposer une différenciation entre les systèmes sociaux. Par exemple, je considère Minecraft comme un système social libre parce que sa structure consiste à créer d’autres structures. Son écologie est centrée sur les constructeurs et sa culture est plutôt libre : nous pouvons nous comporter comme un explorateur ou un agriculteur ou autre. World Of Warcraft, au contraire, est un système social organisé. Street Fighter est un système social conflictuel alors que Two Brothers ou Keep Talking and nobody explode sont tous deux des systèmes sociaux associatifs.

Bien que les jeux puissent contenir différents systèmes sociaux, cette heuristique m’aide à comprendre pourquoi les joueurs interagissent entre eux alors qu’il n’y a presque pas de fonctionnalité sociale comme dans le jeu Journey et pourquoi ils n’interagissent pas autant que nous le souhaiterions, même s’il y a des tonnes de caractéristiques sociales. Cette heuristique m’a également conduit à une version différente des objectifs de la conception de jeux.

Formaliser les objectifs de la conception des jeux à travers un prisme social

La première question qui a lancé l’étude « social by design » était essentiellement la suivante : comment les jeux vidéo peuvent-ils améliorer la vie sociale des joueur·euses ? Et si cette question semble simple, il était impossible d’y répondre de manière simple ou non biaisée.

La première explication est que l’inclusion de fonctionnalités sociales (comme le ping ou le voice chat) ne suggère pas aux joueurs d’interagir les uns avec les autres. Je dirais que c’est l’ensemble du jeu qui suggère, plus ou moins spécifiquement, un comportement ou des façons de jouer à un jeu. En effet, si les fonctionnalités sociales se réfèrent principalement à la structure d’un système. Je m’interrogerais alors sur l’écologie et la culture. Une fois de plus, dans Death Stranding, nous avons une structure sociale qui est le social strand system©Kojima. Mais ce n’est pas tout, toute la narration du jeu (sa culture) suggère aux joueur·euse·s de se connecter les un·e·s aux autres à la fois dans le jeu et, dans une moindre mesure, en dehors du jeu. Son écologie suggère également cette même idée puisque les PNJ expriment leur besoin de se connecter alors que les joueurs qui ont aimé le jeu semblaient rechercher une expérience qui les amènerait à s’interroger sur les socialités, les sociétés et enfin la vie et l’univers.

Néanmoins, on peut certainement considérer que tous les jeux ne cherchent pas le même impact social que Death Stranding. Par exemple, des jeux comme Overwatch tentent de suggérer la coopération et l’esprit d’équipe, à travers une fois de plus, tout son système. Du point de vue du sociologue, je dirais donc qu’il existe au moins trois catégories d’objectifs :

  • Les objectifs économiques qui font référence à tout ce qui peut être comptabilisé : le capital économique (gagner de l’argent, la célébrité, les followers, etc.).
  • Les objectifs sociaux qui font référence au capital social, qui est le nombre et la force des relations qu’un joueur peut développer à travers un jeu : être dans une guilde, jouer avec des amis dans heave Ho ou avec des étrangers comme dans VR Chat (pourquoi pas les deux ?).
  • Les objectifs culturels qui font référence au capital culturel (et j’inclue dedans le capital sémantique), c’est-à-dire tout ce qui renforce la capacité d’une personne à donner du sens et à donner un sens à quelque chose : opinions, discours, connaissances, expériences partagées, etc.

Certes, on pourrait convenir que je ne suis pas très innovant puisque je fais référence à Pierre Bourdieu ( et d’autres comme Robert Putnam), dans l’énonciation de ces objectifs. Mais une fois de plus, cela m’aide à qualifier le mélange d’objectifs d’un jeu. Si Death Stranding est résolument orienté vers des objectifs culturels, il crée également des liens faibles entre les acteurs. Les jeux comme Fortnite sont beaucoup plus axés sur des objectifs sociaux et économiques.

Si le capital social peut être stimulé instantanément, le capital culturel peut changer es joueurs et joueuses sur le long terme. Non pas que les jeux aient directement un impact, mais plutôt que ceux-ci exposent leurs audiences à de nouveaux messages qui peuvent être ou non intégrés par ces dernières, puis réinterprétés, etc. C’est alors à nous de choisir de nous concentrer sur un capital ou sur un autre à travers nos productions (ou tous ?).

Chaque fois que je joue à un nouveau jeu, ce sont les lentilles que j’utilise pour l’analyser : quel est son système social qui me suggère de me comporter ainsi et quels sont ses objectifs ? C’est la question que je me pose toujours lorsque je fais de l’exploration sociale dans un jeu. ■

esteban grine, 2020.

Pour une étude écocritique des jeux vidéo : les travaux d’Alenda Chang

Lorsque l’on présente les jeux vidéo comme discours, il est récurrent de s’attarder par exemple sur les interactions que les joueurs et les joueuses vont avoir avec des personnages non-joueurs. Or, il est bien entendu que tout détail laissé dans la version finale du jeu est porteur d’un élément de langage ou, comme j’aime à l’appeler, de matière discursive, que je définis ici brièvement comme ressource d’information à partir de laquelle des discours, coconstruits avec l’audience, peuvent émerger. Dans cet article, il sera intéressant d’explorer une matière discursive particulière : les décors et les environnements que nous explorons en jouant. Pour ce faire, le travail d’Alenda Chang semble primordial puisque depuis maintenant dix ans, elle travaille sur les façons dont les gameplay, level design et game design structurent nos rapports aux environnements vidéoludiques tout en faisant porter des discours à ces formes des relations. Son ouvrage sorti en 2019, intitulé Playing nature, est aussi une occasion pour une audience francophone de se plonger dans les travaux le précédant.

Ainsi donc, dans cet article, il sera donc question des environnements vidéoludiques et des outils qu’Alenda Chang a développé pour décoder les discours sociologiques contenus dans les jeux vidéo et à propos des environnements. En somme, il s’agit d’une courte monographie qui permet de penser ces environnements comme des matières discursives porteuses de certaines appréhensions légitimées par le game design à propos de l’écologie vidéoludiques, et par extension, de l’écologie en général.

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Boire les larmes des Hommes : une petite étude hors sujette sur les masculinités.

Samedi et dimanche dernier, j’ai réalisé une lecture tweetée d’un article scientifique publié en media studies mais qui se trouve aussi à la frontière des gender studies puisque les autrices se sont attachées à retracer l’histoire des mouvements activistes pour les droits des hommes. Derrière ce vocable policé se cachent des groupes oppressifs et misogynes au minimum. Cependant, cela peut s’étendre à des idéologies racistes, ultralibérale, anarcapitalistes et bien d’autres. Cet article de blog a pour objectif donc de retracer – et de conserver – la trace des mes réflexions et commentaires en allant. Le deuxième objectif est que cela permet de présenter des extraits et des citations parfaitement formatées et prêtes à l’emploi.

La référence de l’article : Marwick, A. E., & Caplan, R. (2018). Drinking male tears : Language, the manosphere, and networked harassment. Feminist Media Studies, 18(4), 543‑559.
URL : https://doi.org/10.1080/14680777.2018.1450568

L’article, dès son premier paragraphe et pardonnez moi l’expression, claque l’arbre Deku au sol en faisant référence à Anita Sarkeesian :

« The panel moderator asked why the panelists thought it was still necessary to discuss the harassment of women, given the enormous amount of attention to the topic. Sarkeesian responded, « Because I think one of my biggest harassers is sitting in the front row. » » (Marwick and Caplan 2018:544)

« Because I think one of my biggest harassers is sitting in the front row » (Marwick and Caplan 2018:544)

Marwick et Caplan, à la suite de l’anecdote faisant référence à Sarkeesian présentent le postulat de départ de leur article, à savoir que le harcèlement, contrairement aux discours populaires n’est pas l’affaire d’individus isolés. Il s’agit au contraire de harcèlement en réseaux.

« While popular discourse often frames online harassment as an issue of individual people engaged in abhorrent behavior, groups like the ASJW YouTubers—and many others—regularly encourage, promote, or instigate systemic networked harassment against their targets (Michael James Heron, Pauline Belford, and Ayse Goker 2014; Emma A. Jane 2016). » (Marwick and Caplan 2018:545)

Sans aller jusqu’à dire que toutes les formes de harcèlements sont organisées en réseaux, Marwick et Caplan présentent de nombreuses méthodes de harcèlements mettant en perspective leurs dimensions systémiques. En plus de l’exemple des youtubers précédemment cités.

« While harassing behavior is certainly not confined to anti-feminists, many of the techniques used in networked harassment, such as doxing (publishing personal information online), revenge porn (spreading intimate photos beyond their origins), social shaming, and intimidation were refined by men’s rights activists and anti-feminist gamers during a protracted online controversy known as Gamergate (Jean Burgess and Ariadna Matamoros-Fernández 2016; Shira Chess and Adrienne Shaw 2015; Adrienne Massanari 2015). » (Marwick and Caplan 2018:545)

Vient un passage particulièrement intéressant de l’article car Caplan et Marwick reviennent sur l’histoire du mouvement pour le droit des hommes (Men’s Right Movement) pour signaler qu’à ses débuts, le mouvement militait aussi contre le patriarcat en tant que système.

« The Men’s Rights Movement (MRM) has its roots in the early 1970s, as college-age men engaged with the emerging Women’s Liberation movement (John Fox 2004; Michael A. Messner 1998). Far from seeing feminism as problematic, men’s rights scholars like Warren Farrell, Marc Fasteau, and Jack Nichols acknowledged that sexism harmed women, but emphasized that strict gender roles and patriarchal society were equally harmful to men » (Marwick and Caplan 2018:546)

Ainsi, les débuts du MRM invitaient plutôt les hommes à se libérer du stoïcisme émotionnel, à interroger le partage inéquitable des tâches ménagères, etc. De plus, le MRM avait pour objectif de rapprocher les hommes des luttes féministes.

« Early « Men’s Liberation » literature discussed, for instance, emotional stoicism, unequal child support obligations, maleonly draft requirements, and the social pressures of traditional male masculinity (Coston and Kimmel 2012; Emily Shire 2013). Messner notes that the early MRM’s central goal was to « attract men to feminism by constructing a discourse that stressed how the male role was impoverished, unhealthy, and even lethal for men » (1998, 256). » (Marwick and Caplan 2018:547)

Autrement dit, dans les années 1970, on savait déjà que le patriarcat était mortel pour les hommes (suicides, etc.). Je précise aussi ici que je ne compare pas ici la mortalité des femmes, des NB et des hommes. C’est dans les années 1980 que le MRM opta en partie pour militer contre le féminisme qui aurait émasculer les hommes. Des productions médiatiques supportaient aussi ce retour à la virilité idéalisée (actionner movies, etc.).

« While some men continued fighting sexism, others embraced traditional masculinity, arguing that modern society emasculated and feminized men (Michael S. Kimmel 1995). » (Marwick and Caplan 2018:547)

Si le MRM avait pu être pro-féministe à ses débuts, ce n’est par contre pas le cas des MRA (Men’s Right Activists) qui dès le début blâmèrent le féminisme et de manière générale les progressistes pour ne pas respecter la « culture américaine ».

« The other subgroup of Men’s Rights Activists (MRAs) believed that white men in America were in crisis and that feminism—and more broadly liberalism—was to blame for the failings of American culture (Kellie Bean 2007). » (Marwick and Caplan 2018:547)

La suite de l’article revient sur la notion de « misandrie », et ce concept a une histoire très intéressante puisque ses premières utilisations remontent aux 19ème siècle. Marwick et Caplan notent que dès le début, le terme est utilisé pour discréditer les féministes.

« from its very inception, misandry was used as a synonym for feminism and as a false equivalence to misogyny. » (Marwick and Caplan 2018:549)

Et surtout, le terme est d’abord utilisé par certains MRM, le MRA et autres mouvements de la manosphère. Ce n’est qu’après, que des personnalités féministes s’accaparent la notions pour la tourner en dérision.

« This satirical approach to misandry rapidly spread on social media and feminist blogs. The joke was not that these women were finally admitting the truth of their hatred of men, but to call attention to how MRAs and anti-feminists were using misandry to discredit a political project spanning multiple decades and theoretical outlooks. » (Marwick and Caplan 2018:554)

Cependant, Marwick et Caplan concluent aussi que les journaux, contrairement à des blogeur·euse·s, ont contribué à renforcer la notion comme équivalente du féminisme. Comme quoi, en donnant la parole à tous les camps, on donne surtout la parole aux discours les plus haineux.

« journalistic practices like including quotes from « both sides » further reinforced the validity of misandry and reinforced the equivalence between structural misogyny and purported discrimination against men. While the goal of feminist bloggers was to move misandry beyond the manosphere and illuminate its false equivalence, this was not supported by media coverage. » (Marwick and Caplan 2018:554)

En tout état, leur conclusion à propos de ce terme est qu’il sagit d’un objet-frontière (au sens de Susan Star) puisque plusieurs communautés de pratiques l’utilisent sans avoir besoin de se mettre d’accord sur sa définition.

« Our research also shows that misandry serves as a boundary object, serving to coordinate and convey meaning amongst ingroup and outgroup participants, depending on the source of its use. Men’s rights communities use the term to signify a form of undesirable feminism that they argue privileges women’s rights over men’s, while feminist communities use it as a symbol of the false equivalence they believe the MRM employs in their rhetoric. » (Marwick and Caplan 2018:554)

Les autrices vont plus loin encore dans leur conclusion puisqu’elles énoncent que les journalistes n’amènent pas de lecture critique quand ils utilisent la notion, ce qui fait qu’ils l’insèrent implicitement dans son acception mainstream, à savoir celle de la MRA :

« as misandry spreads and is covered by mainstream journalists, it brings with it intrinsically misogynistic frames. From its inception, people used misandry not just to establish equivalency between discrimination against men and discrimination against women, but to denigrate those seeking to overcome structural sexism by denying its existence. » (Marwick and Caplan 2018:555)

L’article se conclut sur le besoin d’étudier l’Alt-Right (il date de 2018, donc il a probablement été écrit entre 2016 et 2017 dans sa première version. On découvrait à peine l’Alt-Right et ses rapprochement avec les MRA, etc.

« The links between the MRM and the resurgence of white nationalism online are worth investigating in more detail. Words like « cuck »—a male figure drawn from pornography who allows his wife to have sex with other men, usually Black men—function similarly to misandry, spreading white nationalist ideology (and patriarchal subjectivity) while justifying attacks on divergent points of view. » (Marwick and Caplan 2018:555)

Voilà merci d’avoir parcouru ce compte-rendu tweeté de lecture. Je remarque aussi que c’est le premier article de l’année 2020 et que de fait, cette dernière commence par un article hors-sujet. Sauf que je révèle ma « carte piège » de doctorant : « rien n’est jamais hors-sujet ». Sur ce, bonne année !

Esteban Grine, 2020.

State of The Heart 2019

Nous sommes le 27 décembre à l’heure à laquelle j’écris ces lignes, il est 22h31 et dans un état de fatigue habituel, je décide de faire une liste de 10 jeux sortis en 2019 qui m’ont marqué cette année. C’est l’occasion pour moi de revenir sur une année fortement mouvementée autant professionnellement que personnellement. Aussi, plutôt que de partir sur une liste typique catégorisant les atouts et faiblesses des œuvres que je vais présenter, j’opte plutôt pour orienter la liste de cette année autour du thème suivant : « les relations sociales dans les jeux vidéo ». Cela tombe bien, c’est peu ou prou en lien avec mon sujet de thèse qui porte sur les représentations des sociétés en jeu.

Autrement dit, la sélection de cette année répond à une seule problématique : Quels jeux sortis en 2019 sont susceptibles de nourrir un regard critique et une compréhension des relations sociales ? L’objectif de cet article est donc de présenter un corpus personnels de jeux vidéo, non seulement intéressants, mais aussi en lien avec la problématique posée de sorte à objectifier ce qui pourrait être qualifier d’un « top ». Aussi, il s’agit uniquement de jeux auxquels j’ai joués cette année.

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Les discours de Death Stranding (1/4) : à propos de l’effondrement.

Death Stranding est un jeu complexe par les thématiques qu’il aborde de manière déstructurée. Si un grand nombre de propos surviennent au cours de la trame principale, le jeu laisse son audience libre d’explorer ses bases de données mélangeant des mails fictionnels, des interviews des personnages principaux et toute une encyclopédie à propos d’artefacts culturels qui nous sont pour le coup contemporains.

Attention, cette série d’articles révèle des éléments clefs de l’intrigue et de l’histoire de Death Stranding.

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Abandonner un article scientifique en cours d’écriture : un grand tabou de la recherche académique


Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie de chercheur, j’ai abandonné la rédaction d’un article scientifique en cours de relecture. De mon côté, j’entamais la cinquième réécriture. Du côté du comité scientifique, nous commencions la quatrième réécriture, car la troisième nécessitait de nouveau en réécriture de fond. Pour cette dernière session, seul un mois m’avait été accordé, un mois qui finalement est passé bien vite entre mon emploi à temps plein, la parentalité et donc mon doctorat à temps-partiel. Actuellement, le contexte de production dans lequel je me situe m’oblige à faire des choix, à « dégraisser » comme certains gestionnaires diraient, dans mes activités de recherches. L’écriture  d’un article est une charge mentale que je ne suis plus en mesure de supporter face aux autres que j’ai évoquées.

La situation que j’ai décrit n’est pas isolée. En évoquant mon abandon, j’ai découvert que certain·e·s collègues avaient ils et elles aussi abandonné : parfois au début, parfois à la fin, parfois après une relectures, parfois entre la troisième et la quatrième. Certain·e·s sont parfois aller jusqu’à la septième ou la huitième réécriture pour enfin voir leur article publié. Parfois aussi, c’est tout simplement des explications que certain·e·s chercheur·euse·s peuvent se permettre : « je n’ai pas le temps, je suis sous l’eau, j’ai oublié ». Inutile de préciser ici que ce ne sont clairement pas les doctorant·e·s qui peuvent s’autoriser ce genre de propos. Pour ces dernier·e·s, l’abandon d’un article est, à mon humble avis et vécu, anxiogène, stressant, honteux, déprimant, difficile, délicat, risqué, conflictuel et enfin, terriblement déceptif.  

Pourtant, malgré le fait qu’il semble s’agir d’une pratique courante et connue, c’est insupportable de ne trouver absolument aucune ressource utile pour la personne s’interrogeant sur l’abandon d’un article académique. Bien entendu, on trouve des travaux sur le malaise des doctorants (par exemple Lhérété, 2011), mais lorsqu’il s’agit d’aborder frontalement la question de l’abandon d’une rédaction, internet semble être l’endroit le plus vide du monde : aucun témoignage, aucune méthode, aucun modèle de courriel d’excuses. Par ailleurs, je n’ai pas écho d’une quelconque formation doctorale ou d’un accompagnement à la rédaction ou à l’abandon (voir même d’un suivi psychologique pour cela) existant et ce, dans les établissements supérieurs français. C’est pourquoi cet article, écrit dans un excès de colère mais aussi d’empathie, existe : pour rappeler l’importance de l’abandon dans la recherche doctorale.

Etant donné que certains se permettent dans mon champs disciplinaire (les game studies), des top 10 bâclés et particulièrement discutables réunissant des conseils à destination des auteurs et autrices (Aarseth, 2019), je ne vois pas pourquoi il faudrait que je m’en prive dans mon carnet de recherches. Donc, voici donc une liste de bonnes raisons d’abandonner la rédaction d’un articles. La première étant la suivante : si je ne la fais pas, personne d’autre n’abordera frontalement cette problématique qui restera tabou à l’écrit, alors que c’est un malaise collectivisé et oralement discuté.

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